Où 9/10
Le dragon reprit forme humaine juste devant le campement, évitant que des tourbillons de sable n’indisposent les résidents. Ombre put admirer avec effroi et envie la bête. Son poitrail puissant sous de longues écailles noires et effilées. Les anneaux blanchâtres mouchetés de noir courant de la base de sa tête altière au bout de sa queue. Ses membres puissants et fuselés, ses serres effilées comme des sabres.
Puis à une vitesse folle, tout ceci se rétracta. Les écailles perdirent leur noirceur ou leur pâleur, au profit d’une teinte de peau bronzée. Les ailes disparurent dans le dos, tandis que la peau recrachait les vêtements avec lesquels elle venait de fusionner. Les six cornes annelées se rétrécirent jusqu’à disparaître, paire par paire, les plus petites et basses d’abord. Et Isséri retrouva son apparence habituelle. Elle ne semblait pas souffrir de ces métamorphoses rapprochées, contrairement aux rares dragoniens qu’elle savait capables d’une prouesse similaire.
La cheffe lança de brefs mots, laissant Ssdvéna’êk se débrouiller seul avec la carcasse. Il fit signe à Ombre de le rejoindre, et elle l’aida à approcher la proie encore chaude et parcourue de spasmes du séchoir à viande. Le dragonien grogna dans sa langue sauvage, puis lorsqu’ils se libérèrent du poids répéta plusieurs fois en pointant la bête du doigt :
- Sl’êk’ ongri. Ongri.
Prudemment, Ombre répéta le terme, hypnotisée par l’animal. Il ressemblait beaucoup à un cheval à plumes cendreuses, sans crinière. Sa queue se constituait de longues plumes flexibles marron mouchetées de blanc, comme le dos des faons. Ses sabots étaient fendus et larges, plutôt adaptés à une vie marécageuse. Le tisserand la laissa étudier l’ongri. D’après les dents, il s’agissait d’un herbivore, à la dentition parfaitement similaire à celle des chevaux. Ses sabots étaient en partie dissimulés par de longues plumes, comme les pattes des harfangs des neiges. Lorsqu’ils l’ouvrirent, elle trouva la couche de graisse plutôt épaisse. De ce qu’en savaient des savants passés, il s’agissait d’une marque de vie en milieu froid ou amphibie.
Le dragonien tenait à jeter le moins possible. Hênn-fia leur confia un ensemble de coffres débordants de sel, et le traducteur montra à Ombre comment saler chaque morceau.
Le soleil avait presque disparu lorsqu’ils en finirent avec la carcasse. En plus d’avoir appris à saler, Ombre venait de vider elle-même, d’écorcher puis de tendre la peau afin de la tanner plus tard. Ssdvéna’êk lui montra également comment ouvrir les os pour atteindre la moelle, à l’aide de coups de crocs bien placés. Elle sentit la nette différence entre eux. Lui n’avait besoin que d’un claquement de mâchoires au bon endroit pour atteindre ce met. Elle en nécessitait plusieurs, pour obtenir des miettes à lécher plutôt que des parts propres et aisées à lécher. Ceci lui attira divers regards hostiles. Facile d’en connaître la raison. Les dragoniens les plus traditionalistes aimaient développer leurs muscles, sans exception. Cela signait sa proximité d’avec les humains. Il s’agissait même d’un test pour certains révoltés, afin de connaître la véritable position des aspirants.
Repenser à la révolte menée par Kassia serra le cœur d’Ombre. Qu’advenait-il de ses parents adoptifs ? Aussitôt, une autre inquiétude balaya celle-ci. Comment allait son seigneur ?
Kala-kala-kala-kalak
La rengaine du métier à tisser reprit. Le traducteur semblait inlassable, en transe dessus. À tout hasard, la dragonienne reprit sa place initiale, près de lui. Lorsque le dernier rayon solaire s’éteignit, deux dragoniens allumèrent un feu dans les cendres, et mirent de la viande sèche sous les braises, ainsi qu’une sorte de pain noir. Quelques minutes plus tard, ceux qui s’occupaient de piler des herbes s’éloignèrent de quelques pas et creusèrent, jusqu’à mettre à jour une sorte de cave. Ils y entrèrent, puis en ressortirent les bras chargés de vaisselle et de gourdes d’eau. Ils portaient également des sortes de pinces à crochet dont Ombre ignorait l’utilité.
Kala-kala-kala-kalak
La table, si l’on pouvait considérer la chose ainsi, prête, tout le monde cessa son activité et ils s’installèrent en cercle autour du feu. La nuit était plutôt chaude, grâce à l’étrange absence de vent. Chacun à tour de rôle, ils se servirent en viande enterrée sous la braise, en pain et en plantes dans de petits plateaux de bois. Les pinces à crochet couvraient le pouce et le majeur, et servaient à se servir sans se brûler les doigts. La viande avait été coupée en fines lamelles, que l’on pouvait gober sans peine.
Ombre voulait se servir la dernière pour bien intégrer les coutumes, mais Ssdvéna’êk l’incita à se servir après lui. L’ordre de service correspondait à la puissance des membres du groupe. Cependant, les places semblaient se choisir au hasard. Ombre se servit et remplit un gobelet de victuailles, puis s’installa près du traducteur, et en mesure de surveiller la tente où attendait son seigneur. Son voisin insista pour lui faire répéter encore et encore les noms de ce qui les entourait, corrigeant son accent.
À la fin du repas, la dernière à s’être servie prit la vaisselle de tout le monde, et partit seule vers la mer, après avoir pris une sorte de savon et une brosse. Les autres poursuivirent leurs conversations, puis le plus âgé de tous, lassé d’entendre sa langue massacrée par la presque noyée, coupa court aux répétitions de mots :
- Ce soir, on va chanter et dasser. Tou te tais et tou écoutes. Et tou ne dasse ké si tou connais.
Il n’attendit aucune réponse, et aussitôt fredonna. Ceci attira aussitôt l’attention sur lui. Il s’assura que tous le fixaient, avant de chantonner une mélopée. Les visages s’apaisèrent, les épaules et les mains se détendirent. Certains joignirent leur voix à celle de Ssdvéna’êk, d’autres firent apparaître qui un tambourin, qui un instrument à corde, qui une sorte de flûte de Pan en os. Ceux qui n’accompagnaient pas la mélopée de leur voix ou de leur instrument se levèrent, et leurs pieds suivirent le rythme.
Peu à peu dans la nuit s’éleva un chant à la fois joyeux et solennel. Les chanteurs et les joueurs se reculèrent sans s’interrompre, laissant un vaste cercle libre autour du feu pour les danseurs. Ombre se réfugia à mi-chemin entre le percussionniste et la tente de Gérald.
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