101.2

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So Hae releva Il Hyo de ses fonctions de garde malade sans l’assigner à de nouvelles corvées dégradantes. Elle se contenta de l’exposer à un interminable défilé d’épouses potentielles. Il en arrivait chaque jour un lot de trois ou quatre, parfois venues de loin, pour se soumettre à l’examen de la noble dame. Beaucoup sortaient de ses quartiers en larmes, comme l’avait si souvent fait Il Hyo, enfant.

En parallèle, Yue reprenait des forces. Il Hyo la voyait parfois se promener dans les jardins, taquiner l’eau des fontaines et fureter partout où cela lui était possible. Le bruit courait parmi les domestiques qu’elle menait une partie cache-cache à sens unique avec son dragon bienfaiteur, ce qui revenait à chasser un courant d’air. Il Hyo le lui aurait expliqué si elle n’avait pas si ouvertement fui sa présence.

Il s’en voulait de lui avoir raconté l’histoire de sa main plutôt qu’une autre. Avec le recul, il réalisait que ça avait surtout été une façon de se venger de Yo Rin, comme si abîmer son image dans l’esprit de sa fille avait pu réparer les torts passés. À l’âge de Yue, qu’aurait-il pensé d’un adulte venu le trouver dans un moment vulnérable pour lui dire du mal de ses parents ? Retourner la question ne lui donnait pas bonne opinion de lui-même.

Il espérait qu’une occasion de se rattraper se présenterait un jour, idéalement plus tôt que tard. La culpabilité lui encombrait l’esprit au point de déranger son travail. Ainsi, lorsqu’il rentra un soir pour trouver le fabuleux de Yue au pied de sa porte, il se laissa gagner par une lueur d’espoir.

— Est-ce ta mestresse qui t’envoie ? l’aborda-t-il sans détour.

Bard prit le temps de saluer, néanmoins. Il Hyo remarqua que son visage avait repris forme humaine.

— Mes respects, Mestre. Il me semble que ceci vous appartient. Je l’ai trouvé dans la chambre de ma mestresse et j’ai reconnu votre écriture.

Il présenta un carnet écorné. Par habitude, Il Hyo examina sa posture avant de s’en saisir. Ne rien trouvé à redire le soulagea. Il n’avait pas complètement perdu son temps.

Il reconnut l’objet sitôt qu’il l’eut en main. C’était entre ces pages qu’il avait consigné tous les éléments relatifs aux soins de Yue ; ses changements de bandage, l’état de cicatrisation de ses blessures, les recommandations des médecins…

— Je vous remercie beaucoup d’avoir pris soin d’elle.

— Je n’ai rien fais. Il faut remercier le ciel et ses arcanes. Ta mestresse est… spéciale. Autant que son père.

Un même sentiment de résignation, teinté d’abattement et d’envie les traversa. Ils se comprenaient intimement sans le savoir.

— Tu n’es venu que pour me remettre cela ? déplora Il Hyo.

— À vrai dire, si vous le permettez, j’aurais une question importante à vous poser. Importante pour moi. Je ne veux pas vous manquer de respect en sollicitant votre temps pour moi-même. Seulement, je ne vois pas vers qui d’autre je pourrais…

— Bien. Entrons, tu me donnes l’impression que ce sera long.

Les quartiers de l’héritier ducal n’avaient pas changé depuis la dernière visite de Bard. Celle-ci ne remontait qu’à un décan, mais revenir entre ces murs le rendit nostalgique. Il Hyo prit sa place habituelle.

— Parle, je t’écoute.

Bard prit une profonde inspiration.

— J’aimerais gagner en valeur, se lança-t-il.

— Développe, l’encouragea Il Hyo.

— Récemment, j’ai réalisé que ma mestresse m’est indispensable, mais pas l’inverse. Pas sous ma forme humaine. Je me sentirais plus en sécurité si j’arrivais à gagner en valeur.

— Tu as peur que ta mestresse veuille te remplacer ? Les fabuleux de ton genre ne courent pas la Réalité, pourtant.

— Je ne crois pas que mon pouvoir l’avantage plus que si elle possédait un dragon d’un côté et un humain de l’autre. Je voudrais gagner en valeur au point d’être irremplaçable, quand bien même je serais incapable de me retransformer en dragon.

— Personne n’est irremplaçable, le refroidit Il Hyo. Yue a l’air de t’apprécier, c’est déjà un grand avantage pour un esclave. Qu’espères-tu obtenir de plus ?

