Balade nocturne 4/4
Equipée de trois buvards, d'une plume et d'encre, la dragonienne retourna dans la cuisine, et travailla à imiter l'écriture des deux signataires à la lumière de la bougie. Une fois certaine de tenir les bonnes graphies, elle ferma les yeux et se remémora les deux phases de création du document.
Elle écrivit sur un premier support, copiant le document original à la perfection. Elle respecta même les légères marques d'arrêt et les discrètes traces d'encre. La dragonienne soigna particulièrement les signatures, puis fit couler de la cire chaude au même endroit que les deux pactisants. L'esclave compta le temps que l'encre et la cire sèchent un peu, avant d'appliquer le dernier papier absorbant restant.
Satisfaite, elle plia ses deux brouillons, les plaqua contre sa poitrine masculine puis s'en retourna dans sa chambre en esquivant toujours les gardes. Sur le chemin, elle réfléchit à la manière de montrer cette pièce à convictions à son seigneur... et surtout comment le conseiller pour la présenter à sa famille. Cette conspiration les menaçait gravement. Plusieurs sommeils lui seraient nécessaires, mais elle comptait bien tout connaître de ce complot à l'encontre de la famille qu'elle servait depuis sa naissance. Elle leur devait la vie. Surtout à son seigneur, propriétaire, père et frère Gérald.
De retour à leur chambre, la dragonienne déposa sa falsification dans le tiroir de la table de chevet de son père, ses brouilons ranimèrent le poêle, puis se rendormit. Cette fois, elle partit incarner le duc Descombes afin de connaître sa vision des choses, plus tôt la nuit même. Lui y voyait un intérêt financier à court terme, militaire à moyen et long terme, ainsi qu'une bonne manière de gagner en influence auprès du roi.
Cela ne faisait que trois siècles que le continent formait un seul et unique royaume. Et la seigneurie de Xévastre était la dernière à avoir reconnu l'autorité de la couronne de la région d'Hadrenne, n'ayant jamais été réellement vaincue. À ce passif s'ajoutait, quatre-vingt-quatre ans plus tôt, la décision d'un Comte ivre de signer une loi promulgant divers moyens permettant aux dragoniens de s'affranchir. Ceci avait fortement renforcé les méfiances étrangères. Enfin, le Duc reprochait à Xévastre le prix de ses chevaux et son rôle de mouroir pour les détenus récidivistes du royaume, qui y étaient acheminés pour périr de froid à la scierie de la Faille, où poussaient les sapins jaunes. Les mauvais plaisantins aimaient à dire que les arbres portaient le noir du deuil des forçats.
Comme toujours, elle s'éveilla à l'aurore. Sans réveiller Gérald, l'esclave ranima le poêle, se vêtit derrière le paravent puis attendit en lisant un livre au hasard.
Elle les connaissait tous par cœur, et pouvait les retranscrire à la virgule près. Au bout de quelques pages, elle entendit son frère la chercher mollement dans le lit.
- Je suis réveillée, indiqua-t-elle d'une voix atone.
Un grognement déçu lui répondit. Son seigneur prit le temps de s'éveiller, puis de se vêtir avant de souhaiter descendre ensemble prendre leur petit-déjeuner.
- Regardez dans votre tiroir, vous y trouverez une pièce à conviction.
- À quel sujet Ombre ? bâilla-t-il.
Elle répondit d'un grondement bestial qu'aucun esclave ne se permettrait jamais avec son maître humain. Ledit maître obéit, et parcourut le buvard du regard. D'abord embrumé, il se raidit au fur et à mesure qu'il mesurait l'importance de l'objet. La lecture achevée, il se tourna vers sa fidèle Ombre, muet de stupeur.
- Comment...
La dragonienne perçut plusieurs questions entre lesquelles il hésitait. La première tomba.
- Comment ont-ils osé ? Et ils se disaient nos alliés !
- Le duc n'est ni son père ni son grand père, répéta l'esclave. L'argent prend le pas sur l'honneur, comme souvent. Lui a compris que les orins remportent plus de victoires que le respect de la parole. D'autant plus que l'enclave de Vorn qu'il lorgne apporte de nombreux avantages. Localisé près des fiefs du roi, avec l'une des meilleures vignes du royaume qui y poussent... À terme il aura les moyens de la racheter, selon ses calculs. Portant ainsi plusieurs coups simultanés à Vorn.
