Conséquences 3/7
Elle n'apprit rien de nouveau, à l'exception des doutes de son père sur son intelligence. Depuis dix ans qu'ils ne se parlaient plus, il méritait peut-être de connaître la vérité. Ombre sentit sa fébrilité du présent l'atteindre jusque dans le passé. Elle ne savait que faire de toutes ces émotions. Par les ancêtres, même se réfugier dans le passé ne suffisait plus. Elle chercha un élément lointain du passé à explorer, afin de s'éloigner du présent.
Le culte des ancêtres affirmait que la vie venait des mouvements des marées sur la terre ferme, à l'époque de la simple roche. Que de l'écume émergèrent les premiers vivants, carapaçonnés dans la pierre. Et les anciens cultes, ceux des vents, prétendaient que la vie venait du vent du sud. Les deux religions s'accordaient sur l'existence spontanée de la pierre, de l'eau et du vent.
La dragonienne se concentra. Le noir et le vide remplacèrent son père et la forêt environnante. Le froid s'empara d'elle, tandis qu'Ombre se focalisait sur la plage d'Avionam, où auraient surgi les premiers vivants. Parvenue sur les lieux, elle laissa le passé l'amener à l'instant sur lequel elle se focalisait. Elle vit plusieurs constructions et desctructions de l'autel marquant le lieu sacré, en accéléré, à rebours. Elle s'éleva au-dessus des milliers d'humains qui la traversaient, afin de s'épargner des tranches de vies infinitésimales. Tous s'accélérait de plus en plus. Les traces de civilisation alentours s'évanouirent. La visiteuse ralentit la remontée temporelle, tandis que sous ses pieds la mer investissait le continent.
Quelques oiseaux la transperçaient de temps à autres, les végétaux ne disparaissaient pas. Ombre se demanda si elle ne ferait pas mieux de réintégrer le présent. Plus elle s'éloignait de son présent, plus elle investissait de son temps dans le passé, et plus son corps s'approchait de la mort. Elle supposa que pour voir la vie apparaître, si le culte des ancêtres disait vrai, elle devrait demander à une personne de confiance de l'empêcher de perdre trop de chaleur, et de trouver le moyen d'imposer à son coeur de continuer à battre. La dragonienne se soustraya du passé, pour réintégrer le présent.
Elle se sentit froide et faible. Assez faible pour que nulle émotion ne l'atteigne. Ombre attendit que son corps se réchauffe. Une fois éveillée, elle savoura la sensation d'énergie qui la prenait, tandis que son coeur reprenait un rythme normal et que le sang parcourait de nouveau son corps. Après cette petite joie, tout lui revint. La petite rousse ne se sentait plus de porter cette chape de plomb seule. Elle tituba jusqu'à a clairière la plus proche, afin d'observer le ciel. Son déplacement réveilla son père, qui la suivit.
Il restait assez de temps pour retourner au château de Vorn et atteindre le charnier que Soif visitait à heures fixes. Lui la bercerait dans ses bras.
Obtèr la suivit sans mot dire, pensant qu'elle retournerait sous la tente avant le lever du soleil. Il craignit qu'elle n'intente une vengeance en la voyant dépasser son lieu de convalescence, pour marcher droit vers le château. Il ne pouvait l'interpeller sans la trahir. Une fois assez éloignés pour qu'aucune oreille indiscrète ne les surprenne, il interpella sa fille, qui ne lui répondit pas. L'écailleux n'osa pas insister. Nerveux, il la suivit à travers divers passages secrets qu'elle empruntait sans hésiter.
Parvenue à l'arrière du jardin de Vorn sans encombres, Ombre s'avança droit sur la silhouette humanoïde qui surplombait une fosse puante. Elle s'arrêta afin de moduler quelques sons de détresse avec son estomac. Le résultat fut maladroit, mais Soif comprit ce qu'elle espérait, et ne la fit pas attendre.
Le soldat de Gué-des-Âtres vit sa fille avancer à grandes enjambées vers Soif, qui se détournait d'une fosse à cadavres. Obtèr grimaça. Il n'était jamais allé dans les jardins. L'endroit était magnifique, et lui rappelait une forêt de rêve... au bout de laquelle pourriraient les cadavres de ses frères et soeurs. Comment sa fille pouvait si bien connaître les passages secrets, par quel miracle avait-elle esquivé tous les gardes ? Pour quelle raison était-elle venue jusqu'ici ? Et Soif ? Obtèr grimaça, tous ces mystères ne lui disaient rien qui vaille. Il s'approcha avec méfiance du duo qui venait de se former devant lui.
Ombre s'effondra dans les bras de Soif, qui s'assit en tailleur pour installer la jeune dragonienne. Il referma ses bras sur elle, et attendit qu'elle trouve une position confortable. La miraculée geignit pour obtenir quelques caresses, et se laissa de nouveau aller à ses larmes.
Obtèr croisa les bras, se demandant comment interpréter la scène. Quelles relations ils entretenaient, ces deux-là ? Il se demanda soudain pourquoi Soif avait pris le risque de sauver Ombre. Il dévisagea l'esclave d'un sale oeil. Ce dernier lui rendit un regard curieux. À le voir, il ne prneait Ombre dans ses bras que par pure bonté. Et pendant ce temps, cette dernière profitait de la présence rassurante du grand dominant pour extérioriser ses sentiments. N'y tenant plus, son père lui demanda :
- Pourquoi es-tu partie dans ses bras ?
Il lui laissa le temps de se reprendre.
- Dans ses bras, rien ne peut m'arriver. Il veut que je vive.
- Qu'en sais-tu, au fond ?
Ombre renifla, et nécessita de quelques secondes pour conserver une voix égale.
- Te souviens-tu, quand je suis revenue au château quelques mois après avoir été vendue ?
Son père grogna. Comment oublier ? Ça avait fait grand bruit, six ans plus tôt. Le comte l'avait vendue dans l'espoir de tuer dans l'oeuf les rumeurs d'une liaison entre Gérald et sa dragonienne, et trois mois plus tard, cette dernière était revenue, seule, libre, avec trois chevaux. Le sien, et ceux de ses propriétaires officiels. À douze ans, elle venait de traverser plusieurs seigneuries seule, pourchassée par ses deux acheteurs. Nul ne sut ce qui les empêcha de remettre la main sur la petite rousse, mais le message fut clair : envers et contre tout, elle demeurerait auprès de son seigneur.
- J'ai fait un détour par Vorn, et y ai séjourné dix jours. Soif m'a permis d'y rester cachée, il m'a aussi montré de nombreux passages secrets, et partagé toutes les connaissances nécessaires pour survivre à Vorn. Il s'est toujours montré digne de confiance jusque-là. Et puissant...
Ombre entendit son père grincer des crocs. Elle le comprenait. Soif se montrait étrange avec elle. Elle savait qu'il guettait quelque chose, que Soif nourrissait des projets la concernant, mais elle ne parvenait pas à le percer à jour. Pour le moment, elle estimait pouvoir se fier à lui. Et ne s'en privait pas. Une main glacée lui laboura les tripes, tandis que la terreur revenait. Nauséeuse, elle se pelotonna contre Soif, qui lui caressa le bras avec douceur.
Le soldat réfléchit. Pour survivre à Vorn avec ce seul allié communiquant avec difficulté, et appliquer ses... conseils, il fallait une certaine intelligence. Ombre l'avait laissé sous-estimer son intelligence. Obtèr se sentait trahi. Et voir Soif couver sa fille du regard le mettait mal à l'aise. Elle n'avait que dix-huit ans, à son âge la quasi-totalité des dragoniens bavaient encore et peinaient à formuler des phrases correctes. Et la voilà déjà avec ses chaleurs, violée, humiliée et désormais dans les bras d'un dragonien adulte, de plusieurs siècles. Il lui caressait le bras sans la moindre tendresse. Le geste lui semblait calculé, mais dans quel but ? Ou bien son instinct de père et les derniers évènements déformaient-ils ce qu'il voyait ? Nerveux, il choisit de laisser sa fille prendre soin d'elle-même, selon ses envies. Elle était la mieux placée pour connaître ses propres besoins.
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