— Une compétence rare. Rare et utile. Vous m’avez enseigné beaucoup de choses en me disant qu’il serait utile à ma mestresse que je les sache, mais ces choses, ma mestresse les sais aussi ou les apprendra bientôt. Je dois… Je dois savoir quelque chose qu’elle n’a pas le temps d’apprendre.

— Ne sous-estime pas l’importance de savoir ce qu’elle sait pour commencer. Un serviteur qui connait le métier de son mestre est un serviteur précieux. C’est la première étape pour te rendre plus difficile à remplacer. Une fois que tu auras au moins toutes les connaissances théoriques de ta mestresse, concentre-toi sur les compétences pratique des métiers qui tournent autour du sien. Dans le cas de ta mestresse, c’est facile. Tu peux apprendre le métier de draconnier auxiliaire.

La solution paraissait évidente, ainsi formulée. Yue ne pourrait jamais être son propre second et préfèrerait le confort de l’habitude au risque de la nouveauté au moment de s’en choisir un. Un problème subsistait, cependant.

— Ma mestresse finira par devoir prendre un vrai auxiliaire, qui aura passé tous les examens nécessaires.

— Rien ne t’empêche de les passer aussi, si tu as le soutien de Yue.

Pour chasser l’air étonné de la figure de Bard, Il Hyo lui expliqua que l’exercice de certains métiers restait accessible aux esclaves, fussent-ils fabuleux, à condition d’avoir un mestre qualifié pour supérieur et garant. L’armée en particulier se montrait rarement difficile avec ce genre de volontaires lorsqu’ils se présentaient : ceux-là effectuaient le travail d’un homme aussi bien qu’un autre en coûtant quatre fois moins cher. Cela les plaçait au-dessus des pupilles d’état sur l’échelle de la rentabilité.

Il Hyo parla de ce qu’il savait des possibilités d’accès à la formation pour les personnes de sa condition, qui se résumaient toutes ou presque à de l’enseignement privé. Beaucoup d’aspirants avaient recours à des formations officieuses, dispensés par des vétérans, réformés ou autres officiers désoccupés en mal de revenus. Si Yue pouvait lui allouer le temps et le budget nécessaires, Bard pourrait s’en trouver un.

Cette option laissait le fabuleux réticent. Il ne voulait pas avoir à lui demander d’investissement trop important.

— Cours privé ou non, le droit de participation à l’examen est payant. C’est même un des examens les plus chers de l’Empire Réel. Ce n’est pas par hasard qu’il n’y a pratiquement que des nobles dans la draconnerie. C’est un ordre de privilégiés.

— Je comprends. Vous en savez beaucoup sur le sujet, remarqua Bard.

— Je suis le futur duc d’Haye-Nan, rappela-t-il pour la énième fois. S’il y a une draconnerie dans ma ville, je me dois d’en connaitre le fonctionnement. Sans compter que ma maison possède un des dragons les plus rares de Terres Connues.

— Le long serpent qui vole sans ailes ? décrivit Bard. Ma mestresse le cherche partout.

— Je sais. Je sais aussi qu’elle ne le trouvera pas.

— Pourquoi ?

Un sentiment de lassitude fit expirer Il Hyo.

— À mon tour de t’interroger, décida-t-il. Le père de Yue… quel genre d’homme… comment se comportait-il avec sa fille ?

La question étonna Bard, qui peinait à se figurer ce qu’Il Hyo prévoyait de faire de sa réponse. Il eut besoin d’en appeler à des souvenirs aussi rares que lointains : ceux d’une autre vie, et dont il était peu fier.

— Je ne peux pas dire que je l’ai connu ou que j’ai appris à le connaitre. Ne pas parler de lui fait partie des règles tacites de notre maison. Tout ce que je sais, c’est qu’ils s’aimaient beaucoup. C’était presque rageant de voir à quel point ils étaient proches.

— Rageant ?

— Oui. Rageant. Je voyais mon propre père une fois par an quand j’avais de la chance. Ma mère ne pouvait pas me voir en peinture. Yue… son père l’avait constamment dans les bras, à croire que toute sa vie tournait autour d’elle. Il l’aimait… plus que la plupart des gens aiment. Il la protégeait. Je crois qu’elle se sentait en sécurité avec lui, et que ça fait des années qu’elle est sur ses gardes depuis qu’il n’est plus là.

Il Hyo peinait à réconcilier l’image qu’il avait de Yo Rin avec la description qu’en faisait Bard. Pouvait-il sincèrement avoir changé au point de devenir une présence rassurante plutôt qu’une menace ?

— Si ta mestresse veut croiser notre dragon, il faut qu’elle attende qu’il vienne à elle, tout simplement. Ou qu’elle se tourne vers la noble dame. Personne d’autre ne sait l’appeler.

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