103.1
Amis Lecteurs, j'esprère que vous allez aimer ce bout chapitre, parce que j'en ai marre de le réécrire. Ana, à 3h49 du matin.
☼
Léopold arriva sur place le premier avec un bon quart d’heure d’avance. La réservation n’étant pas à son nom, malgré la fraîcheur de l’air en cette fin de journée, il s’adossa à au mur du restaurant alluma un cigare pour attendre. Son geste lui valut quantité d’œillades réprobatrices ; à Haye-Nan, les bonnes gens se tenaient droits en toute circonstances et fumaient en privé plutôt qu’à la vue de tous, usages opposés à ceux du Tjarn où une sorte de convivialité forcée avait valeur de bienséance. Passer d’une contrée à l’autre s’évérait fatiguant à plus d’un égard.
À travers les fumées de tabac, il vit bientôt approcher le commandant Klalade. Il la reconnut à sa posture et sa démarche. Sans cela, il l’aurait facilement prise pour une autre. Jusque-là, il ne l’avait vu qu’en uniforme, jamais en tenue habillée. Il l’avait prié de soigner son apparence pour l’occasion, certes, mais se serait contenté de vêtements repassés et de bottes cirés. Il ne l’avait seulement pas soupçonné de posséder une robe taillée à la mode locale. Ce pouvait être un emprunt, à en juger par les jupes trop longues qui amassaient les feuilles mortes sous l’ourlet, ou seulement le choix discutable d’une personne mal habituée à ce type d’habillement.
— Ce rose jure avec votre teint. Les couleurs sombre vous conviennent mieux. Idéalement, je vous conseille le vert bouteille. Cela complimenterait à la fois votre peau et vos cheveux.
— Bonjour à vous aussi, monsieur le baron, soupira-t-elle en un simulacre de révérence. Vous donnez beaucoup de conseils vestimentaires pour un homme qui ne porte que des costumes blancs, non ?
— Navré que mon deuil manque à ce point d’originalité. Je vous assure que mon sens de l’esthétique serait plus flagrant si je n’étais pas veuf.
Il prit une longue bouffé de tabac, tandis qu’une gêne presque comique se peignait sur le visage du commandant.
— Oubliez ce que j’ai dit, souffla-t-il avec sa fumée. Vous êtes parfaite.
Un attelage remontait la rue entouré d’une suite nombreuse. Léopold en reconnu les contours. So Hae Temehn avait le sens du spectacle, au moins autant que lui. Le moindre de ses déplacements était prétexte à faire défiler quantité absurde de personnel qualifié, moins pour la servir personnellement que pour entretenir son image de prestance.
Ce jour-là, un voile couleur d’ambre gardait le secret de son visage, maintenu par une coiffe dorée dont les embranchements évoquaient l’élégance naturelle de bois de cerf. Un camaïeu de bruns l’habillait en couches successives de brocarts et de velours. La voir si bien assortie à la saison rappela à Léopold que Yue ne possédait pas encore de vêtements chauds.
Celle-ci descendit pourtant de voiture emmitouflée dans un habit à col haut et manches fermées. Un motif de nuages gris réhaussé d’ocre éclairait le tissu presque noir de la surrobe. L’interminable silhouette irisée d’un dragon céleste passait, tantôt par-dessus, tantôt par-dessous les nuées, donnant du relief au paysage brodé.
La voir porter des vêtements qu’il n’avait ni choisi ni conçu déplut démesurément à Léopold. Il s’efforça de n’en rien laisser voir, se concentrant sur ce qu’il y avait de positif dans l’intérêt nouveau que lui portait sa famille biologique.
So Hae ne s’abaissa pas à échanger de politesses en pleine rue. Ses serviteurs ouvrirent pour elle la porte de l’établissement. Une main lourde de bagues posée sur l’épaule de Yue pour la faire avancer, la noble dame y entra d’un pas tranquille, laissant son monde sur le pavé.
Léopold fit brûler d’un trait un centimètre de cigare, écrasa ce qui restait du bâton dans son étuis, puis leur emboita le pas, suivit de près par Rëvika. Une salle privative les attendait à l’étage du restaurant, dans laquelle une table ronde dressée pour cinq croulait déjà sous les rafraichissements sans qu’ils n’aient encore rien commandé.
Ce n’est qu’une fois installée que la noble dame se dévoila et daigna considérer leur présence.
— Baron, Commandant, je vous remercie d’être venu de si bonne heure. Le général Hutehn ne tardera pas à nous rejoindre. Je vous prie de patienter en vous mettant à l’aise.
Yue gardait les yeux baissés sur son couvert, visiblement tendue. Ces retrouvailles la mettaient mal à l’aise au regard de la façon dont ils s’étaient quittés. L’expression de son visage et la raideur de sa posture hurlaient qu’elle aurait préféré être n’importe où ailleurs qu’assise en face lui et condamnée à y rester plus d’une heure.
