Le naufrage

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Élira jeta un œil vers la surface. Suffisamment proche pour voir les reflets de l’étrange boule de feu mais trop loin pour distinguer les formes de la masse sombre qu’elle y voyait bouger. Soupirant d’un air déçu, elle plongea pour rejoindre les profondeurs. La tentation de l’inconnu était parfois très forte mais Élira se savait bien trop jeune pour y aller, ses sœurs étaient strictes sur le sujet.

 Interdit d’aller à la surface avant d’avoir vingt ans.

 Élira n’avait plus que deux ans à attendre mais la curiosité de ce que ses sœurs y faisaient la tiraillait. Les sirènes matures partaient parfois des semaines entières à la surface et revenaient les bras chargés de trésors. Des pierres précieuses, des pièces d’or, des objets étranges. Elles expliquaient aux plus jeunes, dont faisait partie Élira, qu’ils étaient fabriqués par les humains. Des créatures hideuses au regard glacial qui se repaissaient des créatures marines telles qu’elles. Ses sœurs leur contaient les terrifiantes histoires des hommes qui chassaient les baleines et pêchaient les poissons pour les dévorer.

 Élira détourna son regard et plongea pour rejoindre la grotte du fond des eaux. Une cavité creusée dans des roches si profondes que seules les sirènes osaient s’y aventurer. Même les poissons et autres créatures marines restaient plus haut, là où la pression était plus douce et où les plantes pouvaient encore pousser.

 Ses sœurs lui avaient expliqué, à elle et aux autres jeunes sirènes, que de vivre dans cette grotte était le seul moyen de se protéger des cruels êtres humains. Car aucun d’entre eux ne pourrait jamais nager jusque-là.

 Élira, dont la curiosité était insatiable, avait posé maintes questions sur ces terribles humains. Ses sœurs bien qu’au départ surprises, avaient répondu avec beaucoup de patience à la jeune sirène.

 « Pourquoi ils tuent les animaux marins ? »

 « Parce qu’ils pensent être les maîtres des mondes. » avait répondu Meira, la plus âgée.

 « Ont-ils déjà essayé de nous tuer ? »

 « Oui, à chaque fois qu’ils nous voient »

 « À quoi ressemblent-ils ? »

 « Leurs yeux sont dotés de plusieurs couleurs différentes, leurs visages sont agrémentés d'une chose qui leur permet de respirer, leurs cheveux peuvent être également de couleurs variées. Certains en possèdent même des oranges. Leurs doigts sont séparés les uns des autres et ils ne possèdent pas de queue mais ce qu'ils appellent des jambes. Au bout de ces jambes, ils ont des mains qu'ils appellent pieds et qui leur permettent de se déplacer sur la terre. »

 « Que faites-vous quand vous allez les voir ? »

 Ses sœurs étaient restées muettes.

 Il s’agissait de la première et unique question restée sans réponse. Élira s’était longuement interrogée sur ce que ses sœurs pouvaient bien garder secret. Elle avait questionné l’une de ses plus jeunes sœurs en quête de soutien pour découvrir la vérité mais celle-ci avait haussé les épaules avec désinvolture et avait simplement supposé qu’il s’agissait sûrement de l’une de ces choses qu’elles ne pourraient découvrir que lorsqu’elles auraient vingt ans.

 Devant l’absence de précision, Élira était sortie de la grotte et avait levé les yeux vers la surface. Bien qu’elle n’en vît pas les lueurs, un intense désir d’en découvrir les merveilles l’avait attrapé à la gorge. Comme une main serrée qui l’empêchait presque de respirer. Depuis ce jour, il ne se passait pas une minute sans qu’elle n’y pense et pourtant elle en gardait ses distances. Les règles étaient les règles. Elle ne pouvait se résoudre à trahir la confiance de ses sœurs. Alors, chaque fois que son regard s’élevait bien malgré elle, Elira fermait les yeux et répondait à ses envies en imaginant ce qui pouvait bien se trouver au-delà de l’eau puis elle rejoignait la grotte où elle se terrait, le cœur lourd de frustration.

