108.1
Une liste de corvée longue comme le bras promettait de tenir Isaac occupé pendait ses dix jours loin de l’école ; façon qu’avait sa sœur de le punir sans le punir pour son renvoi. Il devait se lever plus tôt et aider Murmure à déballer les malles qui prenaient la poussière depuis leur déménagement, chasser les toiles d’araignée qui collaient à tous les coins de murs et tailler les herbes folles qui poussaient plus haut que Yue sur la propriété.
Sa sœur escomptait aussi qu’il profiterait de son temps libre pour travailler ses partitions. Alors Isaac hésitait. Il hésitait à dire la vérité à Yue, sur les raisons de son silence, sur la personne qu’il cherchait à protéger et sur son école qu’il n’aimait plus autant qu’au premier jour ; la vérité aussi sur ces maudites partitions qui lui sortaient par les yeux depuis un an au moins, ces instruments dont il n’avait continué à jouer chez les Adade que pour faire plaisir à Maleka… Puis il se mettait à la place de sa sœur et se sentait coupable. Yue s’inquiétait déjà constamment pour lui, sans jamais se plaindre. Il pouvait bien lui épargner un ou deux soucis tout en participant au ménage.
Murmure ne parlait pas. Pas à Isaac, en tout cas. Il le voyait parfois se pencher sur l’oreille de Yue l’air de lui faire une confidence, mais sans un souffle audible. Cela ne l’empêchait pas d’être bavard à sa façon. Il signait, beaucoup. Ses gestes énergiques donnaient un accent presque jovial à ses gestes, à la façon dont les sourires et les grimaces s’entendent parfois dans la voix. En une demi-journée, Isaac en apprit énormément sur l’entretien du bois, de la pierre, de la céramique et des vêtements, le tout sans voir le temps passer. Il se réjouissait d’en apprendre autant sur la préparation de repas, mais Murmure doucha ses espoirs à la seconde où il les exprima :
— Non. Pas de cuisine. Ordre de Mestresse. Le petit Mestre a peur du sang.
Isaac pâlissait bel et bien à la vue de certaines blessures, mais se savait capable de manipuler un couteau sans se trancher les phalanges. Il argua qu’il n’avait rien de mieux à faire, ce qui n’ébranla pas Murmure d’un cil. S’il s’ennuyait, il pouvait monter travailler ses partitions ou sortir commencer les travaux d’extérieur. Face à ce choix, Isaac n’hésita pas longtemps.
La pluie de la veille avait laissé des flaques de boue partout, noyant jusqu’à leur simulacre d’allée. Isaac troqua ses sandales contre une paire de botte avant d’y poser le pied, ce qui ne l’empêcha pas de trouver cette texture de sol particulièrement désagréable. Il réalisa vite qu’en plus de ne pas savoir par où commencer, il ignorait jusqu’à l’emplacement du moindre outil de jardinage.
Il allait revenir sur ses pas, appeler Murmure à l’aide, ou peut-être se réfugier dans sa chambre en attendant le déjeuner lorsqu’une idée s’imposa à lui ; la magie pouvait servir à tout.
Yue interdisait à son frère de trop bien user de ses pouvoir à l’école, de peur d’attirer l’attention sur ses affinités trop parfaites pour être humaines avec certains arcanes. Chez eux, la donne changeait. Ils vivaient trop loin de tout pour avoir à se soucier de voisins curieux. Quant à Murmure, il savait déjà à peu près tout des pouvoirs d’Isaac et ne lui en voudrait pas d’en faire usage pour le bien commun.
Résolu, Isaac prépara mentalement son plan d’action pour domestiquer leur petit bout de jungle hirsute : la première étape pour former tout arcane de grande envergure consistait à délimiter un périmètre d’action. Isaac prit pour repère la falaise qui bordait la propriété par la droite, le bras de rivière en contrebas, le front d’arbres sur la gauche et une ligne imaginaire tracée sur la limite du seuil de la maison. Il réfléchit ensuite au sens de sa manipulation. Retourner la terre bêtement et simplement risquait de faire désordre sans faciliter le travail de personne au bout du compte. Il s’agissait aussi de ne pas abîmer la terre ou appauvrir le sol.
