Les premiers pas
Élira s’appuya sur ses bras pour se redresser. Elle remarqua par ce geste que la membrane se situant entre ses doigts n’était plus là. Ses mains étaient désormais en tous points semblables à celles d’une humaine. Les plaçant devant ses yeux, elle les étudia quelques instants avant de baisser son regard sur ses toutes nouvelles jambes. Une sensation étrange la submergea, comme un manque, une absence. Sa gorge se serra et elle y porta naturellement une main. Ses doigts effleurèrent sa peau et sa douceur la surprit. Son cou ne portait plus aucune trace de ses branchies. Élira inspira une fois, puis une deuxième. Rassurée, elle poussa un léger soupir.
Se décidant enfin à bouger, elle tenta de déplacer une jambe. La douleur qui la tirailla soudain lui arracha un cri strident. Sa jambe retomba lourdement et la sirène la massa instinctivement. Des gémissements de douleur lui échappèrent ainsi qu’un juron. Peu sûre d’elle, elle réitéra son mouvement en espérant qu’il soit moins douloureux que le premier. Malheureusement pour elle, il n’en fut rien. La même souffrance se propagea de la pointe de ses orteils jusqu’en haut de sa cuisse et un nouveau son de douleur s’échappa de ses lèvres. Des larmes se formèrent aux coins de ses yeux avant de couler en cascade sur ses joues. Elle porta ses mains à son visage pour les essuyer en vitesse avec inquiétude. Habituellement lorsqu’elle pleurait, ses larmes rejoignaient immédiatement l’océan et les sentir ainsi sur son visage était une sensation inconnue et particulièrement désagréable.
Cherchant à calmer ses émotions Élira se rallongea sur le sable. Ses mains s’y posèrent et elle en prit de grosses poignées avant de le laisser couler entre ses doigts. Parfois, lorsqu’elle explorait les profondeurs, elle le prenait dans ses mains juste pour le voir couler mais dans l’eau, la sensation était nettement moins agréable qu’en l’instant même. Sa respiration affolée se calma petit à petit. Tout en restant allongée, elle tenta des petits mouvements. Elle essaya d’abord de bouger ses orteils et bien qu’une brûlure les parcourût, la douleur fut nettement moins violente que pour ses jambes. Élira tenta ensuite de bouger un pied de gauche à droite et un élancement remonta jusqu’à son genou. Cessant tout mouvement, la sirène reprit une inspiration qu’elle bloqua. Dans un élan de courage elle plia une jambe tout en retenant son souffle. La torture qu’elle s’infligea lui fit rougir les joues. L’effort lui couta des gouttes de sueurs malgré la fraîcheur de la nuit tombante. Reprenant sa respiration elle perdit le contrôle de son souffle et dut attendre près d’une minute pour le retrouver. L’espoir de pouvoir se tenir debout la poussa à recommencer et elle réitéra avec l’autre jambe. D’instinct, elle porta une main à sa bouche et la mordit violemment pour s’empêcher de crier. La douleur était telle, qu’elle aurait pu croire qu’un requin venait de lui arracher ses deux jambes nouvellement acquises. Redressant un peu la tête, elle jeta un œil vers ses jambes qui désormais repliées, lui cachaient la vue de l’océan. Elle lâcha sa main sur laquelle étaient désormais visibles les affreuses traces rouges causées par ses dents. La sirène la posa sur le sable et en fit de même avec la seconde puis s’y appuya pour essayer de se lever, mettant son poids sur ses jambes. La souffrance la fit retomber presque aussitôt.
À nouveau des larmes lui échappèrent. D’un geste rageur elle les fit disparaître. Posant ses mains sur le sol une nouvelle fois, elle força davantage sur ses bras pour s’asseoir. Une fois dans cette position, elle prit le temps de la réflexion. Se mettre debout, lui semblait inatteignable pour le moment. Ses jambes ne le lui permettraient pas. Une idée lui traversa l’esprit et elle ne mit pas longtemps à la mettre en pratique. Elle bascula doucement sur le côté pour finalement se retrouver à quatre pattes. Chaque mouvement lui demandait un effort considérable et provoquait une nouvelle salve de piques douloureux qui traversaient ses jambes en remontant parfois jusque dans son bassin.