 Ce jour-là n’était pas bien différent des précédents. Lorsqu’elle atteignit la grotte, Elira y entra immédiatement, pressée de mettre de la distance entre elle et sa tentation. Ses jeunes sœurs jouaient avec les trésors rapportés par leurs aînées et la sirène ne leur accorda pas plus d’un regard avant de se diriger vers le plus profond des recoins. Un endroit dans lequel étaient entassés ses objets préférés. Elle prit sans hésitation celui qu’elle admirait le plus et l’étudia pour la centième fois, se demandant ce que les humains pouvaient faire avec.

 L’objet était creux, sa surface réfléchissante laissait entrevoir le visage d’Elira sauf à un endroit où deux trous étaient percés. Sa forme était indescriptible, à la fois ronde et pourvue d’angles étranges. Élira y passa les doigts et sourit puis soudain leva les yeux. Les plus âgées de ses sœurs se préparaient. D’ici quelques minutes, elles rejoindraient la surface. Les sons doux de leurs voix chantantes teintèrent l’eau calme de quelques ondulations fugaces tandis qu’elles brossaient leur chevelure aux couleurs des algues qui tapissaient les roches sous-marines. Leurs visages exprimaient un calme absolu. Une sérénité terrifiante.

 Élira les observa ainsi pendant de nombreuses minutes et lorsqu’elles sortirent de la grotte, elle ferma les yeux. Luttant contre l’envie de les suivre, elle les rouvrit et reprit la contemplation de ses trésors. Parmi ceux-ci, elle vit l’un des plus beaux et s’en saisit. Un cercle creux surmonté de piques arrondies et décoré par de très nombreuses pierres précieuses. Glissant ses doigts dessus elle sentit une nouvelle fois son cœur se serrer.

 — Comment des êtres créant d’aussi belles merveilles peuvent-ils être aussi cruels qu’elles le prétendent ? chuchota-t-elle pour elle-même en veillant à ce que ses jeunes sœurs ne l’entendent pas.

 Partagée entre sa raison et son souhait immuable de découverte, Elira serra l’objet contre sa paume jusqu’à s’en imprimer la marque sur la peau. Jetant un œil derrière elle, elle aperçut ses cadettes qui jouaient toujours et soudain une impulsion. Il était temps. Elle désirait les voir, les connaître, leur parler et par-dessus tout, elle voulait savoir ce que ses sœurs lui cachaient.

 Discrètement, elle quitta la grotte et à peine sortie, elle chercha des yeux ses aînées. Elle les vit au loin qui continuaient de nager vers la surface. S’assurant qu’elles ne se retourneraient pas, Élira se glissa derrière l’un des rochers près de la grotte et les observa. Elle patienta jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que des points flous au-dessus d’elle. Une fois sûre qu’elle ne serait pas repérée, elle s’élança à son tour dans la direction qu’elles avaient prises. Restant à bonne distance pour ne pas les rattraper, elle approcha lentement de la surface. Un banc de dauphin lui coupa la route un instant, lui faisant ainsi comprendre qu’elle approchait plus que jamais des objets de sa curiosité. La lumière s’intensifiait à chaque coup de nageoire mais pas autant qu’elle ne l’avait imaginé et l’eau commençait à s’agiter. Élira savait qu’il s’agissait sûrement d’une tempête qui obscurcissait ce que ses sœurs appelaient le ciel et transformait les flots en vagues sauvages. C’est en approchant encore plus qu’elle entendit les voix douces de ses sœurs qu’elle voyait désormais distinctement. Leur tête hors de l’eau et toutes tournées vers l’horizon, elles s’étaient mises à chanter d’un son cristallin et envoûtant. Élira se tourna elle aussi vers la direction que les sirènes observaient et vit une très grande forme sombre couvrir les vagues. Continuant de monter, elle se tint à distance et jeta un œil à la surface. Jamais encore, elle n’avait sorti sa tête de l’eau. Elle ignorait complètement ce qui l’attendait. Elle ferma les yeux et d’un coup de nageoire émergea pour la première fois.

