106.1
Bard terminait de trier le courrier du jour quand Yue revint à son bureau. Il se leva, l’accompagna jusqu’à son siège, le lui présenta pour qu’elle pût s’asseoir et le replaça : des gestes si encrés dans leur quotidien qu’ils revêtaient presque un aspect chorégraphique. En l’absence de consigne, il devait continuer à s’occuper seul et la laisser en faire autant de son côté. Il relut leur programme du jour pour l’avoir en tête lorsqu’elle lui poserait inévitablement la question. Elle but son thé tiède de l’avoir attendu trop longtemps et il la débarrassa sitôt que sa tasse vide tinta contre sa sous-coupe.
— Le commandant m’impose un autre auxiliaire, annonça-t-elle en le regardant faire. Prépare une liste de tâche que tu peux lui déléguer à partir de demain.
Il acquiesça machinalement, puis se réalisa à quel point la nouvelle le contrariait.
— Pourquoi tu aurais besoin d’un second auxiliaire ?
Claquement de langue agacé, rappel non verbal de l’interdiction de lui parler familièrement sur leur lieu de travail. Sa question resta en suspens, ignorée par un changement de sujet.
— Qui m’écris, en privé ?
Bard prit sur lui pour se reconcentrer sur le courrier. Pour des raisons pratique, Yue recevait et gérait toute sa correspondance depuis la draconnerie, professionnelle et personnelle. Se les faire livrer à domicile compliquait inutilement la vie des postiers en plus des leurs.
— Vous avez reçu une lettre de la baronnie de haut-castel, trois de la maison ducale d’Haye-Nan, deux d’Hizaar, plus un colis et un colis de Skal.
— Un de la baronnie et une de la cour de Tjarn ? Le baron s’est acheté des bottes de sept lieues ?
— Le paquet porte le seau royal des Yggdrasil. Je doute qu’il en soit l’auteur.
Yue réclama l’objet d’un geste quelque peu hésitant, le soupesa, le retourna, le secoua doucement.
— Vous devriez l’ouvrir, suggéra Bard.
Il ne comprenait pas ce qu’elle pensait gagner à deviner le contenu avant de l’avoir sous les yeux, ce qui n’empêcha pas Yue de continuer sa charade une longue minute. Une fois lassée, elle posa le paquet et défit l’emballage, relevant un coffre en bois terne et un nuage de poussière. Les gongs rouillés grincèrent à l’ouverture. Il contenait un bouteau long, voire une épée courte. L’arme paraissait avoir été sculptée d’un bloc dans le un bois gris particulièrement noueux.
Bard se pencha pour mieux la voir. Yue referma le coffret d’un geste brusque. Trop brusque. La pointe de ses oreilles venait de virer au rouge et le fabuleux devina que le reste de son visage venait d’en faire autant.
— Un cadeau du prince Hvass ? supposa Bard.
— Hvass n’est pas prince. Et ce n’est pas un cadeau, je l’ai gagné en le battant au Jeu des Douze Chevaliers.
Le quatrième prince de Tjarn avait deux têtes brûlées pour fils, qui aimaient beaucoup faire retomber Yue dans ses travers de petite fille. Hvass, le puîné, en particulier. Ensemble, ils chassaient, courraient les fjords à dos de sleipnir, escaladaient les tours pour plonger dans les douves et retournaient la forteresse des Yggdrasil toutes les fois que le baron emmenait Yue en vacances dans le Nord.
— Sans vouloir vous vexer, Sire Hvass est réputé pour être excellent stratège. Il aurait perdu contre vous à un jeu qu’il vous a appris ?
Yue la toisa du coin de l’œil en rangeant son prix dans un tiroir.
— Si je ne savais tout le respect que tu as pour moi, je pourrais croire que tu venais d’insulter mon intelligence.
Ils échangèrent un sourire plus ou moins complice.
— L’autre paquet, réclama Yue.
— Il est pour Isaac. Les lettres sont pour lui et moi.
Un pli lui traversa le front, par-dessus laquelle elle apposa ce que Bard appelait son masque de statue.
— Il n’y a rien pour moi ? Rien ?
— Rien, non.
Yue se tut pour s’écouter penser, s’interroger sur les absurdités qui provoquaient sa déception. Espérait-elle sincèrement que les Adade se remissent à lui écrire du jour au lendemain ?
— Lis les lettres de la baronnie et du duché, fais-moi un résumé et je les lirais un jour ou l’autre.
— Vous ne voulez en lire aucune ?
Bard lui en tendit une malgré tout.
— Il me semble que celle-ci est de votre tante.
Une senteur herbacée flottait autour du papier soie. Un nœud de fibres crues en forme de fleur pendait du cachet de cire. Desséchées par le voyage, elles craquelaient entre les doigts de Yue. Elle s’efforça de ne pas les rompre en ouvrant la lettre.
L’écriture fine et régulière l’étouffa de nostalgie, plus encore que l’ornement. Io Ruh écrivait toujours merveilleusement bien, peut-être mieux qu’avant. Entre ses caractères lisses, Yue s’imagina le sourire poli de dame Ye Sol.
Tante Ye Sol, se corrigea-t-elle.
Sa lettre commençait par : « Ma très chère nièce et amie », titre semi-mensonger que Yue détestait encore plus que celui de « petite princesse » qui se murmurait dans son dos. Ye Sol n’était qu’une épouse secondaire et Yue une bâtarde de fils déshérité. Rien ne les obligeait à se revendiquer des liens familiaux, sinon l’illusion d’une amitié ; une où Ye Sol n’aurait pas été mariée contre son gré au futur duc pour faire définitivement taire les rumeurs qui accusait Yue de lui extorquer des faveurs ; une où Yue ne se serait pas sentie coupable au point de décider de lui offrir sa servante et de se brouiller avec le baron au passage ; une où…
L’œil de Yue glissa sur les platitudes et buta sur une phrase qu’elle dut relire deux fois, une pour la comprendre et une pour la croire.
— Tante Ye Sol est enceinte, se résigna-t-elle. Rédige un brouillon de lettre où j’ai l’air d’être contente pour elle et de ne pas détester son mari.
— Vous détestez Mestre Il Hyo ? Je pensais que vous vous entendiez mieux depuis qu’il vous a aidé.
— Il essaie de tuer Ye Sol. Tu voudrais que je lui érige une statue ?
— Toutes les grossesses ne sont pas vouées à mal finir, tempéra Bard.
— Ye Sol est malade.
— Avec tout le personnel médical dont le duché doit l’entourer, je suis certain qu’elle ira bien.
— Pour ce que ça change…
Yue replia la lettre et s’efforça d’oublier ce qu’elle venait de lire pour se concentrer sur son travail.
— À partir d’aujourd’hui, la correspondance privée, ce sera en fin de soirée, décréta-t-elle.
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