Gérald souffla, exaspéré. Ses vingt ans ne le protégeaient pas d'une naïveté fort présente. La frustration absorbée, il pesta encore :
- Comment as-tu obtenu ce document ? Ils ne sont pourtant pas assez idiots pour laisser traîner ceci...
- Je les ai surpris cette nuit en pleines renégociations. Puis je l'ai falsifié. En fouillant dans leurs affaires, vos hommes devraient trouver l'original.
Cela provoqua une profonde réflexion chez son seigneur. Impatiente, son esclave lui suggéra de réunir sa famille au plus vite. Cette affaire ne pouvait attendre. Avec humeur, Gérald s'exécuta.
Les deux se préparèrent en peu de temps, et rejoignirent la famille de Xévastre assemblée en un salon dédié, où les attendaient déjà les trois aînés et les parents de Gérald, assis sur leurs trônes respectifs. Pour les deux retardataires, l'heure était aux révélations. Ils ne trouvaient pas de mensonge permettant d'expliquer la manière dont ce buvard était entré en leur possession.
Sous le regard sévère du Comte Thomas, et celui épuisé, fiévreux de dame Utiale, Gérald prit place. Cinq des six sièges de sapin jaune et d'ébène étaient des vestiges du passé. Un passé où le Nord vouait un culte aux Vents et aux forces de la nature. Les artisans de l'époque faisaient jaillir des chevaux, des ours, des loups, des rennes, des harfangs et bien d'autres animaux du bois, accompagnés des Vents protecteurs et pourvoyeurs de tempêtes. Le sixième trône, taillé expressément pour dame Utiale, représentait les formes éthérées des Ancêtres, ainsi que leurs messagers les ours parlants et les biches aux sabots de feu.
Le Comte portait sa sempiternelle peau d'ours, tué de ses mains durant son adolescence. Il représentait parfaitement les dignitaires locaux, chasseurs et grands cavaliers avant toute chose. Du haut de ses quarante-huit ans, il rappelait facilement l'animal dont il portait la peau. Une couronne de bois entrelacés en plus. Ses cheveux ternes se confondaient avec ses sourcils et sa cape.
À sa droite siégeait sa femme, issue d'une famille déchue du Sud. Depuis son arrivée au Nord, sa santé la déservait. Dame Utiale souffrait toujours de divers maux, ses quatre enfants constituaient autant de miracles. Aucun n'avait d'ailleurs hérité de sa blondeur ni de sa voix sèche. Cette femme incarnait la force de l'esprit. Malgré ses maladies constantes, son épuisement, ses faiblesses physiques, elle demeurait auprès de son époux, l'assistant dans ses décisions, faisant entendre la voix des croyants aux Ancêtres en ces terres barbares. Le comté lui devait beaucoup. Tout comme son époux, dame Utiale laissait Ombre indifférente. Tous deux le lui rendaient bien. À leurs yeux, elle n'était que l'animal imbécile de leur petit dernier, présentement benoîtement plantée auprès de son propriétaire.
À la gauche du sire se tenait Xavier. L'héritier de trente-deux ans déjà secondait son père sur de nombreux points. Suivait Bastian qui, par son caractère belliqueux avait fait fuir toutes les femmes que sa famille comme d'autres nobles avaient tenté de lui imposer. Il ne vivait que pour manier les armes et diriger des hommes. Auprès de lui rêvait Herbert, le regard dans le vague. Et enfin, fermant le cercle, Gérald, le plus potelé de tous.
Ombre aimait ces réunions de famille, où les différences de la fratrie sautaient aux yeux. Thomas et Bastian se confondaient aisément avec deux ours, Xavier tenait du rapace, Herbert du chat filiforme du sud, Utiale ressemblait à un oiseau échassier et son seigneur à un glouton, à la fois gras et musclé. À l'exception de la dame présente, personne ne lui accordait la moindre attention. La voix profonde du Comte s'éleva :
- Pourquoicet air apeuré, fils ?
- Ombre, donne-lui ce que tu as trouvé... bafouilla Gérald.
La dragonienne s'éxcécuta, pendant que son seigneur se décomposait. Le Comte lut, puis tendit le buvard à sa femme. L'objet fit le tour de l'assemblée dans un silence de mort. Des serviteurs apportèrent le petit-déjeuner au moment où dame Utiale arrivait au premier tiers du document. La fin de sa lecture lui coupa l'appétit. Les lecteurs suivants subirent le même effet.
Tous laissèrent à Xavier le temps de digérer la chose. Il brisa le silence.
