La fugue

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 Après plus d’une heure d’errance dans les eaux encore agitées par les restes de la tempête, Elira se décida à nager jusqu’à la grotte, encore perturbée par ce qu’elle avait vu et fait. Le souvenir de ses sœurs entraînant des humains sans défense dans les profondeurs la hantait. Elle se remémorait le petit être humain que l’homme avait mis dans la réplique de l’immense objet. Son jeune visage terrifié par la vision qu’elle renvoyait. Celle d’un monstre tueur. Une colère sourde lui enserra la gorge avec force. Plus puissante encore que la frustration de ces années sans connaître la vérité.

 Lorsqu’elle arriva, toutes ses sœurs, aînées comme cadettes, étaient réunies devant l’entrée de la grotte. La plus âgée, Meira, lui lança un regard courroucé teinté d’inquiétude en la voyant. Elle se précipita vers elle et l’attrapa par les épaules.

 — Où étais-tu ? s’exclama-t-elle avec colère.

 Élira ne répondit pas. Elle aurait voulu crier, hurler mais elle tentait de contenir ses mots pour ne pas exposer ses émotions devant les plus jeunes. Une autre de ses sœurs, Assia, approcha, l’air plus anxieux qu’en colère.

 — Élira ? murmura-t-elle doucement. Pourquoi fais-tu cette tête ? Que t’arrive-t-il ?

 La jeune sirène détourna le regard, attisant ainsi la colère de Meira.

 — Dans la grotte ! ordonna-t-elle à Elira d’un ton qui n’admettait aucune discussion.

 Élira s’exécuta les larmes aux yeux. Plus que jamais, sa colère menaçait d’exploser et elle devait presque se mordre la langue pour ne pas hurler sa haine à l’encontre de sa propre famille. À peine entrée dans la grotte, elle s’enfonça au plus profond de celle-ci, là où elle gardait ses trésors. Du bout des doigts, elle effleura l’objet identique à celui que l’humain qu’elle avait sauvé portait sur sa tête. D’un geste tremblant elle s’en saisit et le posa sur sa propre tête. Les deux trous sur sa surface correspondaient en tout point à l’emplacement de ses yeux, tout comme l’humain. Elle ôta l’objet et le reposa à l’instant même où Meira et les autres aînées s’approchaient.

 Les oreilles des plus jeunes à l’écart de la conversation, Meira se montra bien plus directe.

 — Tu es allée voir les humains n’est-ce pas ? questionna-t-elle la voix empreinte d’une colère à peine maîtrisée.

 Dos à ses sœurs, Elira ne répondit pas. Elle ferma les yeux et serra la mâchoire. Prenant son silence comme réponse, Meira attrapa la jeune sirène par l’épaule et la força à leur faire face. Avant qu’Elira n’ait pu dire quoi que ce soit, son aînée lui assena une puissante gifle. Ses autres sœurs poussèrent des exclamations de surprise et se postèrent entre elles pour tenter d’apaiser la tension. De nouvelles larmes perlèrent dans les yeux d’Elira avant de se joindre à l’eau glaciale des profondeurs. La violence de ce geste, si nouveau dans la main de sa sœur brisa le cœur de la sirène. Choquée, elle porta sa main à sa joue et soudain elle sentit un flot de paroles s’échapper de sa bouche sans qu’elle ne puisse le contrôler.

 — Oui ! s’écria-t-elle. Oui je suis allée voir les humains. Je vous ai suivies pendant que vous remontiez à la surface !

 Plusieurs de ses aînées portèrent leurs mains à leurs bouches de surprise ou d’angoisse à ce qu’elle avait pu voir.

 — Et je vous ai vues ! continua Elira sans s’en soucier. Je vous ai entendues chanter, puis j’ai vu cet étrange objet sombrer et je vous ai vues vous ! Vous les avez entraînés au fond de l’eau. Vous m’avez dit que les humains ne pouvaient pas respirer sous l’eau ! Vous les avez tués !

 Meira perdit un instant son masque de colère. Un très court instant. La haine imprégna férocement son regard tandis qu’elle toisait sa sœur.

 — Tu n’as aucune idée de ce qu’il se passe là-haut et des crimes que commettent les humains.

