102.1

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La pluie s’était abattue tout à coup, diluvienne. Forcée de s’abriter, Yue couvait le ciel d’un œil ennuyé, une main tendue vers le bord de la coursive pour recueillir l’eau qui ruisselait des auvents au creux de sa paume. Au fond, l’idée d’être trempée ne la dérangeait pas, mais entre la pénombre, le sol glissant, la boue et ses jambes qui la tenaient encore mal, le risque de salir une de ses tenues préférées en tombant la dissuadait de s’exposer.

Alors Yue attendait, immobile, que les nuages s’écartent pour la laisser passer ou qu’une personne munie d’un parapluie, d’une lanterne et d’une idée quant au chemin le plus sûr à emprunter lui tombât du ciel. Tôt ou tard, songeait-elle, quelqu’un s’inquièterait de ne pas la voir revenir se coucher et viendraient la chercher.

Yue examina les environs en quête d’une présence quelconque sans en repérer aucune ni reconnaitre le paysage qui l’entourait. Son exploration quotidienne l’avait fait monter plus haut qu’à l’accoutumée, presque au sommet de la résidence, sur un versant du relief opposé à celui de sa chambre, qui paraissait inhabité en l’instant.

Et la pluie forcissait, promettant l’orage plutôt que l’accalmie. Ajouté au vent, cela ne laissait plus à Yue que la moitié de sa coursive pour rester au sec. Attendre devenait une solution de moins en moins viable et de plus en plus nécessaire tout à la fois. Par compromis, elle s’avisa de longer plus avant le chemin couvert, sa surrobe levée haut au-dessus de ses bottes pour ne pas l’éclabousser dans le clapotis de ses semelles. De passages suspendu en passages enfouis, de ponts en escaliers et de terrasses en impasses, Yue eut vite l’impression de tourner en rond. Lorsqu’une porte ouverte sur un intérieur étanche se présenta, elle n’hésita qu’une seconde avant d’entrer s’y réfugier.

Les panneaux de bois étouffèrent le déluge en se rejoignant, offrant aux oreilles de Yue un soulagement bienvenu. Il fallut un peu de temps à ses yeux pour s’habituer au nouveau degré de pénombre dans lequel elle venait de s’enfermer. Ponctuellement, un éclair filtrait par le papier entre les croisées et l’aidait à mieux voir. Elle se déchaussa, peut-être un peu tard, pour s’enfoncer dans la pièce. Le sol en vibrait sous ses pas au rythme des éclairs. Les planches, propres et lustrée, glissait agréablement. Un reste d’encens embaumait l’air.

Contrairement à ce qu’avait supposé Yue en approchant, les lieux devaient encore être entretenus régulièrement.

La pièce renfermait plus de tableaux que de meubles ; des scènes de guerre et de chasse pour la plupart. Au coin de la salle, un tableau se distinguait des autres : portrait intégral d’une femme en robes de soie colorées, couronnée de d’or et de pierreries, sa figure placide maquillée avec soin. Yue crut reconnaitre So Hae, mais songea que n’importe qui aurait fini par lui ressembler avec un certain type d’ornement et une attitude impassible.

Yue tourna autour de la pièce plusieurs fois, jusqu’à deviner une nouvelle porte. Une lumière chaude soulignait le panneau entrebâillé. Son cœur s’emballa au moment où elle devina une présence de l’autre côté.

— Qu’est-ce ? s’éleva une voix autoritaire et éraillée. Entrez.

Yue recula d’un pas, considéra ses chaussures laissées plus loin et envisagea de les remettre discrètement pour s’en aller. Un coup de tonnerre l’en découragea. Elle tira doucement sur la porte, révélant une pièce plus petite, plus chaleureuse, dans laquelle un homme aux cheveux grisonnants prenait le thé.

En s’avançant vers lui, elle devina son identité et se mit à regretter de n’être pas partie.

— Gouverneur, salua-t-elle en soignant sa prononciation xe-en.

L’homme ouvrit des yeux plus grands en les posant sur elle, l’étudia en lissant les contours de son bouc. Sans surprise, il fixa alternativement l’iris droit de Yue, puis le gauche.

— Tu es la petite de Yo Rin. Que fais-tu ici ?

Yue ne s’habituait pas à entendre parler de son père si souvent, encore moins à être de nouveau associé à lui spontanément.

— Je cherchais un chemin couvert pour retourner dans ma chambre et je me suis retrouvée ici. Je ne savais pas où j’entrai. Pardon de vous avoir dérangé, s’inclina-t-elle.

Il chassa son excuse d’un geste de la main.

— Ta venue n’est pas une mauvaise chose. Je comptais te convoquer bientôt. Heureux de faire enfin ta connaissance.

Il lui désigna le siège en face du siens.

— Prend quelques minutes pour parler à ton aïeul. Ensuite, je te ferai raccompagner.

Son ton sonnait plus doux que celui de So Hae. Yue resta sur ses gardes, cependant, surveillant le moindre de ses gestes en s’asseyant.

