L'artiste
Aldo, était un colosse de soixante-cinq ans, il avait des mains grosses comme des raquettes de tennis et sa carcasse impressionnait quiconque le croisait. Dans une galerie marchande, songeur, il déambulait. De nombreux souvenirs remontaient à la surface...
Gamin, il avait déjà un gabarit hors norme. Et durant son enfance, sa famille pensait en faire un combattant émérite. Mais trouvant les cours de judo ennuyeux, il s'éclipsait au bord d'un lac. Envieux, il regardait, les peintres devant leur chevalet. Comment faisaient-ils pour reproduire les paysages et peindre les portraits ? Un jour, il aborda un artiste :
— M'sieur, je peux essayer ?
— Bien sur p'tit gars ! Allez monte sur mes genoux.
L'homme changea de toile et lui confia un pinceau. Puis doucement, il lui expliqua :
— Trempe ton pinceau dans ce compartiment et applique la peinture délicatement dans cette zone.
Au bout d'une bonne heure en écoutant les conseils de l'homme, Aldo avait réussi à peindre un arbre au milieu d'une prairie. L'artiste, le félicita et l'encouragea à continuer sur cette voie :
— T'as de grosses paluches, mais tu es doué p'tit bonhomme. Continue et tu feras de chouettes trucs.
Durant des années, au plus grand désespoir des professeurs, il dessina sur les bordures de ses cahiers. Allant à l'encontre de ses parents, il s'arrêta très tôt dans les études pour s'adonner à sa passion. Il vivotait en cumulant des emplois saisonniers et les périodes de chômage. Sur le plan artistique, sa progression fut impressionnante et sa vie prit un nouveau tournant. Devenu itinérant, il se laissait imprégner par le voyage et les rencontres. Traversant des pays, il survivait grâce à son talent et son humilité. Une fois, lors d'un hiver rigoureux, un prêtre l'avait hébergé et nourri de bon cœur. Durant cette période pour le remercier, à partir d'une bûche de bois, il lui avait sculpté une statue de la vierge Marie. Au fil du temps, il enchaînait les haltes et laissait dans de nombreux villages des œuvres derrière lui. Après un périple de quarante ans, comblé et heureux, il était revenu en France. Malgré sa précarité actuelle, il ne regrettait pas ses choix.
Aujourd'hui, au cœur d'un centre commercial, il déplia son chevalet de fortune, puis il s'installa sur son tabouret. Pour les dons éventuels, il déposa un chapeau au sol. Après avoir sorti ses crayons et une feuille de papier, il commença à dessiner les passants. En général, il gagnait de quoi s'alimenter, et parfois il pouvait se payer le luxe d'une chambre d'hôtel. Il observait le flux constant de gens. À l'affût d'un sujet, il balançait son regard de gauche à droite pour ne rien manquer. Ses grosses paluches virevoltèrent avec grâce et légèreté, en quelques secondes, il esquissa un mec tiré à quatre épingles qui arrivait à grand pas. Puis avec de l'encre de chine, à coup de lavis et de nuances il amena du volume. Il plaça les ombres et marqua certains contours. En un clin d'œil, à l'aide d'un pinceau très fin, il ajouta les détails. La ressemblance avec le modèle était frappante. Obnubilé par son téléphone, l'homme ne remarqua pas Aldo et continua sa route.
Accompagnée de ses copines, une jeune femme au visage assez fin s'approcha de lui. Curieuse, elle regardait les tableaux et les dessins exposés. Aldo l'observa : ses cheveux bouclés et sa petite frimousse en faisait un modèle intéressant. Bien qu'elle essayait de le cacher, il remarqua sa profonde tristesse. D'une voix puissante, il déclara :
— Que puis-je faire pour vous ?
Hésitante elle rétorqua :
— Est-ce que vous faites les portraits ?
— Bien-sûr !
— Et c'est combien ?
— Vous donnez ce que vous voulez.
— Ok, ça marche Monsieur !
En souriant le colosse la corrigea :
— Appelez-moi Aldo. Et vous c'est ?
— Marianne !
— Eh bien, Marianne, asseyez-vous sur le banc et regardez dans ma direction.
Avec une délicatesse déconcertante, il commença l'esquisse. Petit au milieu de cette énorme main, le crayon semblait fragile et cassant. En plissant les yeux, il regarda Marianne puis il se replongea dans son dessin. Concentré Aldo passa à l'encre pour ajouter du volume et des détails. Son bras s'agitait avec une vélocité stupéfiante, en quelques minutes, il vint à bout du portrait.
Satisfait, il lâcha :
— C'est terminé !
Ça n'avait pas duré longtemps et Marianne et ses amies s'approchèrent pour admirer le résultat. Quand Aldo présenta la feuille, elles furent époustouflées par le rendu réaliste. Le colosse lui confia le portrait, toute guillerette Marianne le remercia puis elle déposa dix euros dans le chapeau avant de s'en aller. Il venait de faire une heureuse et il la regarda partir avant de se remettre à peindre.
La tête baissée sur sa toile, Aldo n'avait pas vu le temps passer, il était treize heures et son ventre commençait à grogner. Une dame d'âge mûr accoutrée d'un uniforme approchait avec un sac à la main. Elle travaillait pour la sandwicherie d'en face :
— Aujourd'hui, la maison vous offre un panini provençal, une bouteille d'eau, et un morceau de tarte aux pommes.
— Merci m'dame !
En saisissant le paquet, Aldo ne pouvait pas s'empêcher de penser que depuis la disparition du magicien, les Lyonnais étaient devenus plus généreux. Comme quoi, parfois, il faut un électrochoc pour faire changer les choses. Il savoura son repas en observant le comportement des passants. Certains avaient une démarche aérienne et le buste bien droit, d'autres avaient le pas lourd, les épaules rentrées et le dos déformé. Avec ses yeux d'artiste, il contemplait la diversité humaine. Puis il focalisa son attention sur un homme barbu au ventre rebondi, il l'avait déjà vu, mais où ? Le type tourna la tête en direction d'Aldo et leur regard se croisèrent. Après un instant d'hésitation, leurs yeux étincelèrent, ils s'étaient reconnus. Le colosse se leva et écarta ses grands bras pour accueillir le barbu qui arrivait en courant. Heureux de se retrouver, ils s'enlacèrent virilement !
Puis Aldo entonna :
— Qu'est-ce que je suis content te revoir Jean !
— Moi aussi Aldo, je ne savais pas que tu étais en France. Quelle joie !
— Et toi, qu'est-ce que tu fais dans l'coin ?
— J'ai été affecté pas loin de Lyon. Tu vois, face à la décision de mes supérieurs j'étais réticent, mais maintenant je suis comblé. D'ailleurs, n'hésite pas à passer me voir, il y aura toujours le gîte et le couvert pour toi. Je te dois bien ça !
L'homme extirpa de son sac un morceau de papier pour y inscrire quelques mots à l'aide d'un crayon puis il lâcha :
— Voilà ma nouvelle adresse.
Le colosse s'empara du bout de feuille :
— Promis je passerais ! Mais pour l'instant mon p'tit doigt me dit de rester sur Lyon.
Jean regarda sa montre et décocha :
— Ok ça roule ! Je suis attendu, à très vite !
Aldo hocha la tête puis, il salua son ami avant de le regarder partir.
L'après midi se déroula rapidement, beaucoup de passants demandèrent des portraits et des caricatures, un tableau fut également vendu. Après cette journée bien remplie, le colosse commençait à faiblir, sa concentration était en berne. Sans hésiter, il rangea ses outils pour reprendre la route. Où allait-il souper ?
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