103.2
Cette question laissa le général stoïque, voire le rengorgea. Il s’y était attendu et préparé.
— Noble dame. Je sais que l’accident de votre parente vous a horrifiée. Il est légitime de vouloir qu’une personne en soit responsable et de penser qu’il suffirait de la condamner pour écarter tout danger, mais la réalité de notre métier est plus cruelle. Les accidents graves sont fréquents. Nous avons fait toutes les vérifications possibles et imaginables. Rien ne parle d’autre chose que d’un malheureux hasard. Personne n’a attenté à la vie de cette enfant.
La noble dame bascula doucement la tête en arrière, franchissant imperceptiblement la ligne entre posture altière et attitude condescendante. Le général se resservit un verre de vin pour se ne pas perdre en contenance.
— Je ne doute pas de votre bonne foi, articula patiemment So Hae. Le fait est vous avez l’esprit trop droit. Il faut un scélérat pour un confondre un autre. Je m’y serai trompée aussi sans l’aide de Monsieur Makara.
La pique fit sourire son receveur.
— Vous êtes trop modeste, So Hae. Je n’aurais rien pu faire sans vous.
Léopold tira une enveloppe de l’intérieur de sa veste en se levant pour aller la poser à portée de main du général.
— J’ai pris la peine de vous apporter ces quelques documents. Manipulez-les sans craintes, j’en ai plusieurs copies. Toutes les preuves dont vous avez besoin sont compilées ici. Inutile de me remercier.
Il continua son tour de table pour l’arrêter derrière le siège de Yue, dont les yeux s’était arrondis.
— Il y a un nombre fini de raisons qui peuvent expliquer ce qui s’est passé pendant que Yue volait. Celle qui ressors est quelqu’un a donné des suppresseurs à son fabuleux.
Hutehn considéra l’enveloppe de preuves présumées avec méfiance. Il lui semblait qu’aucun mot ne pouvait suffire à rendre cette accusation crédible.
— Si quelqu’un administrait assez de suppresseurs à un dragon pour lui faire perdre connaissance, ledit dragon ne pourrait pas décoller. La piste d’un projectile empoisonné a également été abandonnée.
— Le professeur Xhoga s’est heurté à l’incohérence que vous soulevez pendant plusieurs jours, reconnut Léopold. Ses connaissances théoriques dépassent de beaucoup des miennes, mais j’ai plus d’expérience que lui dans le domaine du divertissement.
Rëvika le trouvait effectivement doué pour captiver son audience. Tout en le trouvant un rien trop exubérant et alors même qu’elle savait ce qu’il s’apprêtait à dire, elle demeurait pendue à ses lèvres.
— Que voulez-vous dire par là, s’impatienta Hutehn. Exprimez-vous clairement !
— Tout de suite, général. Suppresseur est un mot valise qui désigne près d’une cinquantaine de substances alchimiques, expliqua-t-il. Les draconniers n’ont besoin que de deux, voire trois types de suppresseurs, là où les Collectionneurs usent couramment d’une dizaine de variantes, plus ou moins différentes en fonction de leur secteur d’activité. Certaines sont dites dormantes, à savoir qu’elles n’ont aucun effet en l’absence d’activité musculaire intense ou d’irrégularité dans le flux magique. Cela n’a aucun intérêt pour un militaire, mais c’est utile dans le monde du spectacle pour mettre des garde-fous aux chimères et aux fabuleux sans les rendre complétement léthargiques.
La jarre de vin se trouva vide lorsque le général voulut s’en resservir une énème fois. Léopold se réjouit de le voir privé de cette échappatoire. Pour s’occuper les mains, il fut finalement obligé de s’emparer de l’enveloppe et d’en jauger le contenu.
