104.2
Il retourna à son poste en prenant soin de fermer les portes derrière lui pour ménager sa surprise et en croisant les doigt pour qu’elle provoquât plus de sourires que de grimaces. Roserille aimerait. Taliesin la préférait aux autres pour une bonne raison : Roserille aimait toujours tout. Saya et Tohil un peu moins, ce qui ne les empêchaient pas d’être aimables. Ils le remercieraient pour l’effort fourni avec plus ou moins de sincérité, mais ne lui reprocherait pas le temps perdu à choisir entre deux couleurs de serviettes de table. Beaucoup d’autres se contenteraient de rester indifférents.
Le commandant risquait de ne pas apprécier le désordre dans lequel il avait laissé un certain nombre de locaux pour en extraire ce dont il avait eu besoin – il les réarrangerait en temps voulu – mais serait ravi de voir le plancher aussi propre qu’à l’inauguration de la caserne. La mère de Taliesin lui avait appris des secrets de nettoyage redoutablement efficaces. Il les gardait sous le coude pour ce genre d’occasions.
Leurs camarades au pied marin seraient probablement déjà trop ivres en arrivant pour apprécier ces apprêts à leur juste valeur, mais s’en feraient pardonner par leur contribution à la garnison du buffet. Voler de port en port pour protéger des routes maritimes avait son lot d’avantages : la gratitude des commerçant se traduisait souvent par du cadeau : alcool, thé, café, tabac, épice et sucreries… des quoi ouvrir sa propre boutique.
Au fond, Taliesin craignait surtout la réaction de Yue. La petite noble caractérielle souffrait d’une grave allergie à l’inexactitude. Or, il avait déjà repoussé le traitement d’une de ses requêtes de plusieurs jours. Certes, il avait commencé par procrastiner pour l’agacer – les autres draconniers se donnaient la peine de dire s’il-te-plait et merci en lui confiant du travail, ceux-là recevaient leur document à temps – mais ne pouvait plus la faire attendre sans essuyer une réprimande qui s’annonçait pénible.
Un méchant hasard voulut qu’elle arrivât première de la volière. Ses cheveux trempés et l’odeur de sel qui lui collait à la peau trahissait une mission de sauvetage en mer.
— Encore une chute du nouveau pont ? devina-t-il.
— Toujours. Je vais demander à ce que ce secteur soit confié aux ailes de l’eau, nos officiers sont mal formés et mal équipés pour ce genre d’opération.
Sa réplique dite en passant, Yue ne fit pas particulièrement attention à lui. Savait-elle seulement qui venait de lui parler ? Peu importait à Taliesin au fond. Il venait de gagner dix bonnes minutes de sursis, le temps qu’elle prenne une douche et se change.
Il soupirait de soulagement lorsqu’elle eut la cruauté de revenir sur ses pas pour se planter en face de son poste de travail.
— Taliesin. Où sont les cartes que tu es supposé avoir fini ?
— Vous les aurez demain, s’empressa-t-il de promettre.
Sa mine s’aggrava. Il la soupçonnait de lutter contre une pulsion violente.
— Tu ne quittes plus ton poste avant d’avoir fini, décréta-t-elle, tant pis si tu dois y passer la nuit. Je veux ces cartes prêtes avant sept heures et je veux qu’elles soient irréprochables. Si je dois encore te les demander une seule fois, je laisserai des traces écrites de ce que je comprends de ton éthique de travail.
Il inspira profondément, un sourire nerveux contracté sur le visage.
— Je me doute que vous êtes contrariée mais… je ne vais pas pouvoir travailler pendant que toute la caserne fait la fête à côté. Soyez sympa, laissez-moi jusqu’à demain soir, je vous jure que j’aurais fini pour de bon, cette fois.
Le départ de Yue coupa court à toute négociation. Cette fois, Taliesin soupira d’agacement.
Il ne mentait pas au sujet de ses conditions de travail impropres. À la base de tout, leur caserne avait été un centre d’étude météorologique, plus tard converti en relais de draconnerie, puis en draconnerie à part entière par l’ajout de deux extensions : une volière et une aile médical. Le reste des espaces fonctionnels avait été réparti dans les bâtiments d’origine avec plus ou moins de succès. Le sien comptait parmi les ratés.
Il avait fallu choisir entre l’installer dans le bâtiment le plus excentré du complexe – celui des archives – ou dans une pièce à la jonction de la volière, du mess et du couloir menant au quartier d’habitation. La seconde option l’avait emporté. En temps normal, cela ne s’avérait gênant qu’entre les quarts de patrouille et aux heures de repas, moments dont il profitait pour lever le pied aussi. En l’occurrence, il allait devoir travailler par-dessus le passage et le bruit ou déménager pour la journée.
Avant de se résoudre à l’un ou l’autre, il s’avisa de faire le point sur ce qui lui restait à faire. Son travail de recherche li paraissait à peu près complet : il avait déterré tous les rapports de mission, tous les plans et tous les documents qui touchaient de près ou de loin au site du palais enseveli de Qalipt, préparé les trois fonds de carte dont il avait besoin et commencé à en compléter. Pour résumer, il n’en était qu’au début.
Résigné, il laissa un mot sur sa table de travail dans l’espoir qu’un gradé vint le libérer de son calvaire avant la fin des festivités ou qu’une âme charitable vînt lui tenir compagnie dans son antre, puis emporta son matériel en trainant des pieds.
Le temps parut accélérer sitôt qu’il se mit sérieusement au travail. Bientôt, il entendit les tambours annoncer l’arrivée des Ailes de l’Adau.
— Je te retiens, gamine, grommela-t-il.
Au même moment, sa porte s’ouvrit sur une Roserille épuisée, qui vint s’affalée sur une chaise à l’autre bout de sa table.
— Qu’est-ce qui t’arrive, pauvre âme ? T’as l’air d’avoir vu le bout du monde.
Avant de lui répondre, elle reprit son souffle et une gorgée d’eau.
— C’est un peu l’impression que j’ai aussi, souffla-t-elle. Moi qui me croyais en forme… faut que je sorte plus souvent. Je suis allée chercher le petit frère de Yue à son école de magie. Je sens plus mes jambes.
— Ils en font des encore plus petits que la petite princesse ? Ça doit être quelque chose.
— Pour ce qui est de la taille, il est plus grand qu’elle.
— Pour mieux regarder le monde de haut, je suppose.
— Bah… non, figure-toi. Il est super gentil. Et j’ai l’impression qu’il adore sa sœur, mais qu’elle lui fait aussi un peu peur sur les bords.
— Je veux bien croire qu’il ait peur, mais le reste… T’es venue exprès pour me dire ça ?
— On va dire que oui. Y a moyen que je sois en train d’éviter Cizin, aussi… puis le capitaine des Ailes de l’Eau est complétement déchirée, c’est insupportable.
— Tu l’as déjà vue sobre, toi ?
— Je l’ai vue que deux fois avant aujourd’hui.
— T’as vu tout ce qu’il y avait à voir, alors. Tu m’aides ? Je me suis fait consigner comme un sale gosse, je suis coincé jusqu’à ce que j’aie fini ça.
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