98.2

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Bard prit le temps de peser ses mots avant de les articuler. Oui, le piédestal sur lequel le monde plaçait Yue s’élevait ridiculement haut et cela le plaçait perpétuellement dans son ombre, mais cela ne lui interdisait pas une question raisonnable.

— M’inquiéter pour Yue, c’est m’inquiéter pour moi. Ma vie dépend de la sienne.

— Décidément, je préfère les dragons quand ils ne parlent pas, s’exaspéra le professeur. Je n’ai pas de nouvelles de ta mestresse parce que je n’en demande pas, et je n’en demande pas, parce que je me méfie des personnes qui pourraient m’en donner.

— Pourquoi ? se renfrogna Bard.

— Parce que les humains ont tendance à blâmer leur monture lorsqu’ils en tombent. À défaut, leurs congénères s’en chargent. Aux yeux du monde, qui est responsable de l’accident de Yue, selon toi ? Oui. L’accident de Yue. La seule personne qui te considère aussi comme une victime se tient devant toi et te demande si tu as dormi correctement la nuit passée. Tu as l’intention de répondre ?

Bard reconsidéra les blessures que la chute lui avait occasionné. Il les trouvait remarquablement bénignes compte tenu des circonstances. Il s’était tout juste fêlé un os ou deux. Mestre Makara l’avait plus sévèrement amoché en le corrigeant à mains nues. Pouvait-il vraiment reprocher au monde de ne pas le plaindre ?

— Je n’ai pas dormi de la nuit, se résigna-t-il.

Le Professeur reprit ses notes, aussi nonchalamment que si son humeur s’était évaporée.

— Fatigué ?

— Non, pas vraiment.

L’idée de ne pas avoir dormi depuis cinq jours et de ne pas en souffrir l’inquiétait moins que celle d’être resté enfermé aussi longtemps. Il commençait à craindre que le professeur ne le laisserait jamais partir.

— Des changements morphologiques ?

Instinctivement, le fabuleux passa sa main de chair sur son bras d’écaille. Son corps s’était figé dans un entre-deux inégal au moment de l’impact. Ses membres avaient tous plus ou moins repris forme humaine, mais un tiers de lui s’obstinait à conserver des traits vulcaniens, du haut de sa jambe gauche à son front, au sommet duquel lui restait la pointe d’une corne imparfaitement rétractée.

— J’ai l’impression que les écailles s’affinent, mais c’est probablement une illusion.

— Tu as réessayé de rebasculer complément d’un côté ou de l’autre ?

— Oui. Plus d’une fois.

— J’aimerais que tu arrêtes. Ton arcane est… en désordre. Il a trouvé une sorte de stabilité en l’état, mais tu pourrais t’effondrer à tout moment. Ne tente plus rien avant que quelqu’un ne soit là pour t’aider à le redresser.

— Si j’ai besoin de quelqu’un, il faudrait peut-être prendre de ses nouvelles, se plaignit Bard.

— Arrête d’insister ou je ferais savoir à quelqu’un que tu as mal été dressé.

Bard serra les dents sur son humiliation. Il supportait mieux d’être traité en esclave qu’en animal, tout en sachant la différence ténue dans l’esprit de certains mestres. Il s’efforça de réorienter la conversation.

— La personne qui m’a appris à voler m’a aussi appris la transformation partielle. Normalement, j’arrive à peu près à maintenir une forme d’entre d’eux. Est-ce qu’il n’y a vraiment que la chute qui m’a… figé ?

— On va tout reprendre, décida le professeur. Refais-moi le récit d’avant l’accident.

— Je ne me suis pas souvenu de nouveau détails.

— Je ne t’ai pas demandé de nouveaux détails, mais de reprendre, souligna Xhoga.

Ravalant un soupir, Bard s’efforça de coopérer.