— Je vais être bref, reprit Léopold. Un de vos officiers s’est pris d’aversion pour Yue. Il s’est persuadé qu’elle n’était pas humaine et s’est acharné à le prouver en vain. Il a consulté et fait copier plusieurs éléments de son dossier administratif et de son dossier médical pour soumettre des demandes d’authentification au Bureau des Archives. Plus récemment, il s’est fait livrer une quantité importante de substances usitées dans la traite de fabuleux, notamment des suppresseurs. Pour les lui administrer, il a profité du fait que Yue ait congédié ses deux esclaves pour modifier le calendrier de répartition des corvées et l’assigner tous les soir au nettoyage d’une salle de repos dont il avait les clefs. Vous trouverez avec le reste les résultats d’analyse effectuée sur le contenu des encensoirs de cette salle et la composition des produits de ménages. La veille de l’épreuve de vol, son fabuleux s’est chargé de sa corvée. Et puisque lui n’est effectivement pas humain, il s’est passé ce que nous savons.
Une pensée tangible émergea du brouillard de l’esprit de Yue : Je ne suis pas humaine non plus… Il le sait. Mentait-il ? Omettait-il ?
Pour sa part, le général aurait difficilement émis le moindre doute. Chaque document du feuillet qu’il avait entre les mains accablait l’accusé.
— Tout ceci est… grave, certainement. Une mesure disciplinaire s’impose. Toutefois… sur le principe, cela reste un…
Il s’éclaircit la gorge.
— … un accident.
La paume de la noble dame heurta le plateau de leur table dans un tintement aigu de porcelaine qui fit tressaillir Yue. Les pointes aiguisées de ses ongles d’or s’enfoncèrent visiblement dans le bois nu. Son ton fut pourtant lisse lorsqu’elle prit la parole :
— Lorsqu’un archer vise un cavalier ennemi et qu’il atteint la monture au lieu de l’homme, est-ce un accident ? J’ai de la considération pour vous, Général. Assez pour vous faire part de nos découvertes en privé plutôt que de les placarder sur tous les murs de toutes les villes de Terres Connues. Ayez-la décence de ne pas m’insulter en retour.
— Je n’oserais pas, noble dame.
— Alors que veut dire ce mot d’accident ?
— Je veux dire… qu’il faudra gérer cette affaire avec prudence, sans quoi, le coupable s’en sortirait peut-être blanchi. Notre ordre n’aime pas les litiges.
— Soyez aussi prudent que nécessaire, mais je vous promets un litige sans précédent dont vous serez le sujet exclusif si rien n’est fait d’ici la fin du décan.
— Noble dame, vous ne pouvez pas être sérieuse, tempéra le général. Malgré toute la bonne volonté du monde, ces questions-là ne se règlent jamais en quelques jours !
— J’oubliais presque, reprit Léopold d’un ton faussement détaché. J’ai voulu vous rendre service, j’ai aussi pris le temps d’enquêter sur d’autres sabotages qui ont altérés le cours de vos épreuves. Beaucoup de noms y sont mêlés, élèves et officiers confondus. Vous devriez envisager d’y mettre de l’ordre avant que quelqu’un d’autre ne soit désigné pour le faire.
Aucune protestation ne s’éleva. Le piège se refermait trop étroitement sur lui. Il abandonna toute complaisance en reprenant la parole.
— Qu’attendez-vous de moi, exactement ? se résigna-il.
— Pour tout le préjudice qu’à subit Yue sous votre direction, il me semble qu’elle mérite sa place dans le cursus principal en dépit de tout. Pour ses crimes, nous ne demandons que la mutation du Lieutenant Regò, aussi loin que possible d’Haye-Nan. Nous vous aiderons à trouver tous les prétextes nécessaires. Votre établissement et votre nom s’en sortiront immaculés. N’est pas noble dame ?
Son geste, équivoque, ressembla à un oui mais laissa assez de doute au général pour faire perler quelques nouvelles goutter gouttes de sueur à son front.
— Il tard, décréta-t-elle dans la foulée. Yue doit rentrer se reposer. Couchez-vous de bonheur aussi, Général. La nuit porte conseil.
