107.1
Le vent soufflait tempête sur l’archipel, un peu trop tôt pour la saison. La pluie battait les toits à en faire craquer les charpentes. Une bonne partie des dragons de la caserne centrale s’en trouvaient immobilisés tout aussi prématurément et Shen se demandait si celui de sa nouvelle patronne compterait parmi eux. Toujours est-il que dame Yue et lui devaient se retrouver à sept heures à la volière. Par mesure de précaution, il l’y attendait depuis six heures et quart, prêt à être le plus irréprochable des auxiliaires.
La dame fut exacte à la minute, identique à la veille dans son attitude placide et l’autorité de son port. Cette fois, son fabuleux l’accompagnait. À les voir ainsi côtes à côtes, Shen trouva leur différence de taille et de carrure presque comique. Il s’inclina pour cacher l’irrépressible sourire qui lui étirait les lèvres et présenter ses respects formels.
— Je suis ta supérieure hiérarchique, pas ta mestresse, le rabroua Yue. Salue-moi comme tu saluerais Llaros.
Elle ne lui laissa pas le temps de se corriger, tout juste de se redresser et de se presser pour ne pas la perdre tandis qu’elle s’enfonçait dans la galerie de stalles. Il s’aligna à son auxiliaire attitré et s’avisa de l’imiter pour ne pas commettre d’autre impair.
— Les dragons sont calmes, observa-t-elle. Tu es arrivé depuis longtemps ?
Faute de comprendre le lien entre l’affirmation et la question, Shen tarda à répondre.
— Assez. Un peu moins d’une heure, avoua-t-il.
Yue et son fabuleux firent halte d’un seul corps. Shen, encore un peu déphasé, fit un pas de trop et recula de deux quand sa patronne tourna les talons.
— J’aime l’exactitude, beaucoup plus que le zèle. Évite de perdre ton temps à l’avenir.
— Je voulais seulement...
— Quand ta supérieure te reprend, tu as le choix entre acquiescer et te taire, le coupa-t-elle. J’espère que je me fais comprendre.
— Oui, dame, acquiesça respectueusement Shen.
Bard s’étonna de la vitesse à laquelle il reprenait contenance tandis que Yue, satisfaite, marcha les quelques pas qui les séparaient encore de la stalle attitrée de sa monture. Tout en procédant à ses vérifications de routine, elle interrogea son nouveau subordonné sur les protocoles de sécurité et les éléments logistiques propres à leur caserne avec lesquels il devait s’être familiarisé la veille. Shen se montra bon élève. Il récita sa leçon à la virgule près, laissant Yue dans l’incapacité rare de pointer du doigt les erreurs d’autrui.
L’interrogatoire fini, il en vint à demander – en termes polis – s’il pouvait se rendre utile autrement qu’en restant planté au coin de la stalle à les regarder travailler, d’autant que l’entretien de l’équipement échoyait aux auxiliaires, en règle générale. Yue lui expliqua qu’il ne toucherait probablement jamais au sien, qu’elle prenait cette partie du travail trop au sérieux pour la confier à un subordonné en qui elle n’avait pas encore confiance.
En montant vers les bureaux, Yue lui expliqua qu’elle ne comptait pas le former à être son auxiliaire idéal, seulement le tenir occupé en attendant le retour de Rafèl Llaros. Il ne devait donc pas s’attendre à se voir confier beaucoup de travail important. Shen accueillit la nouvelle sans humeur. Il se vexait si peu du ton sur lequel Yue lui parlait – et parlait à tout le monde – que Bard le soupçonna d’avoir l’habitude de ce genre de comportement. Ce soupçon se changea en certitude lorsque Yue s’arrêta à deux pas de sa porte et que Shen et lui firent le même geste pour la lui ouvrir, avançant leur main dominante et gardant l’autre dans le dos. Bard ayant la seule clef, la priorité ne se disputa pas longtemps.
— Au cas où tu ne le saurais pas encore, poursuivait Yue en prenant sa place, j’appartiens à un sous-ordre ; celui du Silence. Pour résumer, je travaille seule et les règles auxquelles j’obéis sont un peu différentes de celles que tu connais. Bard va t’expliquer ce que tu peux faire, et surtout, ce que tu n’as pas le droit de faire aussi longtemps que tu seras sous mes ordres.
— Je serai attentif, s’inclina Shen.
Yue se cala au fond de son siège, pencha légèrement la tête en le dévisageant.
— Shen, ce n’est pas un nom d’ici. Où est-ce que tu as été élevé ? Et dans quel genre de maison ?
