110.2

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Un mauvais pressentiment oppressait Bard depuis qu’il s’était rendu compte de ce qu’était réellement le relief autour de l’unique entrée du Palais de Qalipt, où Yue était partie s’enterrer : une bouche de cave plus oblique que verticale, creusée dans la roche par un bras de rivière capricieux, capable de noyer les gorges de la galerie au premier signe de crue. Un risque calculé ? Que valait honnêtement un calcul de risque de Yue ?

L’année de ses treize ans, pendant les fêtes de l’Équinoxe, les fils du prince Halfdan avaient eu la fausse bonne idée de l’initier à la pratique du patin à glace. Yue était revenue de cette espade gelée, détrempée et abasourdie par le choc d’avoir traversé la glace au milieu d’une volte. Hvass, qui l’avait tirée de l’eau, en menait alors à peine plus large. Son frère ainé s’était contenté de rire de la mésaventure en les regardant lutter pour leurs vies. La reine Kalta en personne leurs avait passé un savon à tous les trois dès leur retour à la forteresse. Le lendemain, aussi oublieux de leur mortalité que la veille, ils s’étaient mis en tête d’aller observer des avalanches.

Qui peut avoir envie d’observer des avalanches ?

Bard ne pouvait pas suivre Yue dans les missions que lui confiait la hiérarchie du Silence. La spécialisation coutait cher, l’admission était difficile et le fabuleux s’estimait déjà heureux de pouvoir travailler à la protection civile sous sa forme humaine, entre les patrouilles. Pour autant, puisque sa vie dépendait de la capacité de sa mestresse à ne pas mourir…

Impuissant dans l’immédiat, il essayait de se concentrer sur la chasse au trésor commanditée par son tyran personnel.

Yue cherchait un garçon d’environ dix ans probablement esclave de bas rang ou issu d’un milieu défavorisé, lié d’une quelconque façon au personnel de l’école d’Isaac, voire à une maison de placement qui serait en affaire avec. Bard mit la main sur tous les registres qui lui parurent pertinent parmi ceux disponibles à la caserne, moins nombreux et moins récent qu’il l’aurait voulu… Il en tira une liste de noms et d’adresses, un peu trop longue pour être vraiment utile mais sans plus aucun critère discriminant à appliquer pour la réduire.

Acculé, il prit le parti, risqué, peut-être, d’aller puiser quelques informations à la source. Armé d’un bon prétexte, il se mit en route pour l’école d’Isaac sous un ciel encore indécis. Il avait accompagné Yue assez souvent pour espérer être reconnu et traité sans méfiance. Au besoin, il transportait toujours les insignes de sa mestresse.

À la mi-journée, élèves petits et grands musardaient autour de l’école plutôt qu’à l’intérieur, sous la surveillance plus ou moins vigilante de chargés de discipline posté près des accès. L’approche du fabuleux fit tourner quelques têtes sans retenir beaucoup d’attention des élèves, mais attira vite celle d’une responsable.

Bard lui expliqua qu’il venait s’informer de ce qu’étudiait les élèves de la classe de deuxième année, pour être sûr que le frère de sa mestresse prît le moins de retard possible sur son programme.

La responsable, une femme d’âge moyen aux cheveux en bataille et aux yeux tombants, paraissait profondément ennuyée par sa requête, fatiguée d’avance par le moindre effort auxquels celle-ci la contraignait.

— Attendez-moi ici, marmonna-t-elle en tournant mollement les talons.

Bard aurait préféré être invité à la suivre. Elle ne lui aurait probablement pas fait la conversation – prononcer trois mots l’ayant exténué – mais il aurait eu quelque chance de croiser du personnel d’entretien à l’intérieur.

— Excusez-moi.

Un écolier, l’âge d’Isaac ou un peu moins, lui dardait un regard plein d’une curiosité décomplexée. Le maintient des biens nés. Un visage au front haut, familier sans l’être.

— Vous parliez d’Isaac, je crois. Je suis dans sa classe. Ocelotl, se présenta-t-il.

Bard s’inclina, prudent.

— Isaac serait premier de la classe s’il avait une meilleure affinité avec la magie. Il reste tous les jours des heures à l’étude pour apprendre ses leçons et faire du travail en plus. Il lit déjà des grimoires de troisième année. Vous êtes vraiment là pour lui éviter de prendre du retard ?

Sa voix dégageait un mélange d’incrédulité et d’envie. Bard devina qu’il s’adressait au véritable premier de la place, à un rien d’écart.

