105.1

7 minutes de lecture

Aucune route ne s’enfonçait assez au sud de l’archipel pour atteindre le domaine de Yue. Le trajet depuis la Caserne Centrale ou l’École des Art Arcaniques devait se finir à pied, à dos de dragon ou en barque.

Arpenter la jungle épaisse en pleine nuit promettait efforts laborieux, piqûres d’insecte à foisons et parfois attaque de bêtes plus massives. La voie des airs, à la fois plus rapide et plus sûre, l’emportait toujours lorsque Yue rentrait seule. Avec Isaac, tout se compliquait. D’une part, sa sœur refusait catégoriquement de le faire voler, de l’autre, Isaac souffrait d’une peur panique de l’eau qui le rendait nerveux jusque dans les baignoires trop profondes.

Pour supporter cette troisième alternative lorsqu’elle devenait inévitable, le petit mestre avalait un somnifère en voiture, pendant qu’ils traversaient le pont vers leur île. Bard l’en sortait endormi et le portait jusqu’à la rive, l’allongeait au fond de leur embarcation et, pendant que Yue veillait sur ses rêves en lui caressant les cheveux, son fabuleux ramait.

Leur vie à trois pouvait se résumer ici. La volonté de Yue pour loi, le bien d’Isaac pour objectif, les capacités de Bard pour outils. Ce rôle lui convenait la plupart du temps. Obéir sans beaucoup réfléchir s’avérait plus facile à mesure que Yue gagnait en maturité ; ce qui ne l’empêchait pas, des soirs comme celui-ci, de la trouver insupportable.

— Et donc, quel travail urgent et abondant nous attend, exactement ?

Yue ne leva que brièvement les yeux vers lui avant de se reconcentrer sur son frère.

— Réparer le toit, débroussailler l’allée, ranger le bazar sans nom qui s’accumule dans la remise… lista-t-elle.

— Tu as dis que tu engagerais des ouvriers pour les travaux de la maison.

Par ailleurs, l’affaire aurait déjà été réglée si Yue se méfiait moins des inconnus, mais Bard devait choisir ses batailles.

— Si tu n’es pas content, trouve-toi une autre mestresse.

Bard donna un coup de rame un rien trop fort. Leur barque tangua dans la poussée, secouant l’indifférence feinte de Yue au point de lui faire lever les yeux une seconde fois, plus longtemps.

— Je vais être claire. Tu ne la reverras pas. Si tu te sers de tes jours de congés pour essayer, je te les retirerai. Si tu trouves un moyen détourné de le faire, je trouverai un moyen détourné de t’en empêcher. Ce n’est pas un jeu auquel tu peux gagner. Renonce.

— Je n’ai pas l’intention de te désobéir ou d’essayer de te duper. Je veux seulement comprendre ce que j’ai fait ou ce qu’elle a fait pour te contrarier à ce point.

— Tu n’en as aucune idée ? Sérieusement ?

— Aucune.

Le bruit de l’eau fendue et de la faune nocturne meubla quelques instants de silence.

— Tu as… un genre, non ? Brune, exubérante, un peu plus âgée…

— Pardon ?

— Tu as le droit d’avoir autant d’amis que tu veux. Par contre, hors de question qu’il y ait une autre Natacha.

— Tu crois que je suis amoureux de Mezmona ?

— Je crois que tu la trouves jolie, à moitié nue. Tu vas redevenir stupide si tu en vois davantage.

Bard se sentit encore plus insulté que si Yue venait de lui cracher au visage.

— Je ne suis pas un animal en rut. Je suis seulement content de rencontrer quelqu’un avec qui j’ai un point commun.

— Arrête d’insister. Je t’interdis de la voir et c’est définitif. Concentre-toi sur ce que tu fais, plutôt.

Bard se résigna. Leurs désaccords ne se réglaient pas autrement et celui-ci ne valait pas la peine de lancer une révolution. Yue réaliserait son erreur tôt ou tard, l’admettrait ou non ; attendre restait la solution de facilité. Alors Bard ramait, avec force, sans brusquerie, pressé d’arrivée à leur ruine de foyer.

Contrairement au baron et au gouverneur, Yue manquait parfois de moyen pour les dépenses extraordinaire. L’état de sa nouvelle propriété en témoignait. Rachetée à un vieillard désargenté qui manquait de moyens et d’énergie pour l’entretenir, la maison grinçait, fuitait, s’écroulait par endroit, le tout sous une végétation foisonnante au point d’être agressive. Yue et Isaac vivaient entre les trois seules pièces habitables du bâtiment principal en attendant travaux.

Quant à Bard, à l’image d’une princesse de conte de fée, il logeait au sommet d’une tour de pierre érigée à flanc de falaise. Avant cela, il avait partagé une dépendance avec Murmure, le seul autre domestique de Yue. La haute silhouette de celui-ci brandissait une lanterne près du ponton d’amarrage au bout de leur traversé. L’éclat de la flamme lui creusait les rides et soulignait la courbe de ses cornes d’un liseré d’ambre.