☽
Yue comptait ses pas pour s’empêcher de penser, marchait dans les empreintes du baron pour le suivre de loin les yeux baissés. Ils ne se promenaient pas ensemble, plutôt l’un à la suite de l’autre.
Le ciel couvert n’offrait pas d’étoile à compter pour se distraire. Les fleurs du jardin ducal se confondaient toutes à la lumière des lanternes. Aucun bruit alentour, sinon celui des semelles sur le gravier, les criquets dans l’ombre et le sang qui pulsait dans ses veines.
— Mestre Makara ? hasarda-t-elle.
— Yue.
La décontraction avec laquelle il prononça son nom la déconcerta.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui se passe, là ?
— Rien de bien compliqué. Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps alors nous profitons du début de soirée ensemble.
Pour sa part, Yue ne profitait de rien et dut essayer de mettre des mots simples sur un sentiment compliqué.
— Je… je suis contente de vous voir, s’appliqua-t-elle à articuler, mais j’ai du mal à savoir si vous, vous êtes content.
Sa voix se brisa contre un sanglot naissant au fond de gorge.
— J’espère que vous… Je suis désolée de vous avoir déçu.
— Tu ne m’as pas déçu, la détrompa-t-il. Je suis même assez content de toi. J’aurais préféré que tu ne te blesses pas, mais j’avais conscience du risque en t’envoyant ici.
Il s’arrêta, provoquant une légère collision qui fit reculer Yue de plusieurs pas.
— Yue, s’exaspéra-t-il. Ne pense plus à ce qui s’est passé à Skal et ne pense plus à ta chute. Je n’ai aucune raison d’être en colère contre toi aujourd’hui et tu n’as aucune raison d’être sur tes gardes.
Il lui posa une main sur l’épaule, puis sous le menton pour le lui relever.
— Je suis content de te voir et je suis fier de toi. Qu’il t’arrive de faire des erreurs ou des bêtises ne changera jamais rien au fait que tu es ma petite protégée.
Il lui chassa un cil de la joue et la chaleur de sa paume se diffusa à tout le visage de Yue. L’émotion – et peut-être un peu de fièvre – lui brulait la peau.
Le baron plongea une main dans sa poche. Yue crut qu’il y cherchait son étui à cigare, au lieu de quoi, il en sortit un écrin à bijoux.
— Montre-moi tes armoiries, la pria-t-il.
Yue frotta ses yeux brouillés de larmes, puis tira la clef qu’elle portait en pendentif de sous son col. À son tour, le baron tira de son écrin un objet de la taille d’une montre à gousset et assembla les deux bijoux en un dans un cliquetis mécanique.
— La mélodie sera plus aigüe du fait des lames plus fines, mais j’ai fait de mon mieux pour que le son te soit le plus familier possible.
Yue se familiarisait tout juste avec les contours de l’objet qu’il prit vie sous ses yeux. Par-dessus un fond de cadran blanc et rouge, les silhouettes finement découpées de six équidés chimériques formaient un manège, lent, doux, captivant ; au son d’une cantilène aussi triste qu’allègre : un chant funéraire tulis.
— Ton carrousel devenait un peu encombrant. Celui-ci, au moins, pourra te suivre partout. N’hésite pas à m’écrire, s’il s’abîme. Je t’en concevrai un plus solide.
Il recoiffa Yue d’un geste presque paternel, essuya une larme au coin de son œil clair et la blottit contre lui. Le pendentif musical vibra au creux de leur étreinte. Ce moment, d’une étrange qui ne ressemblait qu’à eux, calma note par note toutes les angoisses de Yue.
La petite ne tremblait plus à la fin du tour de manège. Léopold se félicita de constater que le nouveau valait l’ancien lorsqu’il s’agissait de l’aider à se calmer.
— Tu es brûlante. Il faut de tu te reposes. Je vais te border une toute dernière fois cette nuit, offrit-il. La prochaine fois que nous nous verrons, tu seras définitivement beaucoup trop grande.
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