Ses genoux ainsi que ses mollets et la pointe de ses pieds désormais posés au sol, Élira tenta de les glisser sur le sable pour avancer. Bien que ses espoirs se fassent de plus en plus rares, la douleur de ses mouvements s’avéra moindre comparée à ses premiers essais. Presque supportable, elle put ainsi bouger de presque un mètre avant de s’arrêter, le souffle court. Ses cheveux semblaient trempés bien qu’elle soit hors de l’eau. La sueur gouttait sur son front mais elle n’osait pas l’essuyer de peur de perdre l’équilibre, incertaine sur ses capacités à se relever. Elle resta quelques minutes sans bouger et jeta un rapide coup d’œil vers le ciel. Cette fois-ci le soleil avait disparu et un clair de lune pointait le bout de son nez. Élira sentit une brise glaciale glisser sur sa peau et un frisson la parcourut. Peu désireuse de rester à tous les vents sur cette plage, elle reprit son chemin. Ses mouvements restaient lents pour que la douleur soit moindre. La sirène arriva enfin après de longues minutes à la fin de la plage. Le sable laissait ainsi place à des hautes herbes sèches et rêches. Élira se força à faire abstraction de cette nouvelle source de douleur et continua d’avancer. Étonnamment, la souffrance dans ses jambes sembla commencer à diminuer à chaque nouveau mouvement. Si bien que la sirène s’arrêta, prête à retenter l’expérience de se lever. Elle redressa d’abord le haut de son corps. Désormais son poids reposait sur ses cuisses et ses genoux. Des élancements les parcouraient mais la douleur s’avérait supportable et posant une main à terre, Élira s’y appuya. Elle avança alors l’une de ses jambes et s’efforça tant bien que mal de poser un pied à plat sur le sol. Elle retint un cri en posant sa main libre sur sa bouche et força sur sa jambe pour déplier la deuxième et ainsi être enfin debout. Son visage rougit par l’effort et la souffrance se tordit dans une grimace.
Ses deux pieds posés à plat sur le sol, et ses deux jambes presque tendues, Élira entreprit de faire un premier pas. Perdant d’abord l’équilibre elle réussit par miracle à ne pas tomber. Des larmes gouttèrent sur l’herbe et la sirène serra les dents. La terreur de devoir se lever à nouveau l’empêcha de bouger pendant quelques instants. Reprenant enfin confiance, elle tenta un second pas qui s’avéra fructueux. Elle enchaîna avec un troisième puis encore un. Un sourire entaché par la douleur naquit sur son visage à mesure qu’elle avançait. Son souffle enfin calmé laissa place à un soupir de soulagement. Ses pas de plus en plus confiants se firent plus rapides quand soudain un bruit fit s’arrêter la jeune sirène. Aux aguets, elle écouta. Elle entendit des bruits similaires à ceux que faisaient ses pieds sur les herbes mais bien plus forts que les siens. Son cœur s’accéléra et elle voulut opérer demi-tour mais son absence de maîtrise de ses jambes la fit trébucher et elle tomba au sol. Un gémissement de découragement lui échappa et soudain, sortis de l’obscurité des arbres qui lui bouchaient la vue quelques mètres plus loin, Élira aperçut un groupe d’humains arriver plus ou moins dans sa direction. Retenant son souffle, elle tenta de se faire toute petite dans l’espoir qu’ils ne la verraient pas. Malheureusement, l’homme qui menait la marche s’arrêta et brandit un objet humain d’où s’échappait une lumière. Il s’approcha d’elle, suivi par les autres hommes et Élira dans un geste désespéré tenta de reculer en s’appuyant sur ses bras. L’homme s’arrêta net et porta l’étrange objet plus haut. La jeune sirène put ainsi découvrir son visage. Elle reconnut immédiatement l’humain qu’elle avait sauvé du naufrage et sans savoir pourquoi, sa panique se calma. L’homme n’avança pas mais s’agenouilla à sa hauteur.
— Mademoiselle… murmura-t-il. Vous allez bien ?
Élira ne répondit pas et le dévisagea. Il s’agissait de la première fois qu’elle entendait sa voix. L’homme garda ses yeux fixés dans ceux de la sirène et il fronça les sourcils soudain comme pris dans une réflexion intense. Élira perçut un mouvement derrière lui et tourna immédiatement la tête vers les hommes qui s’y trouvaient. Éclairés par d’autres objets qu’ils tenaient dans leur main, elle put apercevoir les regards de certains d’entre eux. La lueur qu’elle y perçut lui donna un frisson sans qu’elle ne sache pourquoi. Elle chercha à reculer encore pour mettre de la distance entre eux et elle. Son geste n’échappa pas au premier homme qui se leva avec brusquerie.
— On baisse le regard soldats ! s’exclama-t-il d’une voix forte et autoritaire.
