100.1
Sensation familière d’inconnu. Un lit trop grand. Un baldaquin opaque. Yue ouvrait les yeux sur un monde nouveau et des larmes chaudes.
Une douleur à la fois aigue et sourde enflait en elle à chaque respiration. Son corps pesait lourd, jusqu’au plus petit de ses doigts. Une senteur l’étouffait de nostalgie.
Un râle s’échappa de sa gorge lorsqu’elle voulut parler, suivi d’une quinte de toux grasse. Galvanisée par la secousse, elle parvint à basculer sur le côté pour expulser un reflux de bile sur la soie de ses draps. Au même moment, celle de ses rideaux s’ouvrit, braquant sur son visage un rayon de soleil qui lui plissa les paupières.
Un verre d’eau vint tinter contre ses dents serrées, se déverser entre les interstices et couler sur son menton. Yue but à petites gorgées. Une main vint se loger derrière sa nuque pour la soulager du poids exorbitant de son crâne.
— Les volets !
L’ordre fit s’éteindre en cascade tous les fragments de lumière qui l’aveuglaient, aussi efficacement que s’il avait commandé au soleil. La pénombre lui fit l’effet d’un baume.
— Reste consciente, reste consciente, reste consciente, psalmodia la voix comme une prière. Il faut que tu reprennes des forces, alors reste consciente !
Yue ouvrit les yeux, assez pour discerner les contours d’un homme.
Visage familier d’un inconnu. Tristesse infinie de deux yeux noirs. Odeur d’encre, de sueur et de glycine : presque celle de Rin.
Mais Rin n’était plus là depuis tellement, tellement, tellement longtemps… À quoi servait son souvenir, sinon à faire mal ? Plus mal que les plaies qui se rouvraient sous ses bandages. Plus mal que ses muscles déchirés. Plus mal que ses os fracturés.
Le souvenir de Rin n’était qu’un synonyme de sa solitude.
Pour la énième fois, Yue chassa la mélodie de sa voix, la chaleur de ses étreintes, la courbe rassurante de son sourire… Mais son odeur, sa presque odeur, resta. Alors acculée, la petite fille pleura son père.
Les larmes lui irritèrent la peau. Les sanglots lui enflammèrent les côtes.
☼
Bard ne s’attendait à rien de particulier, ce matin-là, sinon à la visite et aux questions quotidiennes du professeur Xhoga. Il se déconcentra à peine de son livre lorsque la porte s’ouvrit.
— Bonjour, bredouilla-t-il entre deux paragraphes.
L’absence de réponse le troubla au bout d’une dizaine de seconde. Il leva doucement les yeux, rencontra des chaussures blanches et lustrées, trop élégantes pour être celles du chercheur occupé et pragmatique. Bard les reconnut sans les avoir jamais vues, par leur seule perfection. Il se risqua à détailler le costume, blanc aussi, que revêtait l’intrus, les mains nerveuses qui sortaient de ses manches taillées sur mesure… il s’épargna la vue du visage, celle des yeux bleus dont il n’avait pas hérité, dont la dureté lui aurait glacé le sang.
— Bonjour, Mestre Makara, expira-t-il en saccade.
— N’aie pas l’air si surpris de me voir. Ma poupée préférée est cassée, je me devais de venir constater les dégâts.
Le mestre lui prit nonchalamment des mains l’ouvrage qu’il avait oublié de poser pour saluer convenablement.
— Généalogie des Royaumes de Terres Connues, lut-il d’un ton faussement admiratif. Que voilà un livre sérieux. Moi qui te croyais de l’aversion pour les études…
— J’en avais, admit Bard. J’y ai pris gout en aidant ma mestresse dans les siennes.
— Tant mieux pour toi.
Il ferma l’ouvrage pour le placer hors de portée.
— Yue te réclame depuis hier. Puisque tu es son jouet préféré à elle, je me suis arrangé pour te ravir à cet endroit. Es-tu en état de marcher ?
Bard ouvrit de grands yeux sur l’espoir que le baron lui faisait miroiter. Yue allait bien ? Il allait pouvoir la rejoindre ? Quitter la prison de sa chambre et de son entre-deux-forme ?
— Je t’ai posé une question.
Bard se leva avec empressement.
— Pardon, Mestre. Oui, je peux marcher.
Le baron rouvrit la porte d’un geste invitant. Bard alla vers la brèche, impatient de respirer un nouvel air. Au dernier moment, le panneau rebattit l’embrasure.
— Je ne t’ai jamais dit le fond de ma pensée sur ta petite escapade hors de Skal, fit le mestre l’air d’y repenser tout à coup.
Bard n’en fut pas dupe. Léopold Makara n’aurait pas si bien réussi dans l’industrie du divertissement s’il n’avait pas eu le sens de la mise en scène. Le frisson qui lui raidissait la nuque était le fruit d’un effort calculé.
Il recula d’un pas et tâcha de se donner l’air plus attentif qu’effrayé.
— Yue peut bien te pardonner toutes tes offenses et toutes tes fautes, j’irai dans son sens aussi longtemps que possible, même contre mon propre avis, ne serait-ce que pour lui apprendre composer avec les conséquences de ses décisions. Qu’elle ait jugé approprié de te laisser t’en sortir avec une tape sur les doigts pour avoir trahi sa confiance et mis ses perspectives d’avenir en danger ne me fait pas plaisir, mais je l’ai accepté. Je n’ai absolument pas l’intention de revenir sur ma décision ou la sienne.
Le soulagement se fit difficilement sentir au milieu de toute la méfiance que cette déclaration inspirait à Bard.
— Que ce soit clair, cependant, reprit le baron, le jour où ta responsabilité pèsera trop lourd pour Yue, sitôt qu’elle se sentira dépassée ou seulement lassée, je la débarrasserai de toi. Je débarrasserai le monde, de toi, morceau par morceau. Et tu regretteras jusqu’à ton dernier souffle de m’avoir humilié devant la cour de Tjarn.
Bard ne respirait déjà presque plus à la fin de cette phrase. Le baron se passa du simulacre de courtoisie en rouvrant la porte. Il sortit le premier, ouvrant la voie. Mettre un pied devant l’autre s’avéra plus difficile que prévu, pour Bard.
☼
Le travail avait été propre, les points de suture réguliers, ni trop serrés ni trop lâches. Le manieur de l’aiguille s’était soucié de l’aspect qu’auraient les cicatrices. Yue les comptait à mesure que le scalpel et la pince la décousait. Sa jambe droite avait encaissé le plus de dégâts externes. Entre les points rouges, le réseau de plaies que sa chute y avait ouvert formait une arborescence creuse, à peine plus blanche que sa peau. La douleur s’en était allée presque toute entière. La marque, elle, resterait.
L’acidité des larmes que Yue versait en silence s’accentuait chaque fois qu’elle pensait au fait qu’elle avait fini par s’abîmer et qu’elle ne pourrait jamais changer de peau. Le miracle qui avait guéri ses plaies en un jour et une nuit ne lui avait pas rendu son corps d’avant la chute.
Le médecin poussa un soupir de satisfaction en finissant d’extraire ses fils, puis prit son temps pour nettoyer la peau et renouveler les bandages, précaution que Yue trouva inutile et agaçante.
— Merci pour vos services. Vous pouvez vous retirer.
L’ordre de l’homme qui n’était pas Rin le fit disparaitre comme il avait fait disparaitre le soleil, la veille. Entre temps, Yue s’était habituée à la lumière, mais pas à sa présence.
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