110.1
La rosée scintillait, teintée d’ocre par une aube rougeâtre, dispersée par une brise timide qui sentait l’humus et le bois mouillé. La terre s’efforçait de boire les restes d’une averse nocturne, prélude du déluge qu’ourdissait les nuages.
La boue s’agglutinait sous les semelles de Bard. Il tapait nerveusement du pied tous les dix pas pour s’alléger les bottes et jurait contre le détour par la maison principal auquel le contraignait l’absence de Yue – et la présence d’Isaac.
Le petit mestre ne se levait ordinairement pas si tôt, mais puisque sa sœur le mettait à contribution pour le travail domestique, il fonctionnait au rythme de Murmure. Le vieux fabuleux et son apprenti d’un décan aéraient des draps. Les pans de tissu gonflaient comme des voiles une fois étalés sur les cordes à linge et méthodiquement lestées.
— Besoin d’aide ? proposa-t-il en les approchant.
Murmure inclina sa tête cornue pour saluer puis la secoua pour décliner. Isaac l’imita machinalement.
— Ça va aller, sans ta sœur ?
Il acquiesça.
— Je vais rentrer un peu tard, aujourd’hui. Si tu as besoin de quoi que ce soit, dis-le-moi maintenant.
— Non merci, je… Je vais juste… attendre. À ce soir.
Il salua encore, bien trop bas, tellement que son corps dégingandé d’enfant poussé trop vite forma presque un demi-cercle, puis se remis au travail.
— Tu es sûr ? insista Bard. Je vais avoir des problèmes avec ta sœur si je m’occupe mal de toi, tu sais ?
Il ne s’interrompit pas tout à fait, mais ses gestes ralentirent.
— Est-ce qu’elle te fait du mal quand tu as des problèmes avec elle ?
Sa question prit Bard de court par son sérieux.
— Yue me protège plus souvent que l’inverse. Ne va pas t’imaginer qu’elle est pire que ce qu’elle est. Tout ce que je dis, c’est que personne n’a envie de se faire passer un savon par elle.
Isaac laissa échapper un rire.
— Je suis d’accord, admit-il.
— En conclusion, besoin de rien, petit mestre ?
— Non, rien, assura Isaac plus sereinement.
Bard s’entretint rapidement avec Murmure de quelques affaires domestiques, puis les laissa à leur corvée au profit de l’ultime détour par le bureau de Yue. Il y récupéra les lettres rédigée la vielle, mit un peu d’ordre autour de l’écritoire, puis ferma à clef tout ce qui devaient l’être avant de partir pour la caserne.
La routine s’installait bruyamment, ce matin-là. Un litige éclatait au milieu au beau milieu de l’entrée autour d’une question d’équipement abîmé, malgré lequel le changement de quart devait s’organiser sans retard. Les dragons s’agitaient côté volière, les officiers côté mess ; leurs auxiliaires traînaient en râlaient, les bras lourds du matériel de leurs supérieurs, se plaignant à qui mieux mieux du dernier changement de programme, de la dernière corvée pénible, du dernier entraînement éreintant…
Petit soldat de plomb insensible à l’effervescence, Shan attendait sagement près du panneau d’affichage. Une envie mesquine traversa prit Bard, celle de l’ignorer ouvertement. Il supportait toujours mal de devoir partager ses responsabilités de second au risque de les perdre au détour des circonstances. Redevenir simple monture. Redevenir serviteur sans distinction. Redevenir dispensable.
— Suis-moi, lâcha-t-il de mauvaise grâce en passant.
Ils montèrent jusqu’au bureau de Yue – Bard devait y récupérer ses insignes – et profitèrent du calme que leur offrait l’isolement pour faire le point. Yue ne serait pas de retour avant le surlendemain. Il allait falloir tout gérer sans elle à l’exception des patrouilles et garder des traces précises de toutes leurs activités pour lui en faire le rapport. Cela, Shen l’avait compris instinctivement. Chaque étape de sa journée en autonomie, du réveil au coucher, figurait sur le compte rendu qu’il remit à Bard lorsque le sujet fut évoqué.
— Tu vas devoir apprendre à mieux écouter ta supérieure. Ne l’oblige pas à te répéter de ne pas faire de zèle.