— À Nym, au palais des Grandes Dames. Une de mes mères habillait la reine. L’autre commandait la garde du harem. Elles m’ont enseigné l’étiquette, les travaux domestiques et les arts martiaux. J’ai été à l’école avec les enfants de fonctionnaires. Passé douze ans, je ne pouvais plus vivre au milieu des concubines et de leurs enfants alors nous nous sommes installés ici. J’ai fait trois ans d’école commune avant de m’enrôler dans la draconnerie.
— Tu as deux mères ? releva Yue.
— Oui, dame.
La question n’eut pas de suite, mais une sorte de voile priva les yeux de biche de leur éclat. Shen craignit d’avoir dit une bêtise sans comprendre laquelle.
— Ce sera tout pour le moment, le congédia-t-elle. Vous pouvez y aller tous les deux, j’ai…
La parole coupée par des coup frappés à la porte, Yue se renfrogna.
— Qui est là ?
Au lieu de décliner son identité et d’attendre la permission d’entrer, l’importun s’invita dans le bureau. Bard se crispa en la reconnaissant. Le même frisson qu’à leur premier contact lui courra sur la peau.
— Bonjour, salua Mezmona un sourire au coin des lèvres. Contente de vous revoir.
— Ce n’est pas réciproque, répliqua froidement Yue. Sors, referme la porte, annonce-toi correctement et attends que je t’autorise à entrer.
— Je viens seulement vous déposer un document.
— Je m’en moque. Ne me fais pas répéter.
Mezmona prit Bard à témoin d’un regard consterné. Il s’en détourna en soupirant, épuisé d’avance par la scène qui s’annonçait. Shen ne la soutint pas davantage.
— Je vois…
Elle tourna lentement les talons et se rendit à la volonté de l’officière. Yue profita de sa manœuvre pour chasser un pli d’entre ses sourcils et renvoyer ses auxiliaires pour de bon. Trop heureux de cette échappatoire, Bard s’y précipita, évitant soigneusement d’interagir avec Mezmona au passage. Shen le suivit sans poser de questions, professionnellement détaché.
Réintroduite dans les règles, Mezmona ne souriait plus.
— Je viens seulement vous déposer un document, répéta-t-elle. Je tenais à vous le remettre en mains propres.
Une enveloppe glissa sur le bois poli du bureau. Yue la toisa avec hauteur, immobile.
— Je croyais que vous étiez juste de mauvaise humeur, l’autre jour, mais en fait, vous êtes vraiment comme ça. Tout le temps.
Yue leva ostensiblement les yeux au ciel.
— Avant de me dire que je suis impertinente et insubordonnée, essayez de vous souvenir que je ne travaille pas pour vous et que mon draconnier est capitaine.
— La lettre est déposée, pourquoi cette conversation continue ?
— Vous avez l’habitude d’avoir tout ce que vous voulez, je me trompe ? Parce que vous êtes riche et puissante, tout le monde fait tout pour éviter de vous contrarier. Je suppose que j’ai l’air moins noble que vous, mais…
Mezmona tendit le bras et écarta les doigts en éventail pour montrer une bague : un bijou d’armoiries. Yue ne les reconnut pas, mais la qualité de l’objet évoquait une maison puissante, sinon argentée.
— Je suis à peu près sûre que nos statuts sociaux se valent, à la différence que toute l’influence de ma famille est ici, pas sur un autre continent. Je ne suis pas contrariée souvent non plus.
Yue s’efforça de ne pas trahir les émotions qui lui accéléraient le pouls, mais l’air goguenard de Mezmona et ses menaces à peine voilées rendaient ses leçons de maintien difficile à appliquer.
— Vos commentaires sur ma façon de voler m’ont vraiment fait de la peine, affecta Mezmona. Je crois que le plus triste, c’est que vous avez raison : j’ai encore beaucoup de progrès à faire. Heureusement que Bard va pouvoir m’aider.
— Pardon ?
— Bard. Votre auxiliaire. Il est le mieux placé pour m’enseigner, non ? Mon capitaine et votre commandant sont d’accord. C’est le sujet du document que je vous apporte. Puisque vous avez deux auxiliaires, maintenant, vous pouvez vous permettre de laisser un peu de temps libre au premier. Faites moi signe un fois que vous vous serez organisée.
Mezmona se fendit d’une révérence exagérément profonde.
— À bientôt, dame Yue. Je crois que nous allons nous croiser souvent.
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