103.1
Léopold privilégiait les espaces neutres pour mener des pourparlers. Toujours. Chaque parti devait se croire à égalité en entamant les négociations. Cela rendait les moins avisés plus vulnérables à la suggestion subtile, mais redoutable, de leur position d’infériorité.
La rencontre devait paraître anodine. Un établissement public, une salle privative, cadre à la fois chaleureux et élégant, service bilingue et traducteurs privés en renfort, pour qu’aucun propos ne se perde entre les idiomes, une carte variée et de l’alcool en quantité gérable, assez pour désinhiber, trop peu pour enivrer… Recevoir hors de chez soi facilitait pas les entreprises d’âmes perfectionnistes.
La demi-heure d’avance que se garda Léopold ne fut pas de trop pour régler les derniers détails de sa mise en scène. Il distribua de généreux pourboires pour bien disposer le personnel du restaurant, se fit recommander les meilleurs plats, les meilleures bouteilles et décrire l’ingénieux système acoustique par lequel le concert des musiciens qui se produisaient dans la salle pouvait être diffusé partout sans être invasif nulle part.
À l’intérieur de la salle, il prit le temps d’étudier la configuration de la pièce, de la table, et de conjecturer l’endroit où chacun prendrait place. Les jeux de pouvoirs commençaient là. Il considérait ses options lorsqu’un serveur introduisit un premier acteur à son théâtre.
Le commandant Klalade ne se ressemblait pas, en robe. En lui demandant de soigne son apparence, Léopold s’était attendu à ce qu’elle passât un pantalon droit et troquât ses bottes contre des souliers fins, pas à ce qu’elle se mette à la façon des dames de la capitale, accessoires à l’appuis. Sa mise respirait la maladresse de ceux qui s’habillent peu.
— Ce rose jure affreusement avec votre teint. Les couleurs sombres vous conviennent mieux. Idéalement, je vous conseille le vert bouteille. Cela complimenterait à la fois votre peau et vos cheveux. Pensez assis à porter des jupons moins longs. Vous êtes petite. Cacher vos pieds vous donne l’air minuscule.
Le front maquillé de Rëvika se para d’un nouveau pli contrarié à chaque remarque.
— Bonjour à vous aussi, monsieur le baron, de consterna-t-elle. Vous donnez beaucoup de conseils vestimentaires pour un homme qui ne porte que des costumes blancs, non ?
— Navré que mon deuil manque à ce point d’originalité. Je vous assure que mon sens de l’esthétique serait plus flagrant si je n’étais pas veuf.
Il tira la chaise qu’il lui réservait dans son plan de table idéal tandis qu’une gêne presque comique lui colorait le visage.
— Je ne voulais pas…
— Oubliez ce que j’ai dit, la pria-t-il en tirant la chaise qu’il lui destinait. Vous êtes parfaite. Asseyez-vous.
Rëvika obtempéra sans être dupe du compliment glissé sans conviction entre deux ordres.
— Vous être un authentique gentilhomme, grommela-t-elle.
Ils n’eurent pas le temps de s’échanger davantage d’amabilités. La comtesse arriva.
Ce jour-là, un voile couleur d’ambre gardait le secret de son visage, maintenu par une coiffe dorée dont les embranchements évoquaient la majestée naturelle de bois de cerf. Un camaïeu de bruns l’habillait en couches successives de brocarts et de velours. La voir si bien assortie à la saison rappela à Léopold que Yue ne possédait pas encore de vêtements mondains pour l’automne et l’hiver.
Il fut détrompé en la voyant sortir de l’ombre de son aïeule, emmitouflée dans un habit à col haut et manches fermées. Un motif de nuages gris réhaussé d’ocre éclairait le tissu presque noir de sa surrobe. L’interminable silhouette irisée d’un dragon céleste passait, tantôt par-dessus, tantôt par-dessous les nuées, donnant du relief au paysage brodé.
La voir porter un habit qu’il n’avait ni choisi ni conçu déplut démesurément à Léopold. Pour ne pas laisser ce sentiment le déstabiliser, il se concentra sur ce qu’il y avait de positif dans l’intérêt nouveau que lui portait sa famille biologique.
— Noble dame, salua-t-il. Yue.
So Hae le gratifia d’un signe non-hostile avant de prendre la seule place qui pouvait convenir à son égo : celle en bout table, au fond de la pièce, depuis laquelle tout l’espace s’offrait. Alors seulement, elle se découvrit. Léopold devait admettre qu’elle incarnait l’élégance sous sa forme la plus altière. Il aspirait à ce que Yue finît par lui ressembler un jour.
La petite n’avait pas bougé d’à côté de la porte, paralysée par l’incertitude de ce qu’elle pouvait ou devait faire.
— Tu ne salues pas ta professeure ? la guida le baron.
Yue s’agrippa un bras, penaude.
— J’ai plus de professeure, bredouilla-t-elle. Le commandant a changé de travail.
— Peu importe. Il me semble t’avoir appris à être polie, au moins un peu.
Yue s’exécuta sans beaucoup de conviction, toujours plantée à l’entrée du salon.