Peu de temps avant son renvoi, sa classe avait commencé à étudier la magie des végétaux. Leur professeur leur avait expliqué que la flore ne se manipulait que dans un sens, celui qui accélérait sa croissance, voire l’altérait, jusqu’à sa décomposition. Essayer d’inverser ce processus relevait de la magie du temps, voire des arts nécromants. Pour passer d’un grand arbre à une jeune pousse, il fallait donc le faire mourir et nourrir ses graines des restes pour obtenir un arbre semblable, plus petit.
Isaac envisagea de mettre cette théorie à l’épreuve de la pratique, puis se rendit compte de quantité de végétaux différents qui l’entourait. Il allait avoir du mal à les assimiler en une sans risque de créer de plantes hybrides infusées de magie dans tous les sens ; Yue aimait toute sorte de fleurs, mais ce genre là, dans son jardin, risquait de lui déplaire.
Isaac se jeta à l’eau malgré une idée encore très approximative de ce qu’il comptait faire. Il ôta ses chaussures, retroussa ses vêtements et enfonça les pieds dans la terre jusqu’à mi-mollet, aligna sa propre magie à celle qui respirait dans le sol. Il la sentit qui lui enflait les poumons et lui chargeait le souffle. Les yeux fermés, il explora les artères du sol, celles de la nature et celle de la surnature. Une à une, il retrouva les limites choisies et en fit plusieurs fois le tour.
Une fois prêt, il lit fit ravaler sa végétation à la terre sans chercher à l’altérer ; herbes, fleurs, buissons et arbrisseaux s’enfonçaient dans la boue et la roche qui en broyait lentement les racines, les tiges, les branches ; des débris végétaux qui retrouvaient – en théorie – leur juste place.
Respire. Lentement.
L’opération dura une minute qui en parut vingt. Isaac rouvrit les yeux, essoufflé.
Les herbes trop hautes, les racines excavées, les branches entremêlées et le reste n’étaient plus qu’un souvenir, remplacés par une terre meuble et grasse, un champ prêt à être semé. Isaac sourit, fier de l’effort qui lui laissait le cœur agité et les membres lourds.
Esthétiquement, le résultat n’avait pas de quoi séduire les foules, mais Isaac ne comptait pas en rester là. Il déterra ses jambes pour partir à la cueillette dans le sous-bois voisin ; des herbes, des feuilles dont la forme les plaisait, des branches qui portaient de jolies fleurs… son tablier fut bientôt plein.
Il étala sa récolte sous la véranda en se promettant de nettoyer les traces de boues du palier plus tard – cela devait déjà figurer sur sa liste de corvées de toute façon – puis s’improvisa paysagiste. Il prit chaque bouture entre ses main, tour à tour, et se servit de leurs empreintes pour réveiller les graines en sommeil sous la terre et la reverdir à son goût.
Soucieux de plaire à sa sœur, il insista sur les fleurs, surtout celles en forme d’étoile dont elle aimait faire des bouquets ; il érigea des arbres là ou l’ombre manquait, des buissons le long de ce qui devait servir de chemin et un peu de tout ce que la nature voulut bien donner ailleurs. Sans s’en rendre compte, il y passa une bonne partie de l’après-midi.
Murmure eut le temps de préparer le déjeuner, de le servir, de le mettre de côté, de prendre sa pause quotidienne et de lancer la préparation d’une collation avant qu’Isaac ne se déconcentrât de sa composition.
Il s’écroula plus qu’il ne s’assit contre un pilotis, les yeux à moitié fermés par la fatigue et un début de migraine. Il admira son œuvre, impatient de la faire voir à sa sœur, heureux aussi de ne pas avoir à recommencer de sitôt. Quitte à se salir les mains, il préférait fabriquer des golems.
☽
Ocelotl détestait la géométrie. Il ne comprenait pas en quoi la mathématique des formes pouvait aider à l’apprentissage des arcanes. Lui voulait apprendre la magie martiale et la nécromancie, pas à gribouiller des calculs.