Le gouverneur la détailla encore un moment, suivant le flot des vagues brodées sur sa surrobe, les carpes en relief irisés qui y nageaient, la parure en corail rouge qui complétait l’ensemble.

— Cet habit est original, sur une petite fille.

Yue le savait. À son âge, elle aurait du porter des couleurs moins vives et se mettre des rubans dans les cheveux plutôt que des épingles ouvragées. Quant aux motifs, ceux qui inspiraient la vie, la force et le mouvement se retrouvaient plus souvent chez les hommes d’arme qu’ailleurs.

— Je porte des vêtements qui me correspondent. Ce n’est pas si original que ça.

— Mmh. Bien parlé ! l’approuva le gouverneur en lui servant une tasse de thé. Bois. Réchauffe-toi.

Yue reçu sa tasse à deux mains en remerciant.

— Ton père aussi parlait avec beaucoup d’assurance à ton âge. J’aimais beaucoup le faire venir me raconter ses journées. Yo Rin ne doutait de rien, ni de ses talents, ni de son importance. Ce qui rencontraient notre famille pour la première fois le prenait pour mon héritier présomptif. J’ai souvent eu la pensé qu’il devrait l’être plus que mon fils aîné.

Entendre parler de son père autrement qu’en terme dégradants ou lui fit tant de bien qu’elle en sourit presque.

— Alors… vous l’aimiez bien ? J’ai l’impression que tout le monde ici le déteste.

— Folle enfant ! Tout le monde aimait ton père. Son seul malheur est d’avoir été un garçon… agité. Il lui arrivait d’être en colère et de mal mesurer sa force. Cela donnait lieu à des accidents.

— Des accidents comme celui du couteau et de la main ? supposa Yue.

Une expression étrange passa par le visage du gouverneur, plus fermé que le précédente.

— Oui. Yo Rin et Il Hyo chahutaient beaucoup ensemble, autrefois. Ils se blessaient souvent l’un l’autre, mais Il Hyo en particulier se montrait mauvais perdant. Peut-être parce qu’il perdait souvent.

Cette version de l’histoire sonnait plus vraie aux oreilles de Yue, mais pas le ton sur lequel le gouverneur la racontait. Un sentiment d’incohérence persistait en elle.

— Et la noble dame ? Pourquoi elle ne l’aime pas ?

Le gouverneur éclata d’un rire dont la lourdeur trahissait son âge.

— Une mère et un fils ont parfois de ces relations, lorsque l’enfant est turbulent et le parent intransigeant. So Hae n’a jamais eu beaucoup de souplesse d’esprit dans l’éducation. Il lui en aurait fallu beaucoup, portant. Cela n’empêche pas l’affection. So Hae tient à son fils. Yo Rin aurait-il affirmé le contraire ?

— Bah… il ne m’a jamais parlé de ses parents. Quand je lui posais des questions, il changeait de sujet. Je savais juste qu’il été né à Haye-Nan dans une famille noble. Par contre, le jour où je l’ai rencontrée, la noble dame a dit qu’il était incapable d’aimer quelqu’un et qu’il ne respectait pas la vie des autres.

— Et qu’en penses-tu ?

— Moi, je crois juste qu’elle le déteste et qu’elle se cherche de bonnes raisons de le faire. Mon père m’aime. Ma vie est importante pour lui. Le reste, c’est juste des mots.

— Bien. Il est bon d’avoir une opinion et de savoir la dire. Être filial envers ton père est aussi une grande qualité.

Il se tut un moment, l’air de chercher une façon simple de d’aborder un sujet compliqué.

— En vérité, reprit-il, le changement de statut de ton père n’a toujours été qu’un vaste et regrettable incident diplomatique. Nous étions en pourparlers avec la couronne de Nym pour en obtenir des fiançailles. Yo Rin s’est montré un peu familier avec une des jeunes princesses et cela a tout envenimer. Il a fallu faire un geste pour apaiser la reine et So Hae s’est montrée un peu trop zélée en disciplinant son fils. Yo Rin et elle sont entrés en querelle. So Hae l’a donné esclave à un de nos vassaux en pensant garder le contrôle sur sa vie. Pour des raisons tout à fait extérieures à cela, ce vassal nous a trahi et a vendu Yo Rin à un autre mestre. Quand nous l’avons retrouvé, tu étais née, ce qui compliquait encore une situation déjà impossible. Yo Rin ne voulait pas rentrer, So Hae ne voulait pas de son retour, Makara ne voulait pas vendre… Tant de gâchis… Je crois que ta présence ici une volonté du destin. Tu as l’âge qu’avait Yo Rin la dernière fois qu’il m’a tenu compagnie.

Le gouverneur semblait avoir choisi l’œil noir de Yue pour fixer son attention. Il s’y perdit un moment.

— Sois plus sage qu’il ne l’a été. Je ne veux pas avoir à regretter d’avoir légitimé sa bâtarde.

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