... oubliés.
Gultan était un homme modeste, certes assez puissant pour aider notre groupe, néanmoins trop faible pour réprimer ses peurs. Lorsque la demoiselle apparue de nulle part l'avait fixé, il aurait juré sentir l'étreinte de sa paralysie, l'empêchant d'agir. Il s'était donc promis, dès qu'il fût en mesure de déglutir, de l'aider la prochaine fois qu'il la discernerait.
Il nous fit sursauter le bruit d'un homme qui vomit, tout proche. Son dos, à quelques pas, convulsait d'une manière improbable et une piste de bouteilles brisées se laissaient deviner un peu plus loin. Quelles quantité de breuvage avait-il pu s'enfiler pour se purger en de si indécents rejets ? ! Gultan fut le premier à s'enquérir de son état, tenant pour seule protection un foulard à sa bouche. Sa main, récalcitrante quoique cordiale, effleura la cape de l'inconnu.
D'un brusque volte-face, la brute se retourna ! Son haleine agressa Gultan et il essuya quelques poustillons. Alors que l'inconnu s'époumonnait, mon compère trébucha dans une panique que nous partagions tous. Toutefois, l'éclat de son effroi ne nous percuta qu'à l'instant où nous comprîmes : la bête n'avait presque rien d'un humain.
Sous des orbites à la limite de l'implosion, une joue entière était dévorée par l'abdomen d'un insecte qui s'était nourri de la langue depuis longtemps. Tandis qu'un asticot courait de l'autre côté du visage mutilé, l'insecte jaillit hors de son antre pour l'attraper, laissant une nouvelle marque parmi les centaines de petites cicatrices. Gultan tenta d'hurler de frayeur mais aucun son ne sortit de sa gorge, le laissant bouche bée. Ma dague fila au-dessus de ses yeux pour se figer quelque part dans la larynx du monstre, sans l'arrêter pour autant.
Les doigts paniqués de Gultan ratissèrent la boue en y rencontrant des reliquats de liqueurs antiques. Il dégaina sa hache double, derrière laquelle il espérait se protéger. C'était inutile : la chose n'était pas en état de combattre. Elle achevait sa misérable vie dans une ultime expulsion et s'affala dans toute sa décadence. D'autres bruits glauques s'ensuivirent, desquels s'échappèrent des insectes frétillants.
Ce n'était plus le froid qui faisait trembler nos corps mis à l'épreuve.
Après une dizaine de minutes, nous n'étions toujours pas remis. Le moindre bruit, la simple caresse du vent nous affolant. Gultan était le plus atteint par ce spectacle mais il ne s'adonna pas au mutisme ni ne se répandit en divagations. Il n'offrit qu'une explication : c'était un convive oublié.
L'atmosphère fut très vite envahi par un vrombissement. D'énormes moustiques, aussi grosses qu'une main, filaient droit vers Gultan. Sa hache trancha net l'un d'eux. J'avais beau leur jeter mes dagues, ces bestioles évitaient mes lancers les plus précis... Toutefois lorsqu'elles fonçaient sur notre ami, rien ne semblait les arrêter ce qui les rendait aussi vulnérables qu'effrayantes. Furion comprit très vite leur faiblesse et pourfendit une demi-douzaine d'ennemis. Assez pour nous laisser un répit.
« Vite, replions-nous ! Il y a une loge près d'une fontaine juste à côté ! »
Il me fallut un peu de temps pour comprendre que l'ordre provenait de Gultan ; il connaissait les lieux assurément mieux que moi alors sans réfléchir, nous lui emboitâmes le pas. Le chemin effacé par le temps déboucha effectivement sur une fontaine... De vin ? Un large kiosque la protégeait et à l'intérieur, on devinait qu'il offrait également l'intimité d'une petite grotte dissimulée par la fontaine. Même s'il n'y avait pas de place pour nous tous à l'intérieur, la traque des insectes cessa dès que Gultan fut à l'abri.
« Ces jardins ont perdu leur propriétaire depuis plus d'une dizaine d'années... Comment as-tu su que nous trouverions un abri ? »
Le pauvre garçon peinait à retrouver son souffle ; répondre était au-delà de ses forces.
Avarosa fut la première à le rejoindre, prétextant avoir besoin de souffler. Un petit cri m'alarma toutefois et elle ressortit presque tout de suite.
« Il y a des... Corps... !
- Des cadavres ? C'est une sorte de tombe ?
- Non... Je... »
Elle détourna le regard, engouffrant son visage dans son avant-bras pour masquer son dégoût. Je ne compris sa surprise qu'en descendant les marches cabossées : au fond de la grotte se trouvaient deux corps entrelacés, des rebuts de dizaines de bouteilles ainsi qu'une odeur ne laissant aucun doute sur les derniers instants des défunts ivrognes. Ils étaient sûrement décédés depuis moins longtemps qu'ils n'avaient célébré leur ultime retraite.
Héritage d'une vie abandonnée ou otages de cette débauche, des masques bourgeois étaient conservés à l'entrée de la caverne, dans une cavité réservé à cet usage. C'était la seule trace d'une parure quelconque.
« Peut-être que tu devrais prendre l'un de ces masques. Les moustiques étaient attirés par ton visage alors si ça ne te protège, j'espère au moins qu'il allègera leurs ardeurs. »
La solution convenue, je ne me fis pas prier pour remonter... Avec la certitude que Gultan avait déjà mis les pieds, par le passé, dans pareil isoloir... Et ses yeux pourchassant les bouteilles m'inquiètent autant que les bêtes que nous avons rencontré.
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