La dragonienne s'inclina. C'était le mieux qu'elle puisse faire. Xavier demanda à s'entretenir seul à seule avec la garde personnelle de son frère, et somma ce dernier de se montrer sous son jour le plus soumis dans sa réponse. Ombre fixa Xavier, attendant de reprendre une conversation qui les divisait depuis des années.

- Que voudrais-tu que nous fassions ? soupira l'aîné.

- Envoyez des émissaires aux dragoniens de Vorn, assez patients et intelligents pour apprendre à communiquer avec eux. Ainsi que discrets. Hubert vous a déjà fait part de la sphère de souvenirs. Ces dragoniens, d'une manière ou d'une autre, sont parvenus à préserver plus de magie que n'importe où ailleurs, nul ne connaît leur nombre exact, ils forment une communauté entière et complexe dans les souterrains de Vorn, certains d'entre eux ne voient jamais le moindre humain. Les dresseurs eux-mêmes reconnaissent leur ignorance et leur incapacité à dénombrer ceux qu'ils doivent briser de façon précise. La soumission des dragoniens envers les humains se propage majoritairement par l'éducation des dragoniens entre eux. Il suffirait qu'ils connaissent d'autres manières, pour se révolter, et supplanter Vorn. En moins d'une décennie, ils pourraient remplacer tous les humains de ce duché, et par conséquent les principaux appuis des royalistes.

" Ainsi, vous n'auriez nul besoin de rassembler une armée pour combattre la royauté, et pourriez vous concentrer sur la résurgence du culte des vents. Le chaos de Vorn ne manquera pas d'éloigner l'attention générale de la disparition de quelques prêtres et temples au loin dans le Nord. Songez au nombre de vies que vous épargneriez. Qu'est-ce que deux cent mille vorniens et des dragoniens inconnus, face aux centaines de milliers de vies que vous ne manquerez pas d'entraîner dans votre guerre politique, puis religieuse ? De plus, cela enverra un message fort aux suprémacistes. Cela discréditera les méthodes ducales. Et cela permettra à votre frère d'épouser une femme qu'il aimera, plutôt qu'une monstresse.

Xavier soupira. Il connaissait cette argumentation par cœur. Ombre le répétait mot pour mot à chaque occasion. L'homme tenta une nouvelle approche, plus personnelle.

- C'est toi qu'il aime.

- Il se fourvoie à ce sujet, et vous le savez très bien. Il pense m'aimer, faute de daigner s'intéresser aux autres femmes. Parce qu'il me voit tous les jours et me connaît.

Les deux se défièrent du regard. Sans ciller. Xavier peinait de plus en plus à supporter ce regard de cuivre qui donnait la sensation de transpercer son âme de part en part. Ombre avait toujours possédé un regard aigu. D'années en années, elle avait réussi l'exploit de l'aiguiser. Elle ne se contentait plus de mettre l'âme de quiconque à nu. Elle les perforait. Et soumettait leur volonté. L'héritier réussissait encore à lui tenir tête, parce qu'il la connaissait. Il lui semblait d'ailleurs être le dernier à y parvenir. Quand il cilla, Ombre fixait la porte derrière lui, pour lui permettre de garder la face. Il reprit :

- Bien sûr que ton plan pourrait fonctionner... mais trop d'inconnues entrent en compte. Comment saurions-nous si tes frères de Vorn, dans l'hypothèse où ils prendraient leur indépendance, ne se découvriraient pas des volontés expansionnistes ? Jusqu'où pourraient-ils aller avec leur magie supérieure ?

Ombre le coupa :

- L'expansionnisme est un trait humain, et non dragonien. Ils délimiteront eux-mêmes leurs frontières, celles nécessaires à leur survie. Ce qui ne peut tourner qu'à votre avantage. Tous les royalistes ne vivent-ils pas au centre du continent ? Les séparatistes ne se trouvent-ils pas sur les limites externes ?

- Je refuse de prendre le risque de lâcher des mages sur ce monde, avec lesquels il est impossible de communiquer. Le sujet est clos.

Impossible de savoir ce que la dragonienne éprouvait en cet instant. Son regard vif se fixa de nouveau sur Xavier, qui sentit ses muscles se crisper. Chaque parcelle de son corps lui hurlait une certitude. Prédatrice. Pourtant, elle s'inclina. Sans un mot, elle partit. Il la héla au dernier moment :

- Ombre ! Je souhaite que tu te renseignes sur les intentions d'Isa vous concernant.

Au regard qu'elle lui lança, il sut qu'elle l'avait devancé. Au départ d'Ombre, Xavier se relâcha d'un coup dans son fauteuil, et poussa un soupir tremblant. Des spasmes le parcoururent. Il ferma les yeux, et attendit que la crainte que cette espionne lui inspirait s'apaise. Au fil des ans, leurs divergences d'opinion devenaient de plus en plus éprouvantes. Et pourtant, infailliblement, Ombre se soumettait à sa volonté. Elle avait prouvé sa fiabilité en de si nombreuses occasions. Et pourtant, à chaque confrontation, il craignait qu'elle ne décide de désobéir. Elle n'obéissait que pour le bien de Gérald, Xavier l'avait bien compris.

La dragonienne rejoignit son Seigneur, et l’assista dans les préparatifs liés à leur départ. Il l'envoya aux cuisines avec un mot pour le chef cuistot, un nouvel arrivant.

Les lieux sentaient fort. Ombre n'aimait guère cet endroit, où trop de senteurs s'entremêlaient. Des odeurs de sang, de chairs cuites, de tripes, mais aussi de sauces variées, impossibles à analyser finement.

Avec un air béat, elle atteignit l'entrée des lieux, et demanda dans un gloussement :

- Il est où, le monsieur qui ordonne ici ?

L'aide cuisinière qui venait de lui ouvrir maugréa quelques imprécations contre cette attardée, dont personne ne pourrait se défaire tant qu'elle n'aurait pas obtenu ce qu'elle voulait. Le chef arriva rapidement, prévenu qu'il aurait affaire à une simplette.

- Bonjour Ombre.

- Bonjour.

Elle lui tendit la missive, et accompagna le geste d'un gloussement ridicule, audible malgré le brouahaha des cuisines. L'humain parcourut la demande, et se gratta le menton.

- Ça raconte une histoire ? s'enquit Ombre.

- Non ma grande. Ton maître Gérald me prévient que dans deux jours, il lui faudra de nombreuses vivres. Tu pourras...

L'humain la dévisagea. Ne faisant pas confiance à son imbécilité évidente, il écrivit sa réponse et la lui confia.