Élira sursauta tandis que les hommes baissaient précipitamment leur tête vers le sol. Le premier se tourna à nouveau vers elle et fit un pas dans sa direction. Par instinct, elle se jeta presque en arrière pour s’éloigner encore. L’homme s’arrêta net avant de faire un geste d’apaisement dans sa direction.
— Tout va bien, chuchota-t-il d’une voix douce, bien différente de celle qu’il venait d’avoir.
Élira le vit retirer doucement sa veste et la lui tendre. Sans réaction de sa part, il l’agita légèrement.
— Pour vous couvrir, expliqua-t-il.
La sirène resta stoïque, le regard toujours fixé sur lui.
— Je… Je vais faire quelques pas vers vous, la prévint-il avec une voix toujours aussi douce.
Elle l’observa exécuter ses paroles sans broncher. Lorsqu’il fut suffisamment proche, il s’agenouilla à nouveau. Il ouvrit la veste en grand et la tendit devant lui.
— Pour vous couvrir, réitéra-t-il.
Comprenant ce qu’il attendait d’elle, elle passa un bras dans l’un des orifices du tissu d’où elle avait vu l’homme en sortir son bras à lui. Il lui sourit chaleureusement, l’incitant à passer le deuxième. Une fois le tissu sur ses épaules, elle sentit une douce chaleur lui parcourir le dos et elle resserra ses bras sur son ventre avec joie.
L’homme se leva sans geste brusque et lui tendit une main. Une nouvelle fois, Élira sut ce qu’il attendait d’elle et une grimace lui échappa. Il fronça les sourcils tandis que la sirène essayait de se lever. Un cri de douleur résonna en même temps qu’elle s’écroulait. L’homme se jeta presque sur elle pour la rattraper dans sa chute mais le geste mal interprété par Élira la poussa à s’écarter brusquement de lui. Par instinct elle tendit une main devant elle pour l’empêcher d’approcher en gémissant misérablement.
— Tout va bien, s’écria-t-il avant de baisser la voix. Je veux vous aider. Vous avez mal ?
Élira hocha la tête.
— Vous désirez de l’aide pour vous lever ? Ainsi que pour marcher ? questionna-t-il.
La sirène prit un instant de réflexion, avant de hocher à nouveau la tête. L’homme approcha sa main et lui saisit le bras avec délicatesse. Il la tira vers lui, et supporta son poids à la place des jambes de la jeune femme. Élira soupira de soulagement en sentant la douleur la quitter. Elle adressa un regard reconnaissant à son bienfaiteur qui lui répondit d’un sourire chaleureux.
— Vous avez un endroit où résider ?
Élira pencha la tête pour l’observer, sans comprendre.
— Un endroit pour dormir, précisa-t-il.
La sirène agita la tête en signe de négation et l’homme fronça les sourcils.
— Hum… Je… Je peux sûrement vous héberger pour cette nuit, proposa-t-il d’une voix indécise.
Élira lui adressa un grand sourire et son visage se détendit.
— Bien, j’imagine que c’est réglé.
Avançant sur le chemin, il entraîna Élira avec lui en marchant aussi lentement que possible. Derrière eux, des bruits de pas se firent entendre, signe que les hommes les suivaient.
Ils marchèrent un temps qui sembla une éternité à la sirène dont la fatigue commençait à peser sur les épaules. Ses yeux se fermaient parfois l’espace de quelques secondes avant de se rouvrir presque aussitôt lorsque la peur de tomber s’insinuait dans son esprit embrumé. Alors qu’elle se croyait sur le point de sombrer dans les bras de Morphée, elle aperçut à travers les arbres du bois dans lequel ils s’étaient enfoncés, un très grand mur composé de ce qui lui sembla être des petits rochers empilés. Lorsqu’ils sortirent enfin de la forêt, l’homme la guida vers une grande ouverture sur le mur. De l’autre côté du mur, ils se dirigèrent vers une autre ouverture plus loin tandis que les autres hommes s’éparpillaient. Élira suivit le mouvement en observant tout autour d’elle avec curiosité. Lorsqu’ils entrèrent dans ce qui lui fit penser à la grotte de ses sœurs, bien que la seule ressemblance soit le fait qu’elle s’y sentait à l’abri, elle échappa aux bras de l’homme et tomba à genoux. Ses forces l’ayant définitivement quitté. La sirène cligna des yeux à plusieurs reprises et sa vue se troubla de plus en plus. Elle tendit la main devant elle pour trouver quelque chose à se raccrocher. Elle rencontre la peau rugueuse de l’homme qui entrelaça ses doigts aux siens.
— Mademoiselle… avez… au… l’entendit-elle murmurer avant de sombrer.
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