98.3
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— Mestre Makara !
Léopold renonça à faire se rencontrer la flamme de son briquet et l’extrémité de son cigare. Il se retourna vers la voix qui l’appelait.
— Commandant Klalade, salua-t-il.
Elle avait ralenti à son approche pour s’arrêter à deux pas de lui, puis reculer d’un. Léopold projeta son regard derrière elle en quête d’un signe de Selemeg, mais la rue était déserte entre eux et le palais ducal.
— Le mestre draconnier vous envoie ? supposa-t-il.
— Non. Je…
Elle se triturait les doigts. Léopold se serait attendu à ce qu’une personne de son rang cachât mieux sa nervosité.
— J’aimerais vous présenter mes excuses, finit-elle par articuler. Mon rôle consistait à prendre soin de Yue tout au long de son année de formation. Je me suis absentée au pire moment. Si j’avais été là, je…
— Vous l’auriez envoyée au lit plus tôt la veille ? Fait en sorte qu’elle finisse son assiette ? Vérifié que ses chaussures étaient bien lacées ? Ne l’insultez pas. Yue ne commet pas ce genre d’erreur. Votre absence aurait pu la perturber au point de lui faire oublier une figure de son enchaînement, mais pas plus. Si elle avait réussi, ça n'aurait pas été grâce à vous. Pourquoi vouloir porter tout le poids de son échec ?
Rëvika resta momentanément interdite, puis se recomposa une consistance plus digne.
— Vous avez une façon particulière d’être gentil.
Ce fut au tour de Léopold d’être troublé, bien qu’il le cachât mieux. Il n’était pas sûr de savoir à quel degré entendre sa réplique.
— Faisons un bout de chemin ensemble, proposa-t-il.
L’hésitation de Rëvika fut ostensible, mais courte. Elle lui emboîtait le pas avant peu. Une fois leurs cadences respectives ajustées, Leopold ralluma son briquet pour s’offrir la bouffée de tabac repoussée plus tôt.
— Prévenez si la fumée vous gêne, la pria-t-il.
Le vent soufflait de côté, chassant le problème avant qu’il ne se posât.
— Où étiez-vous, plutôt qu’avec Yue, le jour de son accident ?
La questions ressemblait à reproche, mais Rëvika comprit qu’elle appelait une réponse frontale plutôt qu’une excuse, que le baron aurait soufflé comme la première.
— En mission pour le responsable de l’aile vétérinaire de notre draconnerie, à l’essais pour un travail que j’envisage. L’aller-retour devait tout juste me prendre deux jours et une nuit, mais il y a eu des complications. Avant d’accepter, j’avais demandé à Yue si ça ne la gênait pas que je m’absente. Je lui ai dit que je serai de retour pour voir son épreuve de vol. Elle m’a dit que je pouvais aussi bien ne jamais revenir pour ce que ça changeait pour elle et…
— En d’autres termes, interpréta le baron, elle vous en a beaucoup de voulu d’envisager de la laisser et encore plus de ne pas être revenue assez vite.
Entendre si crument ce qu’il lui avait fallut des jours pour comprendre la gêna autant que cela lui fit honte.
— Sur le coup, elle a trouvé les mots pour me convaincre qu’elle pensait beaucoup de mal de moi, se défendit-elle, mais j’aurais dû… c’est facile d’oublier qu’elle n’a que onze ans.
— Je vous l’accorde.
Il n’élabora pas davantage, laissant la conversion s’enliser dans un abîme de regrets ; ceux de Rëvika, mais peut-être pas seulement.
Au détour d’une rue, Leopold fit remarquer au commandant que son avis n’avait pas été entendu au sujet du responsable éventuel de l’accident. Croyait-elle à un malheureux concours de circonstances, comme le Mestre Draconnier ? Partageait-elle l’avis de dame So Hae, qui pointait du doigt l’esclave de Yue ? Ou pensait-elle vraiment que Yue aurait eu besoin de se faire tenir la main ?
Rëvika n’avait pas vraiment essayé de se faire un avis sur la question. Entre l’angoisse, la culpabilité et la fatigue, elle avait à peine eu le temps de penser à s’alimenter, oubli que les gargouillis de son estomac menaçaient de trahir.
— Yue devrait être capable d’expliquer ce qui lui est arrivé une fois qu’elle aura complétement repris connaissance. Il suffit d’attendre.
Sa réponse déçut Léopold. Il n’avait pas eu le temps de beaucoup enquêter sur elle, mais il se l’était imaginé l’esprit plus incisif et le tempérament plus volontaire.
— Vous êtes gentille, je suppose. Mais vous m’êtes inutile.
Sidérée par le degré d’insultes qu’il avait réussi à condenser en deux phrases, Rëvika ouvrit des yeux immenses.
— Je passe beaucoup de temps à expliquer à Yue qu’elle ne doit pas dire tout haut tout ce qui lui traverse la tête. Je crois que je viens de comprendre d’où lui vient cette mauvaise habitude.
Une sorte de rictus lui passa sur le coin des lèvres lorsqu’il souffla sa fumée, qui conforta Rëvika dans l’idée que leur conversation se situait quelque part au-dessus des mots.
— J’aimerais vous laisser une chance de me prouve que j’ai tort, répliqua-il, l’air de penser qu’il lui accordait une faveur. J’ai aussi été absent quand je n’aurais pas dû l’être. Aidons-nous mutuellement à rattraper le temps perdu.
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