Sur ordre de Yue, il était rentré en fin d’après-midi la veille de l’épreuve de vol. Le trajet lui avait pris plus de temps qu’escompté. Une réticence dont il avait honte en rétrospective lui avait ralenti le pas. L’accueil de Yue avait été contrasté entre un reproche plutôt excessif pour avoir oublié d’accrocher sa plaque d’identification et le cadeau d’une poignée de bonbons à la rose – Yue ne partageait ses friandises que dans ses bons jours.

Initialement, il s’était abstenu de commenter le désordre environnant, mais l’état de fatigue flagrant de Yue l’avait poussé à la question au bout de quelques minutes de retrouvailles. Un silence pesant s’était installé, au bout duquel elle avait fini par admettre son besoin de dormir. Il avait refait son lit pendant qu’elle prenait son bain. Elle s’était évanouie plus que couchée, en sortant de l’eau.

Yue s’écroulait souvent de cette façon. Bard s’était contenté de la placer sous couvertures plutôt que dessus, puis avait pu finir de ranger le gros bazar sans trop se soucier du bruit. Suivant ses vielles habitudes, il avait ensuite été relever le courrier – une lettre leur était arrivé du Jerada – puis consulter le tableau des corvées. Ce soir-là, Yue devait encore nettoyer plusieurs salles de travail et une salle de repos d’un bâtiment d’officiers. Bard s’y était attelé sans trop y réfléchir, comme il l’aurait fait n’importe quel autre jour.

À son retour, Io Ruh se tenait devant la porte de leur logement, l’air déboussolée et un peu effrayée sur les bords ; elle était rentrée sans permission. Bard avait fait semblant de croire qu’elle avait égaré ses clefs pour dissiper le malaise en la faisant entrer. La nuit avait été d’un banal réconfortant.

Au réveil de Bard, Io Ruh dormait encore, mais Yue s’en était déjà allée, laissant quelques consignes écrites derrière elle. Dans les grandes lignes, elle demandait à Bard de la retrouver pour les derniers préparatifs de l’épreuve de vol et à Io Ruh de se reposer en attendant qu’elles aient le temps de discuter.

Par la suite, elle s’était montrée aussi professionnelle qu’avant chaque représentation, en lui redétaillant tout ce qu’elle attendait de lui, ce qui constituerait un succès, ce qui constituerait un échec et ce qui devait découler de chaque issue. L’épreuve devait être prise au sérieux, mais s’annonçait moins compliquée que la plupart de leurs entrainements de routine.

Bard s’était transformé. De là, ses souvenirs perdaient en netteté.

Il avait fallu attendre quelques heures. Certainement, quelqu’un l’avait harnaché. Cette personne ou une autre l’avait ensuite mené jusqu’au terrain de vol. Au beau milieu des airs, Bard s’était subitement senti engourdi. Puis…

La mine du professeur Xhoga noircissait le coin de sa page en un nuage de petits points frénétiquement tapotés. Il n’avait manifestement pas trouvé matière à compléter ses notes.

— Tout ceci n’a aucun sens, grommela-t-il.

— Vous voulez que je recommence ? suggéra Bard sans vraiment en avoir envie.

— Non.

Il se leva.

— J’ai du travail. Je repasserai te voir ce soir.

Battement de porte. Jeu de verrou. Silence oppressant.

Contrairement à Bard, le Professeur Xhoga se souciait plus des causes que des conséquences. Il cherchait à faire sens du passé avant de s’inquiété du présent et du futur. Il rejetait catégoriquement l’hypothèse d’un malheureux hasard tout en reconnaissant qu’elle fut plausible : l’arcane du fabuleux l’avait presque tué quelques lunes plus tôt, pourquoi chercher plus loin qu’un débordement de magie ?

Bard n’aimait pas particulièrement l’idée de ne pas pouvoir contrôler ce phénomène, mais supportait encore moins celle de devoir chercher indéfiniment une solution qui n’existait peut-être pas.

L’inoccupation le rendait nerveux. La moindre activité l’épuisait. Le sommeil le fuyait, pourtant. Son corps s’était changé en une prison inutile où s’entassaient des questions stériles et des peurs débilitantes.

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