109.4

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La chambre d’Isaac ressemblait à une bibliothèque au milieu de laquelle se serait égaré un lit. Il y trouvait plus facilement ses livres que le sommeil. En l’occurrence, il y cherchait sa plaque, désespérément, et chaque poche qu’il retournait sans la trouver lui écroutait le souffle.

Contrairement à sa sœur, il ne laissait jamais rien traîner. Paradoxalement, il avait tendance à perdre ses affaires plus souvent qu’elle, ce que Yue expliquait par l’incapacité de son frère à réfléchir correctement sitôt que la panique le gagnait. Son hypothèse se vérifiait.

Isaac tournait en rond comme tournait l’horloge, les larmes aux yeux, incapable de se souvenir de quel tiroir il venait de fouiller ou quel coin de tapis il venait de soulever ; conscient qu’à l’étage inférieur, Yue devait s’impatienter.

Bientôt, bien trop tôt, elle s’avisa de venir frapper à sa porte.

— Isaac. Est-ce que ça va ?

— Euh… Je… Oui, ça va.

Yue entra, alarmé par son indécision. Isaac s’en voulut, à son âge, de ne pas savoir mentir mieux qu’un enfant de six ans.

— Tu cherches quelque chose ? comprit sa sœur en embrassant le désordre inhabituel d’un regard réprobateur.

Isaac opina.

— Quoi ?

Le ton de Yue vibrait quelque part entre le mécontentement et l’inquiétude.

— Isaac, je t’ai posé une question. Qu’est-ce que tu as perdu ? Une de tes bagues ?

Il montra sa main pour la détromper. Ses trois bagues préférées tenaient leur place, y compris celle qui le signalait mestre. Il regretta son geste en réalisant qu’il aurait mieux voulu la laisser croire à sa première idée que découvrir la vérité.

— Alors quoi ?

Il serra les dents, résigné mais appréhensif.

— J’ai… je crois que j’ai perdu ma plaque.

Toujours entre deux émotions, la voix de Yue s’aggrava :

— Ta plaque, celle que t’a donné l’école ?

— Oui… elle est toujours dans ma cape, normalement ! Je ne sais pas comment…

— Ça va, du calme. Tu as vérifié toutes tes poches ? Celles de tes vêtements et de ton sac, aussi ? Entre les pages de tes grimoires ?

Le chaos environnant témoignait des efforts d’Isaac autant que de leur vanité. Yue ne l’interrogea que pour la forme avant de s’adosser à la porte, les bras croisés sur la poitrine, déçue, consternée. Incapable de soutenir le reproche que formait le pli de ses sourcils, Isaac s’en détourna pour reprendre ses recherches.

— Le jour ton exclusion, tu l’avais encore ?

— Oui. Je m’en suis servi pour emprunter du matériel d’alchimie.

— Alors elle est soit ici, soit à l’école, soit…

Un éclair de suspicion lui traversa le regard, troublant son œil déguisé plus que l’autre.

Elle traversa la chambre dans un grincement de plancher continu. Isaac détailla ses semelles et les nuages de poussière qu’elles soulevaient jusqu’à ce que Yue prît place sur le meuble au pied du lit.

— Je crois qu’il est temps que tu m’expliques ce qui s’est passé à ton école, décréta-t-elle.

Ceux qui trouvaient Isaac plus grand que sa sœur ne devait jamais l’avoir vue ainsi, immense, dans une pièce trop petite pour contenir toute son autorité. Acculé par la menace qu’il sentait poindre, Isaac recula jusqu’à l’alcôve que formaient quatre étagères autour d’une de ses fenêtres et s’y raidit. Le vent sifflait dans les jointures de la menuiserie dans son dos.

— Tu sais déjà ce qui s’est passé, se déroba Isaac. J’ai laissé entrer quelqu’un. Il n’y a presque rien à expliquer.

— La personne que tu as laissé entrer devait s’intéresser à la magie, non ? Cette personne serait sûrement contente d’avoir accès à des ressources d’apprentissage.

