104.4
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Il fallait être deux pour ouvrir les portes de la volière : un pour le mécanisme de sécurité de l’intérieur, l’autre pour celui de l’extérieur. Bard maintenait celui-ci enfoncé en attendant que Yue en fît autant de son côté.
Il inspirait, expirait, soupirait, impatient ; son cœur lui martelait la poitrine et sa paume, de plus en plus moite, commençait à patiner contre le métal de la plaque.
La main de Mezmona avait laissé comme un picotement au creux de la sienne, qui se propageait progressivement à tout son corps. Il ne s’expliquait pas ce que leur rencontre provoquait chez lui. C’était un sentiment dont il ne connaissait pas encore le nom, mais qu’il apprenait déjà à détester.
Moi aussi, je suis un…
Un cliquetis mécanique. Les battants de pierres pivotèrent lentement, grinçant sur leurs gonds, raclant la poussière ; les grognements en provenance des stalles se déversèrent en écho sur le dracodrome. Les officiers rassemblés dehors pour respirer le frais du début de soirée tournèrent la tête de concert, curieux, mais sans doute un peu indifférent sur les bords.
À côté de Bard, Isaac posa une question qu’il n’entendit pas sous le crissement des engrenages et les battements de son cœur : le fabuleux se contenta d’attraper le petit mestre par le col pour le faire reculer d’un. Yue lui aurait reproché de ne pas maintenir son frère à bonne distance de tout danger potentiel.
Il fixait les portes encore à moitié closes lorsqu’une vague de plumes déferla sous ses yeux, du rose le plus vibrant au vert le plus doux – presque bleu – en passant par toutes les couleurs les plus chaudes du crépuscule.
Un serpent ailé s’envolait en lignes sinueuses au-dessus de la draconnerie et des frondaisons. Sa coiffe de plumes s’étirait le long d’un corps apode au bout duquel flottait un panache rouge et doré.
Sa gueule s’ouvrit largement dans un cri de rapace poussé contre le ciel, un cri qui parut avaler le soleil.
— Bard. Lâche-le, tu froisses ses vêtements.
Arraché à sa contemplation, Bard baissa les yeux sur une Yue renfrognée, puis sur sa main crispée sur le col de son frère adoré.
— Pardon, petit Mestre, s’excusa-t-il en le libérant.
À son tour, Isaac ne parut pas l’entendre, trop absorbé par le spectacle aérien pour se soucier du reste. Il ne remarqua sa sœur que lorsqu’elle lui chassa une poussière de l’épaule dans une compulsion perfectionniste héritée de son tuteur.
— Je n’avais jamais vu de dragons à plumes, lui partagea-t-il en continuant d’observer celui qui volait.
— C’est rare, admit Yue.
Elle jeta un bref coup d’œil vers le spécimen.
— Tu reconnais l’espèce ? Il y en a une entrée dans le bestiaire que je t’ai prêté.
— Un quetzalcóatl ! s’empressa-t-il de réciter. Femelle adulte, les mâles n’ont pas de plumes dorées, et les petits n’ont pas les cornes aussi longues.
Ces cornes, dorées aussi, Bard ne les avait pas remarqués avant. Longues, fines et courbes, elles disparaissaient presque sous la sorte de crinière que formait le plumage du reptile-oiseau qui circonvoluait au-dessus d’eux. Il trouva de l’élégance à cette discrétion.
— Par contre, reprit Isaac, je le trouve un peu petit.
— Tant mieux pour elle, répliqua sa sœur. Son arcane serait trop instable avec un dragon plus grand.
— Pour sûr, l’appuya Bard.
Sa propre forme draconique devenait de plus en plus imposante avec les années, ses transformations de plus en plus difficiles et le risque de forlignage de plus en plus élevé ; au point que cela allait bientôt faire un an que sa mestresse lui interdisait de se transformer en son absence – interdiction qu’il aurait été stupide de braver.
— Il se fait tard, décréta subitement Yue. Isaac doit avoir des devoirs à faire. Rentrons.
Arraché à sa contemplation, le petit mestre protesta :
– Hein ? Non, je les fini à l’étude, pendant que je t’attendais.
— Et tes partitions ? Tu les as révisés sans tes instruments, peut-être ? Je viens de dire qu’il était l’heure de rentrer. Bard, va chercher son sac.