L’esprit vagabond, il hachurait un coin de sa page. Le papier gondolait sous ses traits d’encre. Il ne sortit de sa transe qu’en perçant le papier.
Il jura contre l’ennui, puis renonça à finir son devoir. Il préférait copier des lignes le lendemain que de continuer à s’acharner.
Le soleil s’était couché en secret sous le couvert des nuages. À un jour sombre succédait une nuit claire, identiques à la seule différence qu’il ne pleuvait plus. Ocelotl ouvrit tous ses volets pour chasse l’odeur d’encre et de renfermé de sa chambre, puis fit quelques pas le long de son balcon pour respirer l’air humide et le parfum noyé de ses plantes.
Ses bégonias refusaient de fleurir, mais au moins, les escargots en appréciaient les feuilles. Il laissa ceux du jour à leur festin pour retourner au sec. Une surprise affligeante, à laquelle il aurait pourtant pu s’attendre, l’accueillit : sa sœur en tentative laborieuse de s’infiltrer par une fenêtre.
— Mez, t’es pitoyable, expira-t-il.
Elle se cogna le front contre le linteau en tressaillant de surprise. Le désagrément la fit rire sans lui faire honte, d’un rire aviné qui ne s’essouffla que lorsqu’elle s’effondra sur le lit de son frère.
— Mes draps vont puer l’alcool à cause de toi ! s’agaça-t-il. T’es en train de devenir une ivrogne. Normalement, les draconniers respectent la loi, non ?
Mezmona se passa une main lourde sur la figure.
— Lâche-moi un peu, râla-t-elle, on croirait entendre maman.
Ocelotl détestait la façon dont se mot se transformait en insulte dans sa bouche.
— Aucune loi n’interdit de fêter une victoire avec quelques verres, ajouta-t-elle.
La curiosité de son frère l’emporta passagèrement sur son indignation.
— De quelle victoire tu parles ?
Elle tourna vers lui un sourire satisfait barré de cheveux mouillés.
— J’ai montré à une personne qui me prenait de haut que je pouvais jouer à son jeu. Ça m’a fait un bien ! En prime, j’ai gagné une série de rendez-vous avec un fusilière très mignon. Tu verrais ses lèvres, ça donne envie d’y mordre…
— Beurk… éructa-t-il en s’affalant dans un fauteuil. Je ne veux pas de détail sur ta vie amoureuse.
— Alors là, tu me brises le cœur, plaisanta Mezmona. Parle-moi de toi, alors. Ça va, l’école ?
Tout en sachant qu’elle ne l’interrogeait que pour la forme, mais céda au besoin de se plaindre :
— Non, je m’ennuie. J’ai l’impression d’entendre parler de fougères depuis des lunes, mais j’arrive à peine à en faire pousser une correctement. Je ne savais même pas qu’il était possible de mettre le feu au terreau en essayent de faire germer une graine.
Mezmona éclata de rire, presque à s’en étouffer.
— Vas-y, moque-toi, ronchonna son frère.
— Tu as quand même les meilleures notes de ta classe, non ? C’est que les autres sont encore plus ridicules que toi.
Son hilarité monta d’un cran, au point que son visage changea de couleur. Ocelotl agrippa ses accoudoirs pour contenir un peu de sa vexation.
— En attendant, moi, je ne rentre pas chez moi en douce pour cacher mes problèmes d’alcool.
Subitement ressaisie, Mezmona se redressa pour lui faire face. Ses yeux dilatés, insondables, ne plaisantaient plus.
— Si t’avais un foutu dragon dans la colonne vertébrale, Ocelotl… les problèmes d’alcool, ce serait le cadet de tes soucis.
Elle désigna les manuels étalés sur sa table de travail d’un geste du menton.
— Étudie bien tes fougères, ça t’évitera de finir comme moi. Tu veux pas devenir pitoyable, si ?
Levée trop brusquement, il lui fallut quelques secondes pour trouver l’équilibre, chanceler jusqu’à la porte, la claquer…
Rongé par un remord mêlé de rancune, Ocelotl se traina jusqu’à sa table pour finir son devoir de géométrie avant de se coucher.
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