— Je voulais justement prouver à dama Yue que j’avais fais meilleur usage de mon temps que le jour où elle reprit. Je comprends que j’ai été maladroit. Merci de me faire voir mes erreurs, s’inclina-t-il.
— Si tu le dis…
Un crochet par le service postal conclut le prélude de leur service. À sept heures et demi, une formation obligatoire sur les procédures d’urgence en cas de cyclone et d’inondation commençait en salle de conférence.
La décontraction ambiante heurta Shen lorsqu’il en passa les portes. Il s’était attendu à plus de sérieux en pareil circonstance, au lieu de quoi, par petits groupes, l’assemblée échangeait des plaisanteries, commentait l’actualité et critiquait la décoration : de nouvelles bannières accrochées la veille entre les fenêtres au moulures repeintes.
Au fond de la pièce, le responsable de l’aile médicale – un des maitres de conférences – mettait de l’ordre dans ses notes. À côté de lui, Taliesin accrochait de grandes cartes les unes par-dessus les autres à un tableau mobile et, plus loin, un officier distribuait des feuillets aux sièges encore vides pour la plupart. Eux mis à part, personne ne se souciait beaucoup de l’ordre du jour.
— Par ici.
Shen suivit Bard jusqu’au bord de la table oblongue au centre de laquelle trônait une réplique détaillée de l’archipel hérissée de drapeaux rouges.
— Les officiers s’assoient de ce côté, désigna Bard.
Il posa les insignes de leur supérieure devant un siège.
— Aujourd’hui, je suis la représente. Assieds-toi en face.
Shen s’exécuta. Au même moment, un officier à la carrure d’ogre et au bras en écharpe entra.
Capitaine Rafèl Llaros. Le draconnier attitré de Shen.
Il interrompait sa convalescence pour s’acquitter de son devoir d’instruction des effectifs. Un accueil plus chaleureux que protocolaire s’ensuivit au bout duquel, dix minutes après l’heure, la session démarra.
Tout le temps qu’elle dura, Shen se crut retourné sur les bancs de l’école. Topographie et météorologie, évaluation des risques d’inondation ou de glissement de terrain, stratégies de préventions et d’intervention, gestions des ressources… le support changeait, pas le contenu. Shen n’écouta vite plus que d’une oreille.
Sa blessure gênait Llaros pour jongler entre les documents et déplacer les figurines sur la maquette. Instinctivement, il se plaçait pour user de sa main dominante et se heurtais à son handicap. Une pointe de soulagement lui perça la voix lorsqu’il céda la parole.
Le responsable de l’aile médicale entama une série de rappels sur les blessures les plus fréquentes qu’occasionnait les tempêtes et les premiers soins à administrer. Shen s’efforça de raccrocher la présentation à son support.
Une parenthèse fractures osseuses se ferma sur un clin d’œil gentiment moqueur au plâtre du capitaine. Il eut le bon goût d’en rire, mais son regard tomba comme une enclume sur le siège qu’aurait dû occuper dame Yue.
Shen se figurait toujours mal sa nouvelle patronne en briseuse d’os sans scrupules, surtout quand sa victime présumée mesurait une demi mètre de plus qu’elle, mais la partie de lui qui y croyait en concevait une sorte d’admiration avant d’y voir le mal.
En fin de sessions, des rôles furent distribués sur la base du volontariat : maintenance des relais, inspection des infrastructures publiques, dialogue avec les représentants de l’archipel… Bard, qui parlait en son nom, proposa sa supérieure pour cet office.
— Quelle surprise, plaisanta nonchalamment Llaros. Quelqu’un pour baliser les routes d’évacuation ?
Une fois la répartition finie, l’assemblée fut remerciée et s’éparpilla, les uns hors de la salle, les autres autour des documents et des intervenants, pour prendre une dernière note ou poser une dernière question.
Shen s’activa lentement, amolli par l’ennui. En face de lui, Bard s’était levé et scrutait la miniature de l’archipel avec ombrage. Subitement, sans rien dire, le fabuleux rassembla ses ses affaires et s’en alla.
À l’autre bout de la pièce un auxiliaire appela son nom ; l’encouragea, avant de partir, à venir saluer son vrai draconnier.
☼
Annotations