Accalmie de courte durée
À peine endormie, Vida est tirée de son sommeil par Youssef qui s'affaire non loin. Brouette, tuyaux, seaux, pelles ou encore rateaux, aucun doute, l'homme se rend au parc animalier offrir ses soins à ses heureux rescapés. Son fils, Rauf, se tient à ses côtés. La discussion tendre qui anime le duo écrase l'apaisement de Vida. L'accalmie aura été de courte durée. David... Toujours. À jamais ? Quoiqu'elle fasse, pourra-t-il un jour la laisser en paix ? La soirée d'hier avait rempli son coeur d'espoir, cependant, devant un père et son fils, la mélancolie la submerge. Quel père formidable il aurait été... La vie lui a tout pris et ne lui a laissé qu'un fantôme.
Avec le plus de discrétion possible, l'homme s'éloigne. Vida hésite. De quoi a-t-elle envie ? D'occuper son esprit torturé. Que dirait-il si elle le suivait ? Aider, porter, décharger, remplir, caresser, bref, occuper son corps pour placer sa conscience entre parenthèses, est tout ce dont la jeune femme aspire à cet instant. La légèreté de la soirée d'hier semble si loin... Et pourtant, quel bien lui a-t-elle procuré ! À ses côtés, le groupe est endormi. Les filles sont blotties l'une contre l'autre, belles comme jamais. Une photo s'impose. Les couleurs, la piscine, leurs silhouettes, tout ici offre au tableau le plus beau des cadeaux : la vie. Qu'importe Youssef, baskets enfilées, la voilà en route, suivant les traces de la brouette dans le sable et la poussière.
Sceptique un temps, l'homme avait refusé l'aide de Vida mais c'était sans compter sur la détermination de la jeune femme réussissant à imposer sa présence avec délicatesse. Les minutes passaient puis les heures, et les voilà ensemble, travaillant dans un silence béni, à apporter le meilleur pour les animaux en souffrance de son sanctuaire dans une chaleur écrasante. Bien moins bavard que sa femme ou son cadet, Youssef semble comprendre qu'ici, nul mot n'est nécessaire. La faim ? La soif ? Rien ne déroutait Vida de sa quête d'occupation. Au loin cependant, un mirage. Torse nu, le regard embrumé, Ken vient à leur rencontre. Veut-il récupérer son T-Shirt ?
— T'es en sueur et pleine de poussière, sois tranquille, tu me le rendras plus tard. Je t'ai vue partir rejoindre Youssef. Comme tu ne revenais pas j'étais curieux de voir ce que tu trafiquais. J'ai ma réponse, fait-il en montrant d'un geste l'abreuvoir qu'elle nettoyait. Un coup de main ?
— Va chercher le tuyau que tu vois là-bas et ramène-le s'il te plait, on va y remettre de l'eau fraîche.
Nul doute, lui aussi a le coeur lourd et l'esprit ailleurs. Youssef et ses animaux aussi le comprennent. Un cheval suit scrupuleusement les traces de Vida et ne la quitte pas du regard. Comprend-il avec sa sensibilité presque instinctive qu'il y a un an, pour la première fois, elle se réveillait seule ? Perçoit-il son corps morcellé, fracturé, lessivé ? Une fois les tâches terminées, ce n'est pas Youssef qui remercie Vida ou Ken, mais les deux jeunes gens, reconnaissants de la matinée passée. Sans une parole et sans même un geste pour l'autre, le duo se dirige dans leur chambre respective pour une douche salvatrice.
Sous l'eau, Vida en désire trop. Se débarrasser de toute la poussière, de la sueur, certes, mais parviendra-t-elle à exsuder sa tristesse avec l'aide des salves brûlantes ruisselant sur sa peau ? Cet étaut l'enserre, l'étouffe même. N'est-il pas trop tôt pour s'en défaire ? Une courte année s'est écoulée... Devant le T-Shirt de Ken, elle repense à cet homme. Trois années qu'il erre de la sorte pour une rupture. Son destin est-il voué à être ainsi pour le reste de son existence ? La jeune femme à l'esprit léger de la veille est si loin. Etait-ce seulement la réalité ?
Stop. Ça suffit. Il faut faire le vide. Hors de question de passer sa journée à ruminer dans cet horrible cercle vicieux. Douleur, nostalgie, mélancolie... David est parti mais elle est toujours en vie, elle. Sur la terrasse, elle se blottit dans le fauteuil, enfile les écouteurs et s'apprête à lancer une playlist pleine de rythme dans une énième tentative de maitrise de ses émotions. Application lancée, un flash de la veille l'électrise. Ken y avait enregistré son nom d'artiste. Elle sourit. N'avait-il pas conseillé de ne pas écouter ses oeuvres au risque de se miner le moral ? Qu'importe, quoiqu'elle fasse, aujourd'hui, la vie est éteinte.
