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En retrouvant Yue, Bard se surprit à espérer qu’elle lui témoignât une des marques d’affection qui l’agaçait d’ordinaire : lui proposer un jeu insensé et dangereux, lui grimper sur les épaules pour se reposer d’une longue marche, l’affubler du surnom stupide et infantilisant de bébé dragon… n’importe quoi pour prouver qu’elle se souciait encore de lui, qu’elle ne se sentait ni dépassé ni lassée, qu’elle ne le tenait pas pour responsable de leur accident… Yue se contentait de le dévisager, sans un mot, sans un geste.

Il n’avait pas réfléchi aux premiers mots qu’il allait lui dire, s’il allait l’appeler par son nom ou par son titre, rester debout ou s’agenouiller pour s’incliner ou pas… lui devait-il des excuses, sur le principe ?

Io Ruh décida pour eux, de saluer sans familiarité ni obséquiosité.

— Bonjour Mestresse, articulèrent-ils l’un après l’autre.

— Je te laisse, annonça Il Hyo dont Bard remarquait tout juste la présence à l’autre bout de la pièce.

Avant de passer la porte, il fit halte près des deux esclaves.

— Occupez-vous bien de votre mestresse, respectez les règles de la maison et tout ira bien.

Ils s’inclinèrent sur son départ. Une part du fabuleux aurait préféré qu’il restât plus longtemps. L’autre fut soulagé de ne pas avoir à se ridiculiser devant lui en cherchant désespérément sur quel pied danser devant Yue.

— Il a quoi, ton visage ?

Sa question rappela au fabuleux les écailles qui lui mangeait la peau et la corne unique dressée sur son front.

— Je suis coincé entre deux formes, expliqua-t-il succinctement. J’espérais que… que tu pourrais m’aider à…

— T’aider ? Avec le pouvoir que je contrôle pas et que j’ai utilisé qu’une fois, tu veux dire ?

Si son but avait été de le faire se sentir idiot, Yue venait de réussir.

— Oui, se força-t-il à répondre. Tu veux bien essayer, s’il te plait ?

Il comprit à un mouvement de ses yeux qu’elle voulait le voir approcher, détailler son mal de plus près. Il obéit à l’ordre qu’il devinait en s’agenouillant près de son siège et se crispa lorsqu’elle posa sa paume glacée du côté le plus humain de sa figure.

— Tu sens quelque chose ?

Il secoua la tête.

— T’as l’air fatigué. Tu devrais peut-être te reposer avant qu’on essaie pour de vrai ?

Il voulut la contredire, lui faire savoir que depuis leur chute, toute fatigue l’avait quitté et qu’il s’imaginait mal en avoir l’air. Un frisson vit le contredire, agréable et familier, comparable à celui qui lui courrait dans la chair lorsqu’il se couchait dans un bon lit à la fin d’une longue journée d’une longue journée de travail. Il aurait voulu se coucher là, sur le sol, pour y dormir tout un décan.

— Oui, acquiesça-t-il. Je suis fatigué.

Ses paupières pesaient subitement si lourds qu’il parvenait à peine à les garder entrouvertes.

— Toi, est-ce que ça va ?

— L’arcane d’un dragon m’a soigné, jeta-t-elle. J’aurais voulu qu’il m’explique pourquoi il m’a aidé mais il est pas venu me voir alors… Faut croire que c’est vrai : ma vie a tellement d’importance pour tout le monde que c’en est absurde.

Ces mots, Bard les avaient prononcés dans un moment de colère des années plus tôt, suite à quoi, Yue ne lui avait plus parlé pendant des jours. Essayait-elle de formuler un reproche ?

Bard n’entendait déjà plus sa voix que de très loin. Il s’endormait au creux de sa main.

— Je vais pas te porter jusqu’au lit si tu t’endors là, prévint-elle.

Trop tard, ses yeux se fermaient comme tous ses autres sens.

Yue descendit précipitamment de sa banquette pour aider le fabuleux à basculer doucement vers le sol plutôt que de s’y écraser, puis tendit le bras vers un coussin décoratif qu’elle lui cala sous l’oreille.

— T’exagères… grommela-t-elle essoufflée.

Son état de faiblesse l’exaspérait plus que celui de Bard ne l’inquiétait. Ce qui ne l’empêchait pas d’être inquiète.

Une mèche de cheveux ondulés menaçait de former un nœud autour de sa corne. À défaut de pouvoir faire plus, Yue l’écarta pour la lui caler derrière l’oreille, puis lui souffla la promesse vide qu’il irait mieux au réveil.

Ayant récupéré de son effort, elle leva les yeux vers une Io Ruh figée dans l’attente d’un ordre quelconque. Yue chercha longtemps lequel donner.

— Personne ne s’est occupé de mes cheveux depuis des jours. J’ai l’impression d’avoir un nid sur la tête. Tu veux bien t’en occuper ?