— Va prendre l’air sur le balcon en attendant l’heure juste. Tu risques de t’ennuyer, ici. Commandant Klalade, vous voulez bien l’accompagner ?
Rëvika savait que la question du baron n’en était pas une. En acceptant son invitation, elle se doutait déjà qu’il la traiterait en commodité. Au lieu de s’en plaindre, elle s’efforça d’y voir une sorte de gentillesse, une façon qu’avait le baron du lui offrir du temps pour mettre les choses à plat avec la petite. Le commandant saisit sa chance pendant que, laissés seuls, Léopold et So Hae s’armèrent respectivement d’un cigare et d’une pipe à opium. Entre les vapeurs de leur poisons respectifs, ils reprirent une conversation entamée plusieurs jour plus tôt sur un projet de garde partagée de leur petite fille si rare. Le cas de Rin avait été compliqué par nature. Celui de Yue pouvait être simple. Léopold ne profitait que de son image de marque et de son succès mondain, là où sa valeur pour les Temehn reposait sur le succès de sa carrière militaire. Celle-ci devait durer au moins trois ans.
Yue pouvait vivre tout ce temps entre Haut-Castel, pendant ses permissions, et le palais ducal, pendant ses périodes d’activité. Léopold se réservait d’avance les chasses estivales, les anniversaires et les équinoxes de printemps, ainsi que l’été de ses douze ans, pour la consacrer collectionneuse. So Hae voulait la priorité sur les cérémonies officielles, les anniversaires du duc et d’éventuelles les fêtes familiales.
Lorsque Yue atteindrait l’âge de quinze ans, tomber d’accord risquait de devenir difficile, mais cela ne pressait pas autant que les questions que soulevaient sa récente chute.
Aucune conversation ne prenait du côté de la concernée. Yue ne savait plus quoi penser de rien et se sentait trop épuisée pour réfléchir longtemps. Revoir le baron la rendait aussi nerveuse qu’heureuse, mais leurs retrouvailles avaient aussi quelque chose de triste dans leur banalité, à croire qu’elle ne lui avait pas manqué et que leur séparation qui hantait encore Yue n’existaient déjà plus pour lui depuis longtemps.
Il ne lui avait pas poser de questions sur son accident, ni sur rien d’autre. I ne devait simplement plus l’aimer autant qu’avant depuis qu’elle s’était abîmée.
— Tes épingles cheveux sont en écailles de dragon ? remarqua Rëvika pour briser la glace.
Yue et elle se tenaient à des bords opposés du balcon. La fraîcheur de ce début de soirée pâlissait comparaient à celui qui les éloignait.
— Vous être draconniers, vous devez savoir, non ?
Vrai. Au-delà de ça, les personnes de sa fortune ne s’abaissaient pas à porter de la contrefaçon. Renonçant au détours, Rëvika se montra plus frontale :
— Je suis sincèrement désolée d’avoir raté ton épreuve de vol. J’ai essayé de revenir plus tôt.
— Et alors ? la repoussa encore Yue. Vous m’auriez rattrapée quand je suis tombée ?
À la lumière du temps passé avec le baron, Rëvika comprenait un peu mieux la détresse de son élève par-delà ses mots cassants. Cela l’aida à rester calme.
— Tu as le droit de m’en vouloir. Tu dois avoir l’impression que je t’ai abandonnée et c’est un sentiment horrible. Tu vas avoir de mal à me refaire confiance et je ne vais pas te le reprocher. Mais je suis toujours ta professeure. Je le resterai jusqu’à ce que tu sois draconnier.
Yue daigna enfin lui obliquer un regard. Rëvika se retrouva happée par le trou de son œil noir.
— Vous vouliez un nouveau travail oui.
— Oui, mais j’ai changé d’avis. Je serais encore avec toi l’année prochaine si tu n’as pas ta certification cette année et je ne te laisserais plus. Jamais.
Rëvika s’abstint d’expliquer pourquoi. Le baron et la noble dame, content de son enseignement ou peut-être seulement de sa connivence, lui offrait de quoi finir de payer en une fois les études de sa petite sœur à condition qu’elle restât auprès de leur protégée. Sans cela, le commandant n’aurait pas pu se permettre de faire passer sa famille après les beaux yeux vairons de son élève.
— Je vous crois pas, s’obstina Yue. Vous dites toutes pareilles et vous vous en allez quand même. Ou vous mourrez.
— Qui, toutes ?
Yue ne tut et replongea dans sa contemplation du paysage, celle du palais ducal en particulier. La silhouette du relief et des bâtiments qui l’escaladaient se découpaient dans la brume.
— Est-ce que tes esclaves vont bien ? s’avisa de demander le commandant.
La question fi souffler l’interrogée.
— Bard est un peu blessé. Io Ruh est… pareille que d’habitude, sauf que maintenant, elle a une petite sœur et un grand frère un peu bizarre.
Interpellé, Rëvika la pressa pour en apprendre plus et se fit conter le récit confus et troublant des retrouvailles qui n’en étaient pas entre la petite servante et sa fratrie, à travers lequel Rëvika vit tout de suis plus clair que l’esclave naïve et l’enfant mestresse.
