111.2
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— Tu sais que ça ne compte pas si tu ne me parles pas ?
Mezmona s’adressait au reflet de Bard, lequel ne la regardait pas.
— Assied-toi, au moins. Tu me fatigues à rester debout.
Elle l’éclaboussa du bout du pied, tout du moins, elle essaya, mais sa tentative ne fit que troubler la surface de l’eau.
— Si vous avez de véritables questions, posez-les. Autrement, je ne joue pas à votre jeu.
Mezmona soupira. Ce jeu ne l’amusait déjà plus.
— Ma mère est bioarcaniste, raconta-t-elle, et mon père est professeur d’alchimie dans une école prestigieuse à l’étranger. Je descends d’une longue, longue lignée de génies des sciences arcaniques, alors dans un monde idéal, je serais en train de finir de me spécialiser dans le ciel sait quelle branche de la magie pour les rendre fier…
Elle se pencha sur sa propre image.
— Moi, j’aimais nager. Rien d’autre. Mes parents ont cru que ça voulait dire que j’avais une affinité particulière avec les arcanes de l’eau, mais non. En fait, je ne me suis jamais assez intéressé à la magie pour m’en découvrir une, d’affinité. À l’âge de mon petit frère, je séchais les cours, je bâclais mes devoirs, je traînais dans les pattes des marins. Ma mère a vite perdu patience alors j’ai été mise dehors et l’armée a gagné une recrue.
— Pourquoi me raconter ça ?
— Tu poses des questions, maintenant ? Je croyais que tu comptais faire le piquet pendant une heure.
La tête basculée en arrière pour observer sa réaction, elle crut le voir rougir et en tira une satisfaction aussi puérile que délectable.
— Tout à l’heure, reprit-elle en se redressant, tu m’as demandé si je n’avais pas assez de serviteur pour me divertir. Tu as ta réponse. Ce sont les serviteurs de ma famille mais je suis tombée en disgrâce depuis longtemps. Si j’ai le droit de vivre ici, c’est parce que j’ai accepté de jouer les cobayes pour une expérience de ma mère. Le quetzalcóatl… Je savais que ce serait dangereux, mais à l’époque, j’aurais donné n’importe quoi pour ravoir ma chambre à moi et tout ce avec quoi j’avais grandi. Faire la cuisine, la lessive, le ménage… je ne m’y suis jamais habitué.
— Je suis supposé avoir de la peine pour vous ?
— Tu en aurais si tu pouvais comprendre, riposta-t-elle vertement.
Ses pieds commençaient à friper d’être restés trop longtemps dans l’eau. Elle les sortit du bassin et les étendit sur la margelle cuisante.
— Je suis né mestre dans une maison noble.
Mezmona leva des yeux nouveaux vers lui. Peut-être à cause du contre-jour, elle lui trouva quelque de plus lumineux qu’une minute plus tôt. Mais aucune contorsion de son imagination ne suffit à lui faire oublier la perfection avec laquelle il se fondait dans son rôle de subalterne.
— Tu ne vas pas m’en dire plus ? Tu ne peux pas me jeter ça à la figure et te taire ensuite.
Il lui prouva le contraire. Une longue minute de leur tête-à-tête s’écoula en vain.
— Si tu as été mestre, pourquoi es-tu esclave, aujourd’hui ?
— Parce que je n’ai pas acheté mon pouvoir. Et parce qu’aux yeux de la loi, je suis un dragon qui se transforme en humain plutôt que l’inverse.
— Pourquoi es-tu esclave de dame Yue en particulier ?
Nouveau silence. Il scrutait l’horizon lointain, l’air d’y voir autre chose que des champs et des arbres.
— Pourquoi es-tu toujours si calme ? Est-ce que tu n’as pas peur ? Ou mal ?
— Je ne vois pas ce qui devrait m’effrayer ou me faire mal.
— Tu n’as pas l’impression d’entendre des voix hurler dans ta tête ? Ou de sentir vibrer tes os à l’intérieur de toi ? Tu ne te sens pas comme s’il y avait toujours trop de sang dans tes veines et qu’elles étaient sur le point d’éclater une à une ?
À l’air dont il la toisa, Mezmona comprit qu’il ne partageait pas sa peine le moins du monde, voire méprisait sa façon de l’exprimer. Et subitement elle la vit, l’image du mestre par-dessus celle de l’esclave.
— Tout ça pour ça, soupira-t-elle en s’étendant de tout son long sur la pierre. Tu ne peux pas m’aider à faire taire la douleur, tu n’as aucune sympathie pour moi et tu ne me trouves même pas assez jolie pour apprécier mes avances. Foutue perte de temps…
Elle plaça une main en visière au-dessus de ses paupières closes.
— Rends-toi utile, déplace ton ombre au-dessus ma tête.
À la surprise de Mezmona, il bougea bel et bien.
— J’aurais eu de la sympathie pour vous si vous n’aviez pas été aussi odieuse, mais pas assez pour perdre ma place après de dame Yue.
— Qu’est-ce que tu fais là, alors ?
— Vous avez promis de la laisser tranquille si je passais une heure avec vous. Je voudrais lui offrir cette tranquillité.
— Parce que tu l’apprécies ou parce qu’elle passe ses nerfs sur toi quand je l’agace ?
— Votre question est inappropriée.
— Oh. Forcément.
La langueur du sommeil lui ferma les yeux quelques secondes, presque une minute.
Bientôt, Bard comprit qu’elle s’endormait. Vingt minutes s’étaient écoulées depuis de début de leur tête-à-tête. Son accès de fatigue pouvait peut-être lui faire gagner ou perdre un peu de temps, selon le point de vue.
La chaleur de l’après-midi l’alanguissait aussi. Il hésitait entre la laisser dormir et la rappeler à ses sens lorsqu’un spasme la secoua. Elle bascula sur le flanc, presque au point de basculer par-dessus la margelle, et toussa avec violence. Elle dégorgea laborieusement une gerbe de plumes ensanglantées.
Rejetées sur le dos, vaincue, Mezmona haletait, ses yeux changés en soleil dans l’ombre de Bard.
— Je vais chercher de l’aide, annonça-t-il, s’efforçant de garder son calme.
La main de Mezmona se crispa sur sa cheville. Ses griffes de quetzalcóatl transpercèrent le cuir d’une ses bottes et lui aiguillonnèrent la peau.
— Non, je… attends.
Elle reprit bruyamment son souffle, sa gorge perceptiblement obstruée, puis se redressa pour s’assoir.
— Si tu veux m’aider, aide-moi à m’approcher du temple.
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