Léopold savait qu’il lui aurait suffit de quelques mots et d’un geste pour la sortir de cet état d’angoisse, mais préférait attendre le dénouement de la soirée pour s’en donner la peine. Son humeur importait peu dans l’immédiat.
Le commandant Klalade n’étant pas de cet avis, elle s’évertua à lui faire la conversation, donnant des nouvelles de leur caserne qui ne paraissaient pas intéresser Yue et lui posant des questions auxquelles son élève n’opposait que des phrases de trois mots et moins. Le seul sujet qui la fit s’investir dans leur dialogue fut celui de sa servante. Yue parla de la façon dont celle-ci s’était récemment découvert une fratrie et espérait se rapprocher de sa petite sœur, leur aîné s’en occupant mal. Son récit laissa à Rëvika un pli entre les sourcils.
— S’il s’occupe mal d’une enfant de plus trois ans à son âge, ce n’est pas de l’incompétence.
Yue la dévisageait, aussi attentive que confuse.
— Il a probablement l’intention de la vendre, explicita-t-elle. Sa première sœur lui a fait gagner une fortune, pourquoi il se priverait d’exploiter la seconde ? Je ne serais même pas étonnée qu’elle soit née dans ce but. Leur écart d’âge me parait un peu trop parfait.
Rëvika parlait avec l’amertume que conférait l’expérience. Sa famille aussi avait connu son lot d’enfants sacrifié sur l’autel de ce que certains appelaient la nécessité pour déguiser leur avarice.
— Nous réglerons cela plus tard, décréta la noble dame pour couper court à la discussion. Une fille de cet âge ne parle pas à une table d’adultes.
Yue lui obliqua un regard torve avant de rebaisser les yeux sur son assiette vide.
Le souffle discret d’une flute et le murmure d’un duo de cordes invisibles supplantèrent les mots, comblèrent le vide. Enfin, exact à la minute, le général Hutehn entra.
Officiellement, ce rassemblement n’était qu’une petite célébration intime pour se réjouir entre concernés du prompt rétablissement de Yue. Sans être dupe de ce prétexte, le général avait fait l’effort de tomber l’uniforme et d’apporter en cadeau une bouteille de vin aigre dont il prévoyait de descendre plusieurs verres au cours du repas.
Le début de soirée fut lent. Il fallut dire les bonnes paroles et poser les bonnes questions, ne rien précipiter, presque au point de faire trainer. Une fois les sujets d’usage semi-importants épuisés, avant d’aller à l’essentiel, il fallut encore en passer par quelques mondanités…
— Quand peut-on espérer connaître le nom de la future duchesse ? Toutes les jeunes femmes de la capitale finiront par se ruiner en cosmétiques si vous n’arrêtez pas votre choix rapidement.
— Les candidates sérieuses ne sont pas si frivoles. Quant aux autres, elles courent après une illusion. Je ne cherche pas la future duchesse. Il Hyo ne prend cette année qu’une épouse de second rang. Idéalement deux. Notre résidence est en mal d’enfants.
— Votre neveu a-t-il donné sa préférence à une candidate ?
— Il n’en a encore rencontré aucune. Je ne lui présenterais que celles qu’il devra épouser. À son âge, il ignore tout de ce qui fait une bonne compagne. Sa préférence n’a que peu de valeur.
— S’il ne s’agit que de produire des héritiers…
— Il s’agit de faire prospérer notre famille et de conserver ses valeurs. Je vous prie de croire que ce n’est pas à la portée de toutes les jolies femmes pourvues d’un utérus fonctionnel.
Elle ponctua sa réplique d’une gorgée de vin, savourant le trouble de son interlocuteur plus que l’alcool. Hutehn, lui, descendit son verre d’un trait nerveux.
— Vous parlez sagement, l’approuva-t-il en levant son verre vide. Je souhaite à chaque homme de notre nation une mère de votre discernement.
— Souhaitez leur également des pères raisonnables. Nos efforts sont vains lorsque les enfants sont et disciplinés d’un côté puis gâtés de l’autre. Il y a quelques jours encore, j’essayais de faire habiller notre petite convenablement. Le gouverneur a préféré donner un brocart inestimable de la trésorerie familiale pour lui tailler une énième robe extravagante.
Léopold sourit de la frustration véritable qu’il percevait dans le ton de sa voix, tout en admirant la façon subtile dont elle entretenait la malaise et le sentiment d’infériorité de leur invité.
— Puisque nous parlons d’elle, se lança la noble dame, son état lui permet de quitter ma maison sous peu. J’espérais pouvoir la rendre à votre établissement d’ici la fin du décan. Cela pourra-t-il se faire dans de bonnes conditions ?
— Naturellement, s’empressa de répondre Hutehn. Sa chambre est restée intacte et les professeurs du parcours ont été prévenu des raisons de sa reprise tardive. Nos médecins l’ausculteront régulièrement pour s’assurer de son état.
— À quoi bon l’entourer de tant d’attention quand la personne qui a attenté à sa vie est encore des vôtres ?
Annotations