Il s’effraya de ce que qu’elle présumait :

— Yue, je te jure que ce n’est pas ce que tu crois.

— Je vais croire ce que j’ai envie de croire et faire ce que j’ai envie si tu ne me dis rien pour m’aider à changer d’avis.

— Je n’ai pas voulu enfreindre le règlement. Je lisais dans l’atrium et… d’habitude, à cette heure-là, il est vide, mais il y avait quelqu’un qui faisait le ménage : un garçon qui devait avoir dix ans ou un peu moins. Je ne connais pas son nom. Il avait l’air fatigué et affamé. Alors j’ai voulu lui rendre service. Je lui ai proposé à boire et je lui ai demandé d’attendre pendant que j’allais chercher de quoi grignoter dans mon sac. Je l’avais laissé à l’étude.

— Il n’a pas attendu ? devina Yue.

— Non. Il m’a suivi sans que je ne le remarque. Je suppose qu’il était curieux. Mon professeur, celui à qui tu as parlé… il nous a vu et ça l’a mis en colère ; pas contre moi, contre l’autre. Il a menacé de le faire fouetter pour être entré sans permission et j’ai pris sa défense en disant que c’était ma faute. Je savais que ça allait m’attirer des ennuis, mais je savais aussi que j’en aurais moins que lui.

Yue poussa un soupir excédé.

— Et pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ? J’aurais pu minimiser les dégâts pour tout le monde si j’avais su. À la place, tu t’es laissé punir et tu n’as aucune garantie que l’autre n’a pas effectivement été battu.

Isaac se sentit naïf de ne pas avoir envisagé ce genre de déconvenue plus tôt, mais sa conviction ne changea pas.

— Je ne voulais pas te déranger plus que nécessaire et je croyais bien faire. Je ne regrette pas d’avoir essayé de l’aider et je suis sûr que ça n’a rien à voir avec ma plaque disparue.

Le silence de Yue, long, insondable, paralysa Isaac sur son assise. Il redoutait, moins pour lui que pour le reste du monde, tous les projets qu’elle formait sous son masque de statue, cette figure placide dont elle recouvrait ses émotions.

— Remets ta chambre en ordre, le pria-t-elle en se levant. La libraire, ce sera pour un autre jour. Ta grande sœur va s’occuper du reste.



Bard rentra tard, assez pour être sûr que sa mestresse ne serait plus là pour le lui reprocher. Yue s’intéressait rarement à ce qu’il faisait de son temps libre mais son niveau de perspicacité crevait le plafond lorsqu’il essayait de lui mentir par omission. Or, il ne tenait pas à lui parler de sa rencontre avec Mezmona dans l’immédiat.

J’ai une chance de te convaincre ?

Sa question lui tournait dans la tête depuis qu’il s’y était dérobé. Il regrettait de ne pas lui avoir dit non avant de reprendre sa course et se détestait d’avoir envie de la revoir prochainement, sans rien en dire à personne. Un risque insensé. Yue ne le lui pardonnerait pas car elle ne le comprendrait pas. Mieux valait ne rien avoir à lui expliquer.

La pénombre et le calme de sa tour l’apaisèrent lorsqu’il en regagna les hauteurs. La solidité des pierres fit taire le vent pour la première fois depuis plus de dix heures.

Il mourrait de fatigue et de faim. Une douche froide, un repas tiède et un lit chaud l’attendait. Ainsi qu’un pli cacheté à la cire grise.

Non-urgent.

Bard profita sans se presser d’une dernière heure de répit avant de le lire.

Instructions vagues et succinctes, juste assez pour lui faire perdre du temps sans tout à fait le laisser tourner en rond. Une obscure histoire de plaque et le nom d’un garçon à découvrir dans les plus brefs délais. Quelques pistes et un N’en parle pas à Isaac, écrit en toute lettres au milieu des abréviations.

Yue dans toute son expressivité.

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