La tristesse, la rage, la musicalité. Tout s'entrechoque avec minutie. Chaque mot pénètre le coeur et explose les tympans. Seule une âme en peine comprend la détresse hurlée à la force de l'artistique éloquence. Que se passe-t-il ? Que lui arrive-t-il ? Pleut-il sur son visage ? Nulle magie ici, non, la tristesse glisse. La voilà qui pleure. Enfin du mouvement ! L'étau bouge, se liquéfie et se déverse sur ses joues. Que la crue l'emporte ! Vite ! Debout, à la recherche d'un mouchoir, son regard se fige sur Ken, installé lui aussi à sa terrasse. Que doit-il penser devant ce visage torturé ? Les mains levées, il signe le numéro de sa chambre pour l'inviter à le rejoindre. Elle attrape sans réfléchir son téléphone qui chante toujours le désespoir de cet homme, son désespoir à travers ses écouteurs, puis se précipite.
Il ouvre. Elle fond sur lui. Elle n'est pas seule dans cette souffrance, d'autres, comme elle, traversent cet affreux désert. Son coeur vrille, tremble, sanglotte, supure sa détresse. À travers ses oreilles, un autre crie sa propre douleur. L'écouter est presque jouissif tant il comprend. La douche ou encore la matinée de labeur étaient finalement bien insuffisantes... Une main caresse ses cheveux. Sans aucune retenue, elle pleure. Quelques minutes, quelques heures ou seulement de toutes petites secondes ? Impossible à dire. Ici, le temps s'est suspendu autour de ses deux âmes que seule la souffrance lie.
Après un temps incertain, le silence s'impose. Elle ôte ses oreillettes et se déporte. Qu'est-ce qui lui a pris ? Elle n'aurait pas dû... L'épuisement... Seulement, l'homme mutique se rend sur la terrasse. Si l'intrusion était trop brutale, pourquoi avoir donné son numéro de chambre ? Pourquoi avoir ouvert sa porte ainsi que ses bras ? Devant le silence écrasant, la jeune femme se pense de trop. Elle doit partir. Peut-être a-t-il besoin de se retrouver seul, lui aussi.
— Tu vas où ?
La question fait sursauter Vida qui stoppe sa course vers la sortie.
— Je te laisse ! Je sais pas ce qui m'a pris de venir dans ta chambre pleurer dans tes bras, c'est... bizarre. Il est midi je vais aller manger un morceau.
— Attends moi là, je vais prendre une douche rapide, moi aussi je meurs de faim.
Prenant l'initiative de s'installer dans le lit, elle allume la télévision. Cette parade fonctionnera-t-elle pour lutter contre les assauts du sommeil ? Les actualités du monde la berce lorsque Ken sort de la salle de bain. Serviette nouée à la taille, abdos saillants, de l'eau perle sur son torse musclé. Le fait qu'il ne joue pas de son physique harmonieux et sculpté le rend plus charismatique. Dans cette atmosphère encore lourde de douleur, la légèreté s'invite une nouvelle fois, sans crier gare.
— Tu fais quoi ? demande l'homme de sa voix grave piquée par la curiosité devant une Vida qui s'active sans but dans la chambre.
— Je cherche les caméras.
— Quoi ? Pourquoi ?
La manoeuvre fonctionne pour lui aussi. Un sourire éberlué inonde le visage de son hôte.
— Parce que ça là, la serviette, le torse sculpté, c'est typique d'une scène clichée de comédie romantique, alors je cherche les caméras, rit-elle.
Tout en s'habillant d'une tenue attrapée au hasard de sa garde-robe, il renchérit l'air sévère.
— Je t'ai laissée sur la terrasse et je te retrouve dans mon lit, ça aussi c'est typique d'une comédie romantique, voire peut-être même d'un film de boules.
Sa voix est dénuée d'humour, toujours monotone et insipide mais son regard, lui, ne cesse de sourire. Lui aussi, a besoin de ça.
— Pas faux... Mais je viens de pleurer, j'ai une gueule terrible, je meurs de faim et je suis triste. Je pense que je ne serais pas ta meilleure baise, Ken !
Fin de l'argumentation, l'homme explose de rire tout en enfilant sa sempiternelle casquette avant de l'inviter à quitter la chambre. Vida, épuisée, n'a pas la force de porter son propre bouclier et son rire résonne dans tout l'étage. Avec lui, nul besoin de se protéger. Il sait ce que la jeune femme traverse. Pleurer, se moquer, se renfermer. L'absence de filtre est presque grisante, voire confortante. Lorsqu'elle avait ouvert les yeux ce matin, l'abominable réalité du deuil l'écrasait. Serait-ce désormais une forme plus supportable qui l'accompagne jusqu'au restaurant ?
Annotations
Versions