— Si ce je comprends bien, l’aîné à l’intention de vendre la cadette aussi ?
Sa conjecture parait choqué Yue.
— Non, il a juste pas assez d’argent pour bien s’occuper d’elle, s’entêta-t-elle.
— J’ai une petite sœur aussi. Si j’avais tout juste assez d’argent pour acheter trois pommes, je lui en donnerais deux. À côté de ça, le type dont tu parles a complétement changé de vie parce que ses parents ont vendu sa première sœur. Il doit considérer l’autre comme une marchandise aussi.
Rëvika parlait avec l’amertume que conférait l’expérience. Pas la sienne propre, mais celle de trop de personnes dont elle avait croisé la route.
Yue n’eut pas vraiment le temps d’assimiler ou de réagir à ce qu’elle venait d’entendre. Le baron vint les rappeler pour passer à table. Les derniers convives arrivaient.
Contrairement au commandant Klalade, le général Hutehn n’avait opéré aucun changement vestimentaire, se contentant d’épingler quelques barrettes à son uniforme pour se donner un peu de prestige sans exubérance. Lui non plus n’aima pas la robe de Rëvika à en croire la façon dont il la toisa en entrant. Il comptait parmi ces gradés pour qui la chose militaire était un mode de vie avant d’être une voie professionnelle et jugeait mal ceux qui se permettait de redevenir civil à la fin de la journée.
Les premières politesses se firent autour d’un verre de liqueur florale, puis le souffle discret d’une flute et le murmure d’un duo de cordes invisibles supplantèrent les mots, comblèrent le vide pendant que chacun s’absorba dans la lecture de la carte. Yue voulu commencer par un dessert. Sa gourmandise se heurta au refus catégorique de la noble dame. En bonne enfant capricieuse, elle décréta par conséquent qu’elle n’avait plus faim, suite à quoi le baron commanda à sa place pour lui faire comprendre qu’elle ne jeûnerait pas. Recadrée par l’incident, la petite n’ouvrit plus la bouche de toute la soirée.
Officiellement, ce rassemblement célébrait son prompt rétablissement, mais à force, Yue savait que les fêtes données en son honneur ne concernaient pas son plaisir. Autrement, son chef d’établissement n’aurait pas été là.
Le début de soirée fut lent. Il fallut dire les bonnes paroles et poser les bonnes questions, ne rien précipiter, presque au point de faire traîner.
— Quand peut-on espérer connaître le nom de la future duchesse ? s’enquérait le Général. Toutes les jeunes femmes de la capitale finiront par se ruiner en cosmétiques si vous n’arrêtez pas votre choix rapidement, noble dame.
— Les candidates sérieuses ne sont pas si frivoles. Quant aux autres, elles courent après une illusion. Je ne cherche pas la future duchesse. Il Hyo ne prend cette année qu’une épouse de second rang. Idéalement deux. Notre résidence est en mal d’enfants.
— Votre neveu a-t-il donné sa préférence à certaines candidates ?
— Il n’en a encore rencontré aucune. Je ne lui présenterais que celles qu’il devra épouser. À son âge, il ignore tout de ce qui fait une bonne compagne. Sa préférence n’a que peu de valeur.
— S’il ne s’agit que de produire des héritiers, tempéra Hutehn.
— Il s’agit de faire prospérer notre famille et d’en protéger les valeurs. Je vous prie de croire que ce n’est pas à la portée de toutes les jolies femmes pourvues d’un utérus fonctionnel.
Elle ponctua sa réplique d’une gorgée de vin, savourant le trouble de son interlocuteur plus que l’alcool. Le général, lui, descendit son verre d’un trait nerveux.
— Vous parlez sagement, l’approuva-t-il en levant son verre vide. Je souhaite à chaque homme de notre nation une mère de votre discernement.
— Souhaitez leur également des pères raisonnables. Nos efforts sont vains lorsque les enfants sont et disciplinés d’un côté puis gâtés de l’autre. Il y a quelques jours encore, j’essayais de faire habiller notre petite convenablement. Le gouverneur a préféré donner un brocart inestimable de la trésorerie familiale pour lui tailler une énième robe extravagante. Il la rendra déraisonnable.
Léopold admira l’habileté de son propos qui, en un instant, replaçait chaque pion sur sa case ; le tout puissant duc qui n’agissait qu’à son idée, la petite qu’il venait de se mettre en tête d’adorer, So Hae au centre, qui parlait pour les uns et les autres, tout en ayant la liberté de sa propre parole, et enfin Hutehn, le presque vassal, l’obligé.
— Puisque nous parlons d’elle, se lança la noble dame, son état lui permettra bientôt de reprendre son apprentissage. J’espérais pouvoir la rendre à votre établissement d’ici la fin du décan. Cela pourra-t-il se faire dans de bonnes conditions ?
— Naturellement, s’empressa d’affirmer Hutehn. Sa chambre est restée intacte et les professeurs ont été prévenu des raisons de sa reprise tardive. Nos médecins l’ausculteront régulièrement pour s’assurer de son état.
— Ah. Et qu’en est-il de la personne qui a attenté à sa vie ? Est-elle encore des vôtres ?
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