104.2

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Taliesin contemplait son œuvre avec contentement : le lustre des tables, l’éclat des verres, presque tous les mêmes, montés en petites pyramides ; l’harmonie des bannières défroissés et des banderoles suspendues qui paraient de teintes chatoyantes les flammes des luminaires ; les points de ravitaillement savamment répartis autour de la pièce pour faciliter la circulation, les plats encore chaud, dressée avec une minutie qui déguisait les plus rudimentaires en mets raffinés ! Une odeur de propre et de frais supplantait celle, pourtant opiniâtre, de sueur et de tabac froid caractéristique du mess – voire de la caserne. Tout n’en paraissait que lus appétissant.

Il lui avait fallu du temps tout mettre en place. Personne ne s’était bousculé pour l’y aider, de tels apprêts ayant été jugés superficiels, mais pour Taliesin, rendre la caserne accueillante un jour de fête comptait beaucoup. Ils célébraient tout à la fois le retour de mission de leurs confrères Ailes de l’Eau et l’entrée en poste de deux nouveaux auxiliaires. L’occasion valait bien la peine de se retrousser les manches.

La tour de guet sonna le retour des officiers en patrouille. Il allait devoir expliquer à ses supérieurs la journée de retard qu’accusait son travail mais Taliesin s’en moquait. Il comptait bien, après tant d’efforts, gouter de réconforts avant de s’inquiéter de conséquences.

Pour faire bonne figure, toutefois, il retourna à son poste, se rendre et disponible pendant la demi-heure qu’il restait à attendre le début des réjouissances.

Les Ailes de l’Eau ne brillaient pas souvent par leur ponctualité mais ne se trompaient jamais d’heure lorsqu’il s’agissait de boire et s’amuser. Ils n’arrivaient jamais les mains vides non plus. Voler de port en port pour protéger des routes maritimes avait son lot d’avantages, la gratitude des commerçants se traduisant souvent par du cadeau : alcools, thé, café, tabac, épices et confiseries, le tout venus des quatre coins de Terres Connues. Ils en recevaient à ne plus avoir qu’en faire savaient se montrer généreux avec le surplus. Taliesin réfléchissait encore à la façon dont intégrer leur contrition à sa mise en place – par petites touches ou sur une table consacrée ? – lorsqu’un pic d’angoisse le transperça, enfoncé par le gribouillis d’une couronne sur son carnet de note.

La petite princesse attendait une paire de cartes et une synthèse de vieux rapports depuis près de quatre jours. La veille encore, Taliesin le lui avait promis pour le lendemain. Il avait commencé par procrastiner pour l’agacer, certes, mais ne comptait initialement pas pousser la provocation jusqu’au demi-décan de retard. Son jeu mesquin menaçait de se retourner contre lui.

Un méchant hasard voulut qu’elle sortît première de la volière. Ses cheveux trempés dessinaient des arabesques noires sur sa figure laiteuse et son uniforme lui collait à la peau, rigidifié par le sel. Ses bottes laissait trace d’humidité sur la pierre et une odeur d’écume flottait autour d’elle.

— Encore une chute du nouveau pont ? devina-t-il.

— Exact. Je vais demander à ce que ce secteur soit confié aux Ailes de l’Eau, nos officiers sont mal formés et mal équipés pour ce genre d’opération.

Sa réplique dite en passant, elle ne fit pas particulièrement attention à lui, ce dont Taliesin n’eut pas l’idée de se plaindre. Il venait de gagner dix bonnes minutes de sursis, le temps qu’elle prît une douche et se changeât.

Il soupirait de soulagement lorsqu’elle eut la cruauté de revenir sur ses pas pour se planter en face de son poste de travail.

— Je suppose que tu as fini ce que tu m’as promis pour aujourd’hui.

— Pas exactement, mais bientôt ! s’empressa-t-il d’assurer.

L’encre des yeux de la petite princesse se teinta d’exaspération. Taliesin la soupçonna de lutter contre une pulsion violente.

— Tu ne quittes plus ton poste avant d’avoir fini, décréta-t-elle. Tant pis si tu dois y passer la nuit. Je veux que ce soit bouclé avant mon quart de demain et je veux que ce soit irréprochables. Si je dois encore te les demander une seule fois, je vais devoir prendre des mesures pour corriger ton éthique de travail.