 — Le seul crime que je vois c’est le vôtre ! hurla Elira.

 — ASSEZ ! coupa Meira. C’est pour une bonne raison qu’il est interdit de rencontrer les humains avant d’être suffisamment âgée. Tu n’es pas encore prête à comprendre nos actions et nos motivations. Tu n’es plus autorisée à sortir d’ici jusqu’à ce que je décide du contraire.

 Sans attendre, Meira quitta les profondeurs de la grotte suivies par presque toutes les autres aînées. Assia s’approcha doucement d’Elira et lui tendit un objet qu’une autre des sirènes lui avait donné.

 — Je… C’est pour toi, lui dit-elle en le glissant dans ses mains avant de rejoindre Meira.

 Il s’agissait d’un autre cercle creux, lui aussi serti de plusieurs pierres colorées. À peine ses sœurs hors de portée, elle jeta l’objet qui, retenu par l’eau, atterrit au ralenti sur le tas d’objets humains.

 La colère ne cessait de gonfler dans sa poitrine. Comme des centaines d’épines plantées dans le cœur. Rien ne semblait pouvoir la calmer. Ses sœurs lui avaient caché leurs folies meurtrières et se justifiaient en prétendant qu’elle était trop jeune pour comprendre. Comprendre quoi d’ailleurs ? Elles tuaient, qu’y avait-il à comprendre dans des actions aussi abjectes. Retenant un cri de rage, la jeune sirène se mordit l’intérieur des joues. Jamais. Jamais elle ne comprendrait. Jamais elle n’accepterait. Jamais… Jamais elle ne pourrait regarder à nouveau ses sœurs comme avant. Le cœur lourd elle laissa échapper un sanglot sonore et ferma les yeux. Les rouvrant doucement elle sentit une détermination nouvelle s’immiscer dans son esprit. Elle n’avait plus qu’à attendre la prochaine expédition de ses aînées.

 Élira dut attendre trois jours avant que ses sœurs ne se décident à rejoindre la surface. Trois jours à supporter les regards curieux de ses cadettes et tristes ou en colère de ses aînées. Trois jours de haine. Une haine qui ne cessait de grandir. Une haine qui s’insinuait toujours un peu plus jusqu’à prendre place au creux de son âme. Jamais elle n’avait ressenti une telle émotion. Une puissance qui lui torturait le cœur de douloureuses sensations qui ne semblaient pas vouloir s’estomper.

 Avant de partir, Meira vint la voir. Elle ne prononça pas un seul mot, mais son regard bien plus abattu que colérique se posa sur Elira. La jeune sirène détourna la tête, de peur que son intention ne se dessine sur son visage et quand elle se décida à se tourner à nouveau vers sa sœur, celle-ci n’était déjà plus là.

 Élira attendit de longues, très longues, minutes avant de quitter les profondeurs de la grotte pour rejoindre la sortie de celle-ci. Ses plus jeunes sœurs l’observèrent arriver et alors qu’elle s’apprêtait à la quitter, l’une d’elles l’arrêta d’un geste.

 — Tu n’as pas le droit de sortir ! s’exclama-t-elle. Meira à dit que nous devions te surveiller.

 Élira lui adressa un regard agacé.

 — Tu ne m’empêcheras pas de sortir d’ici Pana, répliqua-t-elle.

 — Mais… tenta vainement sa petite sœur.

 — Je ne resterai pas ici !

 Le regard de Pana s’assombrit.

 — Si je te laisse partir… Est-ce que tu vas revenir ? murmura-t-elle, la voix tremblante.

 Avec cette seule et unique question, Elira perdit de sa détermination. Comptait-elle vraiment partir pour ne plus jamais revenir ? Allait-elle abandonner ses cadettes pour les crimes commis par leurs aînées ?

 — Je… murmura-t-elle. Je reviendrai. Je te le jure. Mais je dois y aller. Je veux voir le monde de mes propres yeux. Je dois le voir.

 Pana acquiesça d’un hochement de tête hésitant avant de se jeter sur elle pour la serrer dans ses bras. Rapidement, elle fut rejointe par le reste des sœurs. À peine se furent-elles écartées d’Élira, qu’elle quitta la grotte sans plus un regard. Sûre que si elle osait le poser sur ses cadettes, elle pourrait changer d’avis.