 La première sensation fut celle du vent glacial qui lui plaqua ses cheveux trempés sur son visage. Sa peau humide reçut la brise avec violence et des picotements la parcoururent. Un frisson, sensation qui lui était inconnue, la traversa et d’un geste instinctif, elle resserra ses bras sur elle-même. Des perles d’eau tombaient sur son visage. Elle leva les yeux vers le ciel et vit les formes grisâtres desquels la pluie s’écoulait. Une lumière vive éclata et, terrifiée, elle replongea. Retrouvant sa vision, elle aperçut à travers l’écume des vagues les éclairs traverser le ciel.

 — Une tempête ? se demanda-t-elle en se remémorant les paroles de ses sœurs.

 Se tournant à nouveau vers les sirènes, elle les observa intensément. Leurs voix continuaient de s’élever quand soudain, l’étrange et gigantesque objet bascula, porté par de puissantes vagues. Élira sortit à nouveau sa tête de l’eau et entendit des cris stridents résonner dans l’obscurité encore ponctuée d’éclairs. Le vent les couvrait parfois, rendant la position de leur propriétaire imprécise. La jeune sirène réalisa soudain que ses sœurs avaient arrêté leur chant. Jetant un coup d’œil dans leur direction, son sang se figea dans ses veines. Les sirènes avaient nagé jusqu’à l’énorme objet et tiraient, ce qu’Élira identifia comme des êtres humains, dans les profondeurs. Pourtant, elles lui avaient appris que les humains ne pouvaient respirer sous l’eau. Se précipitant à son tour dans leur direction, Élira vit un humain dont le visage était caché par un trésor ressemblant en tout point à celui qu’elle possédait, attraper un autre bien plus jeune et le déposer dans une réplique miniature de l’étrange objet qui commençait à couler. La tempête continuait de faire rage et l’humain qui plongea à nouveau semblait en grande difficulté. Élira le vit rejoindre un autre de ses congénères qui avait l’air mort et le remonter à la surface. L’humain au visage caché le déposa dans la réplique et replongea une nouvelle fois. Alors qu’il tentait d’attraper encore un autre des siens, un nouvel objet inconnu à Elira, lui heurta la tête. Le trésor qu’il portait s’enleva et elle découvrit le visage de l’humain. Surpris par le choc, celui-ci ouvrit la bouche et sembla soudain en grande détresse. La jeune sirène l’observa un instant, incertaine sur ce qu’elle devrait faire. Jetant un œil à ses sœurs, elle les vit continuer leurs actions cauchemardesques. Son cœur se serra devant la scène et sans plus réfléchir, Élira rejoignit l’humain et lui saisit un bras. Il tourna immédiatement la tête vers elle et ses yeux changèrent soudain. La panique avait cédé la place à la terreur. Sans s’en soucier, elle le tira vers la surface. À peine hors de l’eau, il prit une grande inspiration. La jeune sirène nagea vers la réplique et l’aida à y grimper. L’humain plus petit lui lança un regard terrifié auquel elle répondit d’un œil curieux. Quand elle se tourna à nouveau vers l’autre, elle vit ses yeux du même bleu que l’océan qui l’observaient avec incompréhension. Élira s’écarta de la réplique et lança un regard autour d’elle. Ses sœurs avaient disparu, l’objet gigantesque s’enfonçait toujours plus dans les profondeurs et d’autres humains encore vivants se hissaient sur différentes répliques. Plusieurs poussèrent des cris horrifiés en la pointant du doigt. Élira se sentit angoissée, elle était entourée de tellement d’humains alors qu’il ne s’agissait que de sa première rencontre avec eux. De plus, avec ce que ses sœurs avaient fait, il ne subsistait aucun doute sur ce que les humains lui feraient à elle. Après un dernier regard vers l’humain qu’elle avait sauvé, elle plongea et s’enfonça dans les profondeurs sous-marines.

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