111.1
Amaigris par les averses de la veille, des nuages effilés zébraient l’azur de gris blanchâtre, partout, sauf au-dessus de l’ancien Temple du Soleil. Couronné de bleu, auréolé d’or. Isaac détaillait l’anomalie l’air de chercher des arcanes dans les sillons du ciel, sans faire attention au pavé irrégulier sous ses semelle, pour mieux faire abstraction de la mer.
Tout autour d’eux, la houle léchait les bords de la bande de terre aménagée qui connectait la ville nouvelle à la sorte de presqu’île qui concentrait les vestiges de l’antique.
— Il y a une marche, prévint Bard.
Isaac évita l’accident de justesse.
— Merci.
La traversée finie, ils ne tardèrent pas à voir le paysage se structurer autour de vergés, de cultures en terrasses et de jardins légumiers. Étonnante abondance. Nepterre vivait principalement de l’import et se souciait peut d’agriculture en règle générale.
Passée la pyramide à degrés du temple, la part habitée de domaine profila. L’édifice principal, tout en bois et pierre de taille, devait faire deux fois de la maison de Yue et pouvait se vanter de mieux tenir debout. Des silhouettes en tunique amarante s’affairaient tout autour. Instinctivement, Bard chercha parmi toutes les maisons nobles dont il connaissait les symboles lesquelles portaient cette couleur.
De son côté, Isaac jouait avec ses bagues, tout intérêt pour le paysage perdu.
À l’approche de la porte, une femme blonde en uniforme amarante couronnée de tresses et de fleurs vint les accueillir. La bambine effarouchée qui se cramponnait à ses jupes et dont elle caressait les cheveux la disait gouvernante.
— Vous devez être un ami de Mestre Ocelotl. Entrez, venez.
Elle prit la petite dans les bras pour ouvrir la voie et gravir l’escalier principal. Isaac la suivit.
— Je reviens d’ici quelques heures, promit Bard. Amuse-toi bien, petit mestre.
Isaac agita sa main à bagues au-dessus de son épaule, imité par la petite qui devait prendre ça pour un jeu. La porte les avala tout trois. Bard s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’une voix le héla depuis un balcon.
— Hé ! Je vais vraiment finir par croire que c’est toi qui me courre après plutôt que l’inverse.
Penchée au-dessus d’une rambarde presque au point de basculer, Mezmona le toisait de son éternel sourire mutin, ses longs cheveux raides tombant comme des rideaux noirs de part et d’autre de son visage. Elle sauta de son perchoir d’un bond leste et se réceptionna, non sans bavure, sur une portion d’herbe brunie. Elle ne devait pas en être à sa première descente.
Suivant son habitude de se tenir toujours trop près, elle vint camper ses pieds nus à quelques millimètres des chaussures de Bard.
— Je t’ai convaincu ? Tu es venu désobéir ?
Sa ressemblance avec Ocelotl le heurta subitement. Ses yeux à elle tenaient plus du miel que de l’ambre, mais c’était même front haut, le même nez en pointe de flèche, le même menton à bout rond…
— Non, la détrompa-t-il.
Il se détourna d’elle comme l’avant-veille. Visiblement amusé, elle lui emboita le pas.
— Tu exagères. Je me jette littéralement à tes pieds, tu pourrais faire l’effort de ne pas m’ignorer aussi ouvertement.
— Je suis touché, mais pas intéressé.
— Menteur.
Un rouge indécent colora le visage de Bard. Il accéléra pour le cacher.
— Je ne te demande pas de m’épouser, tu sais ? Je suis une adulte, tu es un adulte… En ce qui me concerne, je sais garder un secret. Je peux te faire une offre ?
— Non merci.
— Passe une heure avec moi, lâcha-t-elle en dépit de son refus. Platonique ou pas, tu choisis… Une heure où tu oublies que ta mestresse risque de taper sur les doigts pour avoir osé me parler. En contrepartie, je renoncerai à mes leçons de vol, j’arrêterai de provoquer dame Yue et je te laisserai m’ignorer pour son bon plaisir. Ça te parait juste ?
— Non, et quand bien même, rien ne me garantis que vous disez la vérité, souligna Bard.
