99.1
Un voile nuageux séparait Haye-Nan de son ciel, à travers lequel les étoiles avaient l’air d’éclats de joyaux incrustés dans une étoffe vaporeuse. Diluée dans sa propre lumière, la lune paraissait immense. Elle éclairait si bien la nuit que Il Hyo avançait les yeux plissés. Sans doute la pénombre à laquelle le condamnait son rôle de garde malade lui usait-elle la vue.
C’était encore pour sa nièce qu’il s’aventurait si tard sur le versant ouest de la colline qu’escaladait leur résidence, là où s’entassaient les pavillons fantômes que nul n’approchait plus : celui de Qe Gin, son défunt oncle ; celui qu’aurait dû occuper sa tante So Hae si, à la place, elle n’avait pas été contrainte d’occuper au propre comme au figuré la place de duchesse d’Haye-Nan ; puis celui où son odieux cousin avait été élevé.
Plus tôt dans la journée, Yue avait entrouvert les yeux et articulé un mot : papa. L’idée qu’elle ait pu confondre le confondre avec Yo Rin avait profondément dégouté Il Hyo, mais il avait vite identifié l’origine véritable de sa réaction. Un courant d’air s’était engouffré dans sa chambre, chargé d’une odeur pétulante de la glycine. Ces fleurs n’auraient plus dû être de saison depuis longtemps, mais un plant surnaturellement tenace avait pris racine des décennies plus tôt dans le jardin de Qe Gin. Les grimpantes et leurs lourdes grappes fleuries par tous les temps avaient envahi jusqu’au cours voisines.
Yo Rin avait toujours adoré cette odeur, peut-être parce que dame So Hae la détestait, et qu’il détestait sa mère ; peut-être parce que le général Qe Gin l’adorait, et que Yo Rin admirait son père.
Au moyen d’artifices ou par un arcane comparable à celui qui avait fait germer la graine extraordinaire autour de laquelle il avait grandi, Yo Rin ne s’étant jamais tout à fait débarrassé de cette odeur. Il Hyo le savait pour avoir entendu un des espions de la noble dame lui rapporter que le malheur avait complètement transformé le visage de son fils, mais qu’il sentait toujours la glycine comme si en trempait des pétales dans son bain tous les jours.
Songeant qu’il n’avait rien à perdre à essayer, Il Hyo s’était donc mis en tête d’en récolter.
Il remplissait de ces fleurs capiteuse un panier qu’il destinait au chevet de sa nièce. Au besoin, il ferait semblant d’être celui qu’elle chercherait au réveil pour l’aider à rester consciente le temps de lui faire avaler un aliment plus consistant que les soupes dont il l’abreuvait à petites gorgées toutes les fois essayait d’immerger.
Un brusque mouvement d’air lui fit lever la tête. Courbé au-dessus du toit, ses écailles irisés parcourue d’un éternel frisson, par le dragon de la noble dame le toisait de ses grands yeux lumineux. La créature se montrait rarement à Il Hyo, et jamais sous une forme si imposante. Confus et passablement intimidé par cette apparition, le jeune duc s’inclina, comme il se serait incliné devant un personnage de rang supérieur. Ses aînés lui avait appris à traiter les dragons célestes comme tels. Une fois son respect exprimé, songeant que sa récolte serait suffisante pour ce qu’il devait en faire, il se disposa à repartir.
La hanse de son panier lui échappa lorsqu’il se baissai pour la saisir, chapardée par la queue du dragon scrutateur. Il emporta son larcin dans une volte énergétique et souple qui s’éleva en spirales dans le ciel brumeux avant de s’écraser en ligne courbe contre la surface d’un bassin ornemental croupi.
Le corps du dragon disparu plus qu’il ne plongea, avalé par une autre réalité plutôt que par les eaux. Le panier, lui, s’écrasa aussi piteusement que l’exigeait les lois du monde naturel. Les fleurs éclatèrent en pétales épars dans l’éclaboussure, puis se dispersèrent au gré de la dérive de leur lit d’osier.
Il Hyo se releva le souffle court, sans bien se souvenir de la chute qui l’avait jeté sur son séant. Il resta à l’affut d’une nouvelle apparition de la créature, tout en s’efforçant de comprendre ce qui venait de lui arriver. Venait-il d’être sommé de s’en aller ? Réprimandé pour avoir dégarni la plante fabuleuse ?
— J’essaie seulement d’aider la petite-fille de notre dame, se justifia-t-il à toute fin utile.
Rien ne se manifesta en retour.
Toujours alerte, il avança vers le bassin sur lequel le fruit de ses efforts flottait entre feuilles mortes et autres débris végétaux.
L’onde n’en finissait pas de froisser la surface de l’eau. En s’y attardant, Il Hyo remarqua qu’un motif circulaire se dessinait près du bord, sous d’un amalgame de pétales. La lumière de la lune paraissait s’y refléter plus intensément qu’ailleurs. Il Hyo y plongea la main, presque sans s’en rendre compte. Un agréable frisson lui remonta le bras, comme s’il enfilait une manche taillée dans le plus exquis des tissus. L’eau, qui aurait dû être trouble et glauque, était aussi claire que celle d’une source.
Subitement, il comprit.
☽
Yue paraissait dormir lorsqu’Il Hyo revint la voir, si profondément qu’il dut lui prendre le pouls pour se rassurer. Une fois l’examen fini, il s’assit plus près, au bord du lit, et lui redressa la nuque comme il en avait pris l’habitude. Au fond, prendre soin d’elle ne l’incommodait pas tant, s’avoua-t-il en écartant des cheveux de son visage. Il voulait sincèrement la voir aller mieux.
À la place du bouquet qu’il avait initialement prévu d’y placer, une cuve d’eau si claire qu’elle en était lumineuse trônait sur la table de nuit. Une poignée de pétales de glycine y trempait. Il Hyo y plongea un linge de toilette pour l’imbiber de fraicheur, de parfum et – il l’espérait – de magie, puis en tamponna délicatement le front de sa nièce, ses joues, le contour de ses yeux, les commissures de sa bouche… Yue bavait dans son sommeil. Il Hyo savait qu’il avait fallu lui raccrocher la mâchoire le jour de sa chute et s’attigeait sur une éventuelle corrélation.
Il s’attarda particulièrement sur les lignes de son nez, toujours convaincu que l’odeur pourrait la faire réagir.
Rien.
Il Hyo réitéra l’opération plusieurs fois, passant aussi sur ses mains et son cou. À défaut de se réveiller, la petite dormirait mieux ainsi.
— Bonne nuit, Yue.
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