— J’obéis aux ordres de ma mestresse.

Ocelot le considéra longtemps, tellement que Bard comprit qu’il voyait à travers sa stratégie d’esquive et se sentait profondément insulté par celle-ci.

— J’habite tout au nord de l’île principale, près de l’ancien Temple du Soleil. C’est la seule propriété des environs, impossible de se tromper. Si Isaac en a envie, il peut me rendre visite quand il veut. Je l’aiderai à rattraper le retard qu’il n’a pas.

Il se retira sans attendre de réplique. Un groupe d’élève l’attendait, plus loin, dont une fille aux tresses enrubannées qui évoquait vaguement Yue à neuf ans.

La femme aux yeux tombants ne tarda pas à revenir avec des nouvelles frustrantes. Le professeur référent des deuxièmes années étant absent, il allait falloir revenir un autre jour.

Au bout du compte, sa visite lui apprit peu. Il glana quelques précisions sur les horaires de l’établissement en dehors des cours et les protocoles de sécurité. Rien d’autre. Et puisqu’il fallait travailler à son poste officiel pour ne pas compromettre le secret de l’officieux, il remit au lendemain la suite de son enquête impossible.

Isaac dut se douter de ce qui se tramait dans son dos lorsque Bard lui parla de l’invitation d’Ocelotl, ce soir-là, car il posa une foule de questions sur le concours de circonstance qui la lui devait. Les garçons de treize ans s’avéraient difficiles à duper.

— Si Yue pense que je dois rattraper mes cours, j’irai, se résigna Isaac. Par contre, j’ai des corvées à faire, des partitions à apprendre et je n’ai pas le droit de sortir seul.

Un autre jour, Bard l’aurait peut-être encouragé à outrepasser cette règle, mais la pluie, qui tombait déjà à verse depuis quelques heures, risquait de ne pas se calmer avant longtemps et ce genre d’intempérie aggravait son angoisse. La première et dernière fois que Yue l’avait laissé faire un long chemin seul, Isaac s’était perdu et, dans la panique, ses pouvoirs s’étaient manifestés malgré lui, et contre lui, d’une certaine façon. Le paysage s’était transformé autour lui, l’enfermant dans un labyrinthe infini et changeant. Yue avait dû le ramasser à la petite cuillère au milieu d’un relief insensé, de terre éventrée, soulevée ou écroulée, d’arbres étranglés ou déracinées… À ce jour, Bard ne comprenait toujours pas comment l’incident avait pu rester sans conséquence – autre que les restrictions nouvelles qui entouraient Isaac depuis.

— Ce Ocelotl, il est gentil ?

Assis sur son lit, le petit mestre tourna plusieurs pages du livre en face de lui sans les lire.

— Beaucoup d’élèves l’aiment bien, alors je pense que oui. Il me fait un peu penser à Yue, parfois.

— Là, je veux bien que tu m’explique la comparaison, sourit Bard.

— Yue sait tout faire, alors tout le monde s’intéresse à elle. Tout le monde ne l’aime pas mais tous le monde la remarque, même avec ses cheveux noirs. Et je sais que ceux qu’elle remarque aussi se sentent… chanceux ? Spéciaux, en tout cas.

Isaac ne se trompait pas et Bard admira sa capacité à mettre des mots positifs sur l’effet polarisant qu’exerçait Yue sur le monde. Lui en pensait rarement du bien.

— Tu te sentirais chanceux d’être l’ami d’Ocelotl ? Autant que d’être le frère de ta sœur ?

— Pas autant, mais… Assez, je crois.

— Je me libèrerai du temps pour t’accompagner chez lui, alors. Revois tes partitions ce soir, Murmure te laissera quelques corvées de côté et tout le monde sera content que tu passes une journée tranquille demain. Ça te convient, petit mestre ?

Isaac accepta. Tout s’organisa en conséquence. Ce soir-là, en écoutant la pluie battante, il pensa à Yue au fond de sa grotte inondable. Il compta les heures jusqu’à son retour supposé. Il s’interrogea sur ce qu’il ferait si elle ne revenait pas à temps.

Aux portes du sommeil, il pensa aussi à Mezmona, à la façon dont ses lèvres contournaient tous les mots, exagérément, au sourire dans sa voix, avide et mutin, à la détermination qui allumait ses yeux d’ambres… Il la revit, presque nue sous sa robe de plume. Son esprit la déshabilla toute entière et il contempla son image jusque dans ses rêves.

Il se leva avec le jour couvert de honte et de sueur.

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