 Une heure passa, puis une deuxième. Élira sentait l’épuisement à chaque nouveau coup de nageoire. Elle ne s’arrêta cependant pas avant d’avoir mis suffisamment de distance entre elle et la grotte. La jeune sirène devait s’assurer d’être assez loin de ses sœurs avant de se décider à remonter vers la surface. Elle s’occuperait ensuite de chercher les terres où elle savait que résidaient les humains. Après encore de très longues minutes de nage, Élira changea de direction pour monter. S’approchant de plus en plus, elle pouvait voir la lumière s’accentuer et jusqu’à ce qu’elle en devienne presque aveuglante. Arrivant à la surface, Élira resta un instant sans bouger. Elle percevait les formes dans le ciel à travers le mince filet d’eau qu’il lui restait à traverser pour émerger. D’un dernier coup de nageoire, elle sortit la tête. Tout comme la première fois, le vent frais lui picota la peau cependant aucune pluie ne s’abattit sur son visage. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, peu habituée à la lumière du jour. L’étrange boule lumineuse dans le ciel brillait d’une belle couleur jaune orangé et réchauffait agréablement la surface de l’océan. Observant autour d’elle, Élira aperçut les terres. Elle était à bonne distance mais pouvait tout de même apercevoir d’étranges objets qui s’élevaient vers le ciel. À côté des terres, sur l’eau, de nombreuses créations humaines, semblables à celle qui avait coulé devant ses yeux, s’alignaient. Replongeant, Élira se dirigea vers elles.

 Sans oser sortir la tête de l’eau, Élira observait depuis le dessous les immenses objets. Elle posa la main sur l’un d’entre eux et fut surprise de la surface rugueuse qu’elle rencontra. Reconnaissant le bois, de par les objets que ses sœurs avaient pu lui rapporter, la sirène se sentit fière de ses connaissances. Elle esquissa un sourire et entreprit de remonter à la surface. Prudente, elle se glissa contre le bois, prête à replonger à tout moment et à se fondre dans la masse sombre. Sortant doucement sa tête de l’eau, elle jeta un œil vers la terre. Plusieurs humains montaient et descendaient des objets en bois. Pendant de nombreuses minutes, Élira les observa, fascinée. Leurs jambes se soulevaient du sol l’une après l’autre pour leur permettre d’avancer. Ils étaient couverts d’étranges choses légères qui flottaient au vent et Élira se souvint de l’une de ses sœurs qui avait apporté au fond de la grotte, ce qu’elle avait appelé « tissu ». La beauté de ce qu’elle voyait lui coupait le souffle. Cependant, elle replongea et nagea plus loin. Elle perça à nouveau la surface et chercha du regard un endroit sans aucun être humain à l’horizon. Elle se rapprocha d’un récif rocheux et se hissa sur l’un d’eux. Alors qu’elle observait autour d’elle, peu sûre de savoir comment approcher les humains, l’eau laissa apparaître une forme sombre qui s’approchait d’elle. Élira quitta son rocher et replongea immédiatement. Une fois sous l’eau, elle chercha d’où provenait la forme. Elle rencontra alors un regard semblable au sien. Devant, elle, une sirène l’observait, curieuse.

 Jamais Élira n’avait rencontré une sirène qui n’appartenait pas à sa famille. Elle ignorait jusqu’à l’existence d’autres clans. D’abord silencieuse, la sirène lui sourit.

 — Bonjour… lui dit-elle simplement.

 Élira ne lui répondit pas, la surprise de cette rencontre la rendant muette.

 — Je m’appelle Azä, se présenta la sirène inconnue. Je ne t’ai jamais vu par ici. Que viens-tu faire en Sver ?

 — En quoi ? questionna Élira en retrouvant la parole.

 Azä lui sourit.

 — En Sver ! C’est le pays où tu te trouves.

 — Pays ?

 La sirène sourit de plus belle, presque moqueuse.

 — Tu es une novice dans les parages j’ai l’impression ! s’exclama-t-elle.