Le ton sur lequel Yue s’adressa à lui apprit à Bard qu’elle lui en voulait bien plus à lui pour quelque obscure raison qu’à son frère. Il signa dans le dos du petit mestre, d’une main discrète, d’un geste coupant :
— Colère. Pourquoi ?
Le sourcil gauche de Yue tressaillit, presque imperceptiblement, ce que Bard traduisit par : Tu oses me poser la question ?
À l’aube de ses quinze ans, Yue savait parler plus de langues que le commun des mestres, mais communiquait toujours aussi mal. Lorsqu’elle se passait de mot pour lui demander de se taire – à plus forte raison depuis qu’elle se colorait les cheveux et les yeux en noir – Bard lui trouvait un air de famille terrifiant avec la noble dame du duché d’Haye-Nan. Il se réservait la comparaison pour un jour où il se sentirait particulièrement vindicatif.
— Vite, signa-t-elle pour le rappeler à son ordre.
Une main s’abattit sur son épaule avant que Bard ne pût réagir ; celle du capitaine Xoconen, dont l’apostrophe lui vrilla bientôt les tympans :
— Alors les mioches ! L’est pas belle, ma surprise ?
Elle désigna le quetzalcóatl d’un geste du menton.
— Je voulais aussi que ce soit une surprise pour Mez, mais c’te fouine est toujours partout dans ma paperasse.
Son haleine sentait l’alcool de plante et le tabac, ce qui frappa le fabuleux avant le sens de ses mots. Indifférente en apparence, Yue la salua comme elle l’aurait fait de tout capitaine, imitée par son frère puis son fabuleux.
— Ce que vous êtes compassés, à la protection civile… Z’êtes même pas en service, et vous bossez pas pour moi de toute façon.
Le serpent à plumes finissait sa parade aérienne en se rapprochant doucement du sol. Ses ailes se replièrent à la seconde où il atterrit, se confondant au reste de son pennage et rendant sa juste envergure à la créature ; effectivement petite pour l’espèce, sans doute trop pour être montée.
Le dragon rampait étonnamment vite. Sa course vers de le capitaine arracha des exclamations de surprise aux officiers près desquels il serpenta en approchant du capitaine.
Yue se plaça devant Isaac dans une attitude protectrice, presque agressive, que Bard trouva très excessive avant de se rappeler un détail important sur les quetzalcóatls : leur régime alimentaire. À en croire les annales de l’ordre, ils se nourrissaient exclusivement de chair humaine.
La menace ne plana pas longtemps, cependant. Dans une suite de contorsion spasmodique qui répandît des plumes sur le drome, Mezmona reprit forme humaine. Presque. Ses ailes ne redevinrent pas des bras. Elle les garda enroulées autour d’elle-même comme une robe colorée dont les plumes les plus longues dessinait une corole à ses pieds.
Bard la détailla de bas en en haut. Le picotement né du contact de leurs mains se raviva. Il déglutit, car Mezmona souriait et le regardait en souriant ; et que son sourire avait l’éclat blanc des perles de sucre sur une pâtisserie de son enfance. Il remarquait tout juste qu’elle portait la frange. Une frange très courte de cheveux très noirs qui peinait à cacher léger motif d’écailles.
— Alors ? Je m’en sors comment ? Je précise que je n’ai été opérée que l’année dernière, alors je vole encore un peu dans tous les sens… le capitaine dit que j’ai l’air d’une mouche désorientée.
— Je confirme que tu voles de travers, s’interjeta Yue. Les bases sont à revoir absolument. J’espère que tu ne te sers pas de ta forme draconique en situation réelle, ce serait stupide et dangereux.
Le visage de Mezmona se déstructura, son assurance avec.
— Oui, je… je sais, je… m’entraine… encore.
Yue l’ignora pour reporter son attention sur le capitaine auprès duquel elle s’excusa de devoir partir avant de rappeler son monde à l’ordre ; le sac, les devoirs, les partitions…
Mezmona les retint le temps d’une proposition : Son unité fréquentait beaucoup dans un petit débit de boisson de l’est de l’archipel. Ce pouvait être endroit propice aux conversations qu’ils n’avaient plus le temps d’avoir.
— J’ai beaucoup de travail, déclina Yue. Ce ne sera pas possible.
— Ah, dommage, fit Mezmona qui n’avait pas l’air attristée pour deux sous. Et toi ? demanda-t-elle spécifiquement à Bard.
— Mon auxiliaire ne peut pas avoir moins de travail que moi, asséna Yue à sa place. Merci, mais c’est non.
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