Il s’inclina en offrant sa main à Yue pour l’aider à descendre. Lorsqu’elle débarqua, Bard remarqua que les cheveux de leur mestresse venait de reprendre blanc d’origine.

— Monte Isaac dans sa chambre, ordonna-t-elle à Bard par-dessus l’épaule. J’ai besoin de prendre l’air, je vais me promener.

Ses contours disparurent bientôt entre les herbes folles et les branches. Au fond de la barque, le sommeil de petit mestre chancelait. Bard s’empressa de l’éloigner de la rivière avant qu’il ne s’éveillât pour de bon.



Avoir été élevée par le baron, entraînée par le draconnier impérial et affiliée à la famille ducale d’Haye-Nan conférait à Yue un avantage professionnel : sa hiérarchie ne l’intimidait pas. À plus forte raison lorsque les représentants de ladite hiérarchie comptaient plus ou moins parmi ses proches.

Être convoqué à la première heure par le commandant Xhoga – frère du professeur Xhoga d’Haye-Nan – aurait effrayé n’importe quel autre officier. En l’occurrence, le commandant paraissait plus nerveux qu’elle. Appuyé contre son bureau, il cherchait ses mots, tantôt en la dévisageant, tantôt en fuyant son regard, peinait à contrôler son souffle et ses grimaces. Son attitude rappelait à Yue pourquoi la noble dame l’exhortait sans arrêt à fermer son visage. Trahir ses émotions sapait toute autorité.

— Ton frère a-t-il apprécié sa visite d’hier ? se lança-t-il.

— Oui, Commandant. Je vous remercie de l’avoir autorisé. Il me le réclamait depuis longtemps.

— Bien, bien… Sais-tu pourquoi je l’ai autorisé ?

— Je n’ai pas soupçonné de raison particulière, non.

— Le rôle de la protection civil et des draconniers en général ne se résume pas à voler au secours des gens. Nous devons les faire se sentir en sécurité. Le peuple doit avoir confiance en nous, en dépit de la peur que peuvent inspirer les dragons. Nous devons être approchables. Tu as dû l’entendre plus d’une fois.

— Oui, Commandant.

— Tu en est sûre ? Sans vouloir te vexer, tu n’as pas l’air de faire beaucoup d’efforts pour te rendre aimable. Tes pairs n’ont pas l’air de t’apprécier et tes subalternes encore moins. Tu n’es pas particulièrement patiente avec les personnes à qui tu viens en aide non plus. Tu n’es en poste que depuis quelques décans et j’ai déjà reçus plusieurs plaintes à ton sujet.

Un douleur fantôme à l’entre-sourcils rappela à Yue de ne pas lever les yeux au ciel.

Ne refais jamais ça devant un supérieur. Jamais.

— J’attache beaucoup d’importance au respect des règles, se défendit-elle. Si ces plaintes m’accusent de les avoir enfreintes, elles sont calomnieuses.

— Pour ce qui est du respect des règles, personne ne te reproche rien, au contraire. Tu es… un peu trop rude dans leur application.

Yue n’entendit sa critique que d’une oreille. À chaque étape de sa vie, il se trouvait quelqu’un pour lui inventer des défauts à corriger pour atteindre un idéal arbitraire. Quinze ans de transformation et de déguisement l’avaient lassée.

— Je suis navrée que mon sérieux soit perçu de cette façon.

La subtilité de langage ne passa pas inaperçue. Yue ne s’excusait pas et le presque monosourcil du commandant n’en fusionna que davantage. Il lui lista toutes les occurrences de ce qu’il appelait des excès de zèle, en particulier le fait qu’elle ait interdit à Taliesin de participer à la fête de la veille, traité son auxiliaire comme un esclave en public et rejeté une invitation du capitaine Xoconen avec condescendance.

Yue ne chercha pas à se justifier, tout en espérant que le commandant se rendait compte du ridicule de son réquisitoire. Sans les documents que lui devait déjà Taliesin au début du décan, son travail devenait inutilement compliqué. Bard, avant d’être son auxiliaire, restait son esclave et le capitaine Xoconen manquait plus de courtoisie que n’importe qui.

— Je ferais plus efforts pour être plus agréable aux autres, promit Yue sans y croire. Est-ce que ce sera tout, Commandant ?

— Pas tout à fait, non. Le bras de Llaros est plus endommagé que prévu. Il ne va pas pouvoir reprendre ses fonctions avant quatre bons décans. Je vais me débrouiller pour redistribuer ses créneaux de patrouille équitablement, mais j’ai besoin de quelqu’un pour encadrer son auxiliaire. C’est un nouveau. Il est arrivé hier soir.

Le commandant lui tendit un dossier qu’elle considéra avec circonspection avant de s’en saisir.

— Il s’appelle Shen et il a à peu près ton âge. Je te le confie.

— J’ai déjà un auxiliaire, objecta Yue.

— Tu as un esclave humain-dragon qui a fait des études, rectifia le commandant soupirant. Je ne te laisse pas le choix de toute façon. Profites-en pour prouver la sincérité de tes bonnes résolutions.


Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0