- Cela confirme nos doutes sur les raisons de la présence du baron sur nos terres. Comment as-tu obtenu ce document, Gérald ? Comment se fait-il qu'aucun des deux n'aie songé à le détruire ?
- Eh-eh bien...
Gérald se racla la gorge. Il prit du courage en contemplant Ombre.
- Ombre a créé cette copie. C'est aussi elle qui a surpris une conversation entre eux cette nuit même.
À peine le Comte prit une inspiration, que son fils se tut.
- Cet animal aurait eu l'intellect nécessaire pour en saisir les enjeux et imiter leur écriture ? En plus de penser à fabriquer un buvard plutôt qu'un double irréaliste ?
- Eh bien... oui, Père. Il s'avère que...
Gérald hésita. Son coeur déjà angoissé s'emballait encore. Un léger film de sueur brillait à son front.
- Dis-leur...
L'assemblée se tourna d'un bloc vers la dragonienne. Même Herbert sortit de sa rêverie pour la détailler, comme s'il la découvrait tout juste, les lèvres entrouvertes. Ombre croisa le regard hostile de dame Utiale, qui l'avait toujours soupçonnée de dissimuler quelque chose. Cela allait lui donner raison. Et Ombre s'en moquait. De sa voix du soir, sa voix naturelle que seul Gérald lui connaissait jusque-là, elle raconta :
- Oui messires, je sais toujours lire, écrire et comprendre les enjeux commerciaux et politiques. Depuis des années, je me divertis en m'adonnant à la calligraphie. Quant au buvard, cela m'a paru naturel.
Dame Utiale s'écria, les mains agrippées à son siège :
- Que signifient ces dissimulations, esclave ? Aurais-tu osé trahir tes maîtres ?
- Mon seul maître est Gérald de Xévastre, dame Utiale. Je ne dois rendre de comptes qu'à lui, et ne prends mes ordres que de lui. Seul son nom est mentionné sur l'acte de propriété me concernant.
Ce rappel des faits fit sourire les trois frères de son seigneur. Voir une esclave pas si attardée remettre leur mère à sa place leur plut au plus haut point. Les jointures de la dame blanchirent, de même que sa mâchoire.
- Apaisez-vous, ma mie, ordonna le maître des lieux. Ta voix est différente, animal.
Ombre acquiesça. D'un froncement de sourcils, le comte l'incita à développer.
- Huit ans plus tôt, j'ai compris que l'on me confiait toujours plus de tâches. Et je me suis rendue compte que l'on ne demandait rien aux imbéciles. Ce que je montre au quotidien vient de mes observations de ce qui définit un déficient mental. Du moins, ce que la majorité attend d'un attardé. Seul mon seigneur est au courant de cette volonté et de cette stratégie. Comme cela nous permettait de préserver du temps ensemble, il m'a donné son aval.
- Quelle espionne formidable tu ferais... lâcha Xavier.
Cela détourna l'attention générale, ce qui soulagea l'esclave, inhabituée à recevoir une attention aussi soutenue. Garder son seigneur dans sa vision périphérique lui permettait de demeurer stoïque. Seul l'héritier restait focalisé sur elle, le regard étincelant. Il poursuivit, conscient de captiver l'auditoire.
- Huit années durant, elle est parvenue à nous faire douter de son intellect. Et aujourd'hui, grâce à elle, nous allons pouvoir éventer cette machination. Je ne sais pas encore comment, mais quelques idées me viennent... poursuis donc, Ombre. Je sens que tu ne nous a pas tout dit.
Elle hocha la tête.
- En effet. Contrairement aux autres dragoniens, je suis inapte à la magie ou à la métamorphose. Cependant, je vois le passé. Je n'ai jamais rêvé, mais je puis connaître les secrets de tous. Aussi, je me souviens du jour où vous m'avez trouvée sous la carcasse gelée d'une inconnue, une après-midi entre deux blizzards hivernaux.
- Prouve-le, la somma Bastian.
De nouveau, elle opina.
Son seigneur retint son souffle, tandis que dame Utiale fulminait intérieurement, outrée d'avoir été dupée par un simple animal. Le Comte Thomas, fidèle à lui-même restait indéchiffrable, même les battements de son coeur ne trahissaient pas ses émotions. Xavier réfléchissait à diverses manigances, Herbert se concentrait avec une fièvre inhabituelle. Enfin, Bastian peinait à contenir son excitation devant ces découvertes, ainsi qu'à l'idée de défier le Duc Descombes pour lui permettre d'expier. L'ardeur du duel l'habitait déjà.
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