102.2

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Les mots manquaient subitement à Yue. Leur conversation ne lui inspirait plus que doute et inconfort. Les sens des minutes écoulées depuis son arrivée lui échappaient en rétrospective.

La chaleur de la tasse entre ses doigts lui avait engourdi les mains jusqu’aux poignets. L’air s’alourdissait, étouffait les sons autour d’elle au point que l’orage qui grondait dehors se confondait aux pulsions sourdes du sang dans ses veines. Une envie impérieuse de s’en aller lui contractait les jambes, si fort que, paradoxalement, bouger s’avérait difficile.

— Yue. Il est tard, laissez le gouverneur se reposer.

La noble dame se tenait à quelques pas, entrée sans s’annoncer avec la discrétion d’un chat dans la nuit. Yue considéra sa parente avec un mélange inattendu de surprise et de soulagement.

— Vous avez raison, parvint-elle à articuler. Je devrais rentrer.

— Père, reprit So Hae, je m’inquiétais pour votre santé. Vos serviteurs ont négligé de bien fermé vos portes au dernier orage. Vous avez presque attrapé froid. Permettez-moi de vérifier leur travail et nous vous laisserons.

Pour la première fois, Yue perçut le calme et la fermeté de la noble dame comme plus admirable qu’intimidant. Sa parole sonnait incontestable. Dès lors qu’elle avait déclaré leur départ, Yue pouvait déjà se voir hors de la pièce.

De fait, le gouverneur ne s’opposa à rien. Il acquiesça d’un geste vague. So Hae appela sa servante restée en retrait pour se charger de la vérification promise. Avant de se mettre au travail, celle-ci prit le temps d’aider Yue à se remettre sur ses jambes. Le gouverneur finissait son thé lorsqu’elles se retirèrent.



Suivre So Hae apprit à Yue qu’une proportion non négligeable du bâti de la résidence ducale logeait à l’intérieur du relief plutôt que dessus, en un système de couloirs et d’escaliers identiques, mais plus direct que les chemins paysagers qui serpentaient à la surface.

La noble dame avançait sans parler. Ses cheveux défaits et la robe de chambre qui voilait ses pas glissant lui donnaient plus que jamais l’air d’un spectre.

— J’ai oublié mes chaussures, avoua Yue au bout de quelques minutes de marche.

— Peu importe. Quelqu’un te les ramènera.

Sa voix emplissait l’espace d’un écho interminable. Il rythma plusieurs de leur pas.

— J’ai entendu dire que tu cherchais notre dragon. Est-ce pour cette raison que tu traînes là où tu ne devrais pas au beau milieu de la nuit ?

Yue leva les yeux aux ciel, agacée par cette gronderie déguisée en question.

— Il est pas si tard que ça, se défendit-elle.

La noble dame fit halte, réaction qui fit regretter à Yue sa désinvolture. Elle se détourna lentement, la toisant avec la sévérité qui lui était propre.

— Tu as le don de poser plus de problèmes que nécessaire.

So Hae leva la main dans le vide. Une créature serpenta de l’intérieur de sa manche jusqu’à son poignet et autour de ses doigts à la façon d’un ornement. Une lumière douce et clair se dégageait du corps minuscule. Les traits de Yue s’ouvrirent d’émerveillement.

— Il est avec vous tout le temps ?

— Il l’est lorsqu’il n’a rien de mieux à faire.

Le dragon s’étira vers Yue en un flottement prudent. Son corps s’élargissait à mesure qu’il approchait, au point que sa tête fit bientôt la taille de celle d’un qilin et qu’il encombra à lui seul toute la largeur du couloir. La noble dame lui lissa les écailles de sa main restée levée.

— Le père de ton père a sauvé la vie d’un dragon céleste lorsqu’il avait quelques années de plus que toi, raconta So Hae. Plus tard, ce dragon s’est trouvé un partenaire. Ensemble, ils ont donné naissance à celui-ci. Le premier est mort avec Qe Gin. Le deuxième a disparu en laissant un plant de glycine immortel derrière lui… Celui-ci est resté.

Yue tendit la main pour le caresser à son tour. Le dragon remonta lentement le long de son bras, formant une spirale autour d’elle. Son geste lui fit l’effet d’une étreinte.

— Yo Rin et lui étaient proches, surtout après la mort de Qe Gin, poursuivit So Hae. Quand Yo Rin tombait malade où se blessait, le dragon venait se coucher près de son lit ou diffuser ses arcanes dans les eaux de ses soins. Alors le mal s’en allait. Le gouverneur le disait que ce fils devait être spécial, que sa vie serait une longue succession de prouesses, que le ciel tout entier veillerait à sa gloire… Il commence à se faire pareille idée de toi aussi. J’ai les oreilles pleines de tes louanges depuis quelques jours. Réjouis-toi. Ton sang t’a gagné un allié puissant, aujourd’hui.

Sur ses félicitations amères, la noble dame releva la main. Son geste fit réagir le dragon aussi sûrement qu’il aurait fait réagir un de ses serviteurs. Il rapetissa dans l’instant et revint se nouer en bracelet autour de son poignet, glissant vers son coude jusqu’à disparaître sous sa manche.

— Ta chambre est au fond de ce couloir, désigna-t-elle. Ne retourne jamais voir le gouverneur seule. Je t’accompagnerai, au besoin.

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