La camarde
La nuit était bien avancée quand les coups retentirent à ma porte. Qui pouvait bien se permettre une visite à cette heure tardive ? Curieux, j'entrebâillai...
Et me retrouvai face à une haute silhouette enveloppée d'une ