Conséquences 7/7
L’adolescente sentit une main glaciale lui labourer les tripes. Nommer ce qu’elle avait traversé à Vorn, malgré les plus de deux semaines écoulées, équivalaient à tout lui faire revivre. Son père l’entendit frémir, et l’entoura de ses bras en silence. Ombre savait bien que rien ne pouvait modifier le passé. Obtèr la berça. Au bout d’un moment, elle gémit, tandis que ses larmes coulaient de nouveau :
- Je suis faible.
- Explique-moi, murmura son père.
Elle renifla, tenta en vain de se reprendre.
- J’ai été incapable de me sortir seule de cette situation.
- Personne n’aurait pu.
- Avec une épée, rien de tout cela…
La petite rousse n’acheva pas sa phrase. Jamais ses sentiments n’avaient été aussi exténuants, ingérables. Une bourrasque s’engouffra dans le couloir, les frigorifiant tous les deux, malgré leurs diverses épaisseurs de peaux et de fourrures. Le son des claquements de crocs lui rappela celui des chaînes. Des outils sur le chariot, derrière elle. Les gémissements d’Isa. Ses halètements de plaisir.
Obtèr flaira la peur de sa fille et la secoua par les aisselles. Cela permit à Ombre de sortir de ces souvenirs.
- Tu veux marcher ? offrit le dragonien.
Elle secoua la tête. Elle ne savait pas quoi faire. Comment échapper à cela ? Elle hoqueta.
- Je veux oublier…
Ces mots se répétèrent, avec toujours un peu plus d’hystérie dans la voix. Son père la laissa geindre cette litanie, attendant qu’elle s’en lasse.
- Comment briser cet isolement ? Demanda-t-elle au bout d’un moment.
- À toi de voir. Que comptes-tu faire ?
- Je ne sais pas… je ne peux pas… Je sens bien que tu déprécies cette révélation. Et je dois préserver ma discrétion.
- Comment ça ? S’enquit son père.
L’écailleuse pinça les lèvres. D’autres pensées lui venaient et l’abattaient.
- Je dépends de mon Seigneur. Pour tout.
Obtèr hésita avant de demander :
- Dis-moi… pourquoi… pourquoi as-tu mis tant d’efforts à te faire sous-estimer ?
- Tout d’abord pour que l’instructeur ne m’interroge plus. Puis que les adultes m’oublient et me laissent en paix. Enfin, par habitude. Qui se soucie d’une personne idiote ? Ainsi, j’ai été libre d’agir comme bon me semblait toute mon enfance durant. Enfin, afin de servir mes seigneurs. Mais maintenant…
Sa gorge se bloqua. Ombre ne put continuer. Elle s’efforça de rester concentrée sur les battements du cœur de son père, et sa respiration. Elle ne pouvait tolérer sa faiblesse, passée comme présente. Plusieurs minutes s’écoulèrent en silence. Ankylosée, elle se leva la première, et arpenta de long en large le couloir abandonné. Son père s’étira.
Prise d’une inspiration soudaine, Ombre pila net et dégaina son épée. Elle détailla l’arme couleur bronze, comme envoûtée. Puis tourna les talons sans mot dire, prenant la direction de la cour principale et des écuries.
- Où vas-tu ? l’interpella Obtèr.
- Préparer Astuce.
Le dragonien la rattrapa en quelques enjambées, et la força à se retourner. Il la regarda droit dans les yeux :
- Que comptes-tu faire ?
- Retourner à Vorn. Tuer l’origine de ma faiblesse.
La gifle retentit. Sentant que cela ne suffirait pas, le soldat arracha sa fille du sol et la maintint en l’air. Il gronda :
- Ça tu vois, ce serait une connerie, et une belle !
- Ce qu’elle m’a fait est indélébile, tu l’as dit toi même, tout comme la mort.
- Enfin, réfléchi aux conséquences !
La garde porta la main à son épée, son père s’empressa d’ajouter :
- Les morts ne souffrent pas !
Cette évidence permit à Ombre de se reprendre. Quelques nouvelles larmes lui échappèrent, mais elle conserva le contrôle de sa voix.
- Que dois-je faire, père ? Je ne trouve personne à qui parler… Cet évènement me hante et m’obsède, je ne parviens pas à penser à autre chose.
- Je ne sais pas, avoua le dragonien. Vis. Ne lui donne pas satisfaction maintenant en commettant quelque chose d’irréfléchi.
Certain qu’elle ne s’empresserait plus de galoper vers Vorn, il la déposa au sol avec douceur. Pour le moment ancrée dans le présent, elle s’interrogea sur la façon de fuir le passé. Elle souffla quelques mots à son père, qui lui suggéra de vivre comme à l’accoutumée. À cette heure de la journée, elle devait s’entraîner avec le maître d’armes.
Elle partit le rejoindre sans ajouter un mot. Près du terrain d’entraînement, elle entendit le son familier du métal claquant contre le métal. Mais cela lui rappela quelque chose en plus de ces heures où elle prenait du plaisir à manier une arme. Le son des fers se refermant sur ses poignets. Le son des fers s’entrechoquant, tandis qu’elle se débattait. Il lui sembla rugir à nouveau. Les gémissements d’Isa résonnaient derrière elle, tandis que...
Essoufflée, terrorisée, elle observa ce qui l’entourait, perdue. Sans y prendre garde, elle s’était recroquevillée au sol, cherchant à se protéger de coups inexistants dans le présent. La dragonienne geignit. Elle se fit violence, et se redressa malgré ses jambes flageolantes. Elle parvint à faire un pas. Puis un autre. Et un autre encore. Jusqu’au lieu où l’attendait son armure d’entraînement. Remettre ces pièces de cuir et de métal la rassurèrent. Elle dissimula avec soulagement divers poignards dans chaque recoin, avant de rejoindre le terrain d’entraînement.
L’un des maîtres d’armes la reconnut, et fit quérir son entraîneur habituel, qui ne perdit pas de temps à la sermonner pour son retard et ses absences des derniers jours. Nul ne connaissait la raison de son retour prématuré. Nul ne s’en souciait. Elle était la putain de Gérald, et cela seul comptait pour la plupart.
Ils se saluèrent dans les règles, puis se chargèrent. L’espace d’un instant, Ombre reprit plaisir à laisser sa violence s’exprimer. Pourtant, elle ne parvint pas à cet état de transe si agréable, où seul son entourage immédiat lui parvenait, où chaque geste lui semblait ralenti. Non, une autre transe la saisit. De nouveau, le son des chaînes. Celui des pas de ses tortionnaires. La faim, la soif. L’humiliation.
Terrifiée, elle jeta brusquement son casque, son arme, ses gantelets, tenta d’arracher son armure et se roula au sol, cherchant à échapper à son propre esprit, à ses souvenirs ravivés par les sons et l’odeur du sang.
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