Il inspira profondément, un sourire nerveux contracté sur le visage pour ne pas lui souffler tout son mépris à la figure. Il supportait mal qu’une gamine de la moitié de son âge lui parlât comme à enfant dissipé mais ne pouvait que s’écraser, cette fois.

— Je me doute que vous êtes contrariée mais… je ne vais pas pouvoir travailler pendant que toute la caserne fait la fête à côté. Soyez sympa, laissez-moi jusqu’à demain soir, je vous jure que j’aurais fini pour de bon, cette fois.

Le départ de Yue coupa court à toute négociation. La langue de Taliesin claqua d’agacement.

Il ne mentait pas au sujet de ses conditions de travail impropres. À la base de tout, leur caserne avait été un centre d’études météorologique, plus tard converti en relais de draconnerie, puis en draconnerie à part entière par l’ajout d’une volière et une aile médicale. Le reste des espaces fonctionnels avait été réparti dans les bâtiments d’origine avec plus ou moins de succès. Le comptoir de documentaliste comptait parmi les ratés.

Il avait fallu choisir entre l’installer dans le bâtiment le plus excentré du complexe – celui des archives – ou dans une pièce à la jonction de la volière, du mess et du couloir menant au quartier d’habitation. La seconde option l’avait emporté pour le confort d’usage des officiers au mépris du sien. Cela s’avérait particulièrement gênant entre les quarts de patrouille et aux heures de repas, plus bruyantes. En l’occurrence, il n'allait pas pouvoir s’entendre penser à moins de déménager pour la soirée.

Avant de s’y résoudre, il s’avisa de faire le point sur ce qui lui restait à faire. Son travail de recherche lui paraissait à peu près complet : il avait déterré tous les rapports de mission, tous les plans et tous les documents qui touchaient de près ou de loin au site du palais enseveli du Palais de Qalipt, préparé les fonds de carte dont il avait besoin et commencé à en compléter un. Pour résumer, il n’en était qu’au début.

Résigné, il laissa un mot sur sa table de travail au cas où quelqu’un le chercherait, puis emporta son matériel en trainant des pieds.

Le temps parut accélérer sitôt qu’il se mit sérieusement au travail. Bientôt, il entendit les tambours annoncer l’arrivée des Ailes de l’Eau.

— Je te retiens, gamine, grommela-t-il.

Au même moment, sa porte s’ouvrit sur une Roserille épuisée, qui vint s’affaler sur une chaise à l’autre bout de sa table.

— Qu’est-ce qui t’arrive, pauvre âme ? T’as l’air d’avoir vu le bout du monde.

Avant de lui répondre, elle reprit son souffle et une gorgée d’eau.

— C’est un peu l’impression que j’ai aussi, concéda-t-elle. Je suis allée chercher le petit frère de dame Yue à son école de magie, et il se trouve que l’air ne m’aime pas, là-bas. Je suis à bout de force.

— Ils en font des encore plus petits que la petite princesse ? Ça doit être quelque chose.

— Pour ce qui est de la taille, il est plus grand qu’elle.

— Ah. Pour mieux regarder le monde de haut, je suppose.

— Bah… Non, figure-toi. Il est super gentil. Première fois que je rencontre un garçon de treize aussi poli. Et surtout, il adore sa sœur, même si j’ai l’impression qu’elle lui fait aussi un peu peur sur les bords.

— Je veux bien croire qu’il ait peur, mais le reste… T’es venue exprès pour me dire ça ?

— On va dire que oui. Je suis peut-être en train d’éviter Cizin, aussi… Et le capitaine des Ailes de l’Eau est complètement déchirée, c’est insupportable.

— Tu l’as déjà vue sobre, toi ?

— Non, mais je l’ai vue que deux fois avant aujourd’hui.

— T’as vu tout ce qu’il y avait à voir, alors. T’as encore du boulot ou tu m’aides ? Je me suis fait consigné comme un sale gosse, je suis coincé jusqu’à ce que j’aie fini ça.


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