— Oh… Tu as raison. Prenons le problème dans l’autre sens. Passe une heure avec moi aujourd’hui, ou je dis à ta mestresse que tu profites de chaque minute où elle lâche ta laisse pour venir me voir.
Bard se sentit foudroyé sur place. Il redirigea les éclairs qui lui électrisait les sangs sur Mezmona d’un regard torpide.
— Arrêtez ! explosa-t-il. Vous n’avez pas la plus petite idée de ce dont vous me menacez ! Et pour quoi ? Pour m’obliger à vous faire la conversation ? À vous embrasser ? Vous n’avez assez de serviteurs ici, pour vous divertir ? Vous parlez de ma mestresse comme si elle m’interdisait de vous voir par caprice, mais de vous deux qui est la plus immature ? Vous êtes fière d’être en querelle gamine de quatorze ans ? Félicitation. Vous avez plus de pouvoir qu’une enfant soldat et son esclave.
Il haletait sur la fin de sa tirade, penché en avant dans une attitude hostile. Mezmona avait reculé. Son sourire effondré, ses yeux écarquillés. Sa figure parlait d’affront plus que frayeur.
— Oui, finit-elle par expirer. Je suis fière de mes petits privilèges et je suis immature. Pitoyable, même. Maintenant que c’est dit, j’attends toujours ta réponse.
☼
Embarrassé de lui-même, Isaac piétinait autour de la chambre d’Ocelotl : une pièce en L, spacieuse, pourvue d’un lit à plateforme sculptée en bas-relief. Quantité de coussins et de couvertures s’y amassait, au point qu’il ressemblait à un nid. De part et d’autre, des étagères basses courraient le long des murs. Isaac se serait attendu à ce qu’elles continssent plus de livres mais se figura qu’une maison pareille devait avoir une bibliothèque à part en entière. Ceux qu’Ocelotl gardait auprès de lui devait être ses préférés ou ses lectures du moment. Entre leurs manuels scolaires communs et quelques titres connus s’intercalaient des romans d’aventure, des recueils de poésie et des carnets à la tranche usée.
Au-dessus, des bandes de tapisseries habillaient les murs, relatant des histoires de batailles antiques en fils colorés. Des armes ornementales complétaient la décoration, couvertes de glyphes. Probablement des reliques.
Un aquarium peuplé de plantes luminescentes logeait au creux d’un angle, près d’une armoire. Isaac s’en approcha plus que du reste pour essayer d’y percevoir un signe de vie animale.
— Ils sont probablement cachés entres les rochers.
Isaac tressaillit. À l’autre bout de la chambre, Ocelotl posait délicatement un plateau de rafraîchissement sur un meuble d’appoint.
— J’espère que tu aimes le lait d’amarante. Ma petite sœur adore ça alors il y en a tout le temps, mais pas grand-chose d’autre, à part les boissons avec de l’alcool.
Il leva enfin les yeux vers Isaac, toujours crispé par la surprise, les mains accrochées à la bandoulière de son sac comme à une corde de sauvetage. Un peu du malaise de son invité affecta Ocelotl.
— Tayolani, ma petite sœur… hasarda-t-il, je crois qu’elle t’aime bien. En tout cas, elle aime beaucoup tes bagues.
Isaac tourna machinalement celle à son index. La friction mécanique des anneaux le détendit un peu.
— Ma grande sœur m’en offre une tous les ans depuis mes dix ans. Je crois qu’elle veut que je les remplace au fur et à mesure, mais je les aime toutes, alors je les porte ensemble.
— Je fais pareil avec les couvertures que tisse ma grand-mère, raconta Ocelotl.
Il désigna son lit du geste. Isaac remarqua les couleurs plus ou moins délavées des motifs superposés sur son matelas.
— Ton sac doit être lourd, non ? Et tu dois avoir soif.
Isaac le laissa tomber près de la table de travail et vint inspecter de plus près la boisson proposée par son hôte : un liquide épais, crémeux, sucré à la vanille et relevé d’une pointe de cannelle. Ocelotl plongea une paille de bambou dans chaque verre et ils se calèrent au fond du nid de coussin pour les siroter. Isaac n’aurait pas su dire s’il aimait ou pas ce qu’il buvait mais trouva le moment agréable.
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