 Élira confirma d’un hochement de tête.

 — Première fois que tu t’approches des humains j’imagine ? demanda Azä.

 — Deuxième, acquiesça Élira.

 — Tu es déjà allée sur terre ?

 — Je… Je n’ai pas de jambes, murmura Élira. Comment je suis censée marcher ?

 Azä éclata de rire.

 — Tu es bien plus que novice dis-moi !

 La jeune sirène fronça les sourcils. Le comportement de cette inconnue la mettait mal à l’aise et elle voulait plus que tout mettre fin à cette conversation.

 — Tu ne connais pas le rituel ? lui demanda Azä.

 Élira secoua la tête en signe de négation.

 — Tu peux avoir des jambes la novice, pour ça, il te suffit d’un peu de sang, d’eau salée et une écaille.

 — C’est tout ? demanda-t-elle perplexe.

 Peu désireuse de se faire avoir par une blague de mauvais goût, dont elle n’avait que trop l’habitude avec ses cadettes, Élira restait sur ses gardes.

 — Oui ! Suis moi !

 Sans attendre, Azä s’élança. Élira se dépêcha d’en faire autant et la suivit sans pour autant être sûre de réaliser ce « rituel ». En à peine une minute, les deux sirènes arrivèrent devant un espace vide de terre jaune où les vagues venaient s’échouer. Remontant à la surface, Azä incita Élira à en faire de même.

 — Voici une plage, présenta-t-elle en tendant les bras vers la terre. Les humains aiment les plages, ils viennent nager dans les eaux peu profondes mais ne s’éloigne jamais beaucoup. Viens, pour le rituel il faut être sur le sol.

 Azä rejoignit la plage en quelques coups de nageoire, tandis qu’Élira restait sans bouger, envahie par le doute. Lorsque la sirène inconnue lui fit signe de la rejoindre, elle s’élança pourtant à sa suite, guidée par son désir immuable de voir les humains d’aussi près que possible. À peine Élira à ses côtés, Azä attrapa un coquillage et utilisa l’un de ses bords pour couper l’une des écailles de la jeune sirène, qui poussa un cri, mélange de surprise et de douleur. L’écaille verte teintée d’un sang rosé dans la main, Azä utilisa ses bras pour se glisser sur la plage. Une fois hors d’atteinte des vagues elle creusa le sable et y enterra l’écaille.

 — Et voilà ! s’exclama Azä.

 Élira l’observa, perplexe.

 — Je n’ai pas de jambes… lui fit-elle remarquer.

 — Tu dois être sèche pour qu’elles apparaissent, expliqua Azä.

 — Être quoi ?

 La sirène pouffa.

 — Pardon, j’oubliais déjà que tu étais novice, se moqua-t-elle. L’eau est mouillée. Pour être sèche, tu dois rester longtemps hors de l’eau.

 Élira fronça les sourcils.

 — C’est tout ? Une de mes écailles dans le sable, hors de l’eau pour être « sèche » et j’aurai des jambes ?

 Azä hocha la tête puis s’allongea dans le sable avant de tapoter la place à côté d’elle. D’abord sur la réserve, Élira la rejoignit à la force de ses bras et s’allongea à son tour. Le sable était chaud et collait à sa peau ainsi qu’à ses écailles mais étrangement, la sensation était loin d’être désagréable. Élira ferma les yeux un instant. Après cette longue journée de nage, elle était épuisée. Le son des vagues était reposant et sans même qu’elle ne s’en aperçoive, elle céda à la fatigue et s’endormit.

 Lorsqu’elle ouvrit les yeux, la boule lumineuse avait presque disparu. Des lueurs orange surplombaient l’horizon et illuminaient l’océan. Élira tourna la tête mais ne rencontra pas le visage d’Azä. Se redressant, elle la chercha du regard en vain. La sirène inconnue n’était plus là. Baissant les yeux, Élira découvrit avec surprise que ce n’était pas la seule à avoir disparu. Sa queue avait désormais cédé la place à deux jambes identiques. Sa peau n’était plus verte comme les algues mais d’une belle teinte hâlée. Elle y glissa ses doigts et sentit la douceur toute nouvelle d’une peau humaine.

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