Une fois tout le nécessaire de coiffure installé et la couche de fortune de Bard améliorée, Yue laissa le fabuleux à sa sieste impromptue pour marcher jusqu’à sa coiffeuse. Elle trouvait plus facile de faire parler sa servante lorsqu’elles ne se tenaient pas face à face. Or, elle voulait d’une conversation, pas d’une confrontation.

— T’es revenue de chez dame Ye Sol avant que je te rappelle. Y a eu un souci ? supposa Yue.

Les gestes de Io Ruh se raidirent.

— J’ai entendu une rumeur bizarre, aussi, en rapport avec Ye Sol et moi, poursuivit Yue. Ça te dit quelque chose ? Je vais pas te gronder, je veux juste savoir.

— Je crois pourtant que ma mestresse aurait raison de me réprimander.

— Pourquoi tu crois ça ?

Laborieusement, Yue obtint le récit dont elle avait déjà deviné les grandes lignes : celui d’une malice de Ma Han. En le racontant, Io Ruh se débrouilla pour se trouver tous les torts du monde. Yue l’écoutait s’accuser d’une oreille pour ne se concentrer que sur le reste.

Apprendre l’intervention de dame So Hae lui fit ostensiblement grincer des dents. Yue avait accepté la présence de la noble dame dans sa vie professionnelle comme une fatalité depuis que ses esclaves avaient eu la mauvaise idée de l’appeler à l’aide. Son ancien tuteur lui avait appris à ne pas contrarier les puissants inutilement, surtout lorsque ceux-ci s’avéraient utile. Yue s’était consolée par la pensée que sa vie privée et le affaires internes de sa maison pouvaient encore dépendre d’elle. Ç’avait été naïf.

— Je comprends pas ce qu’elle me veut ! Je savais même pas qu’elle existait avant mes neuf ans et maintenant, elle intimide mes supérieurs, elle menace mes amis et elle m’enferme chez elle…

Le peigne énonça lentement ses dents sous ses cheveux imbibés de lotion. Il glissa entre les mèches amollies, venant doucement à bout de chaque résistance, encore et encore, jusqu’à les avoir toutes vaincue.

— Je m’appelle Ao Ruh, jeta subitement la servante après un long silence. Ao Ruh Zahn. Ou plutôt, c’est mon nom de naissance.

— Oh. C’est… joli, hasarda Yue, qui ne trouvait rien de plus pertinent à dire. Où tu l’as appris ?

— Mei me l’a dit.

— Qui ?

— Ma petite sœur. Ao Mei Zahn.

Yue se tourna la tête, interloquée, ce qui fit reculer Io Ruh d’un pas et poursuivre sur le ton d’un aveu coupable :

— J’ai un frère, également. Ao Mun. Il est fonctionnaire. Ao Mei vit à sa charge, en tant que servante.

Les sourcils de Yue se rapprochaient toujours plus à mesure qu’avançait la confidence.

— Ta petite sœur est la servante de ton grand frère ? résuma-t-elle, confuse.

Io Ruh opina.

— Pourquoi ? Et… je croyais que tu connaissais pas ta famille…

— Dame Ye Sol m’a convaincu d’en apprendre plus à leur sujet. J’imagine qu’il me manque des éléments pour comprendre la situation dans son ensemble, mais il m’a semblé que le fonctionnaire Zahn devait manquer de temps ou de moyens pour s’occuper d’elle autrement.

Elle accentua son inclinaison.

— Si ma mestresse l’autorise, j’aimerais me servir des ressources qu’elle met à ma disposition pour pallier ce manque.

Yue s’adonna à effort de réflexion qui lui tordit davantage les traits.

— Quelles ressources ? voulut-elle clarifier.

— Mon temps libre, pour lui enseigner certaines compétences, et la somme allouée à mes loisirs pour acheter ce qu’il lui faudra, principalement. Je pourrais aussi lui confectionner des vêtements dans les retailles de ceux que je ne porte plus ou prendre un peu de mon temps d’étude pour lui copier des livres.

— Ah… considéra Yue en se recalant le dos sur son siège. C’est non.

Io Ruh reçu ce refus comme une gifle. La déception lui noua la gorge.

— Le temps que je te donne pour te reposer doit te servir à te reposer, insista Yue. Pareil pour le reste. Je peux pas t’autoriser à faire ce que tu veux si ça veux dire que tu t’épuises. Je te l’ai déjà dit plein de fois.

— Pardon, Mestresse. J’ai parlé sans réfléchir.

— Ça aussi, je te l’ai déjà dis. Me demande pas pardon, demande-moi de l’aide. Si tu veux de quoi acheter des vêtements ou des livres ou ce que tu veux à ta petite sœur, je peux te les offrir. Si tu veux du temps pour aller la voir, je peux t’en libérer. Arrête de faire compliqué quand c’est simple. On se disputera moins souvent.

Io Ruh leva la tête, horrifié, émerveillée et déconcertée tout à la fois. De dos, Yue lui tendait une brosse pour la pousser à reprendre son office. Elle s’exécuta machinalement.

— Je crois que ce qui est simple pour ma mestresse ne le sera jamais pour moi, se résigna-t-elle en murmure. Mais je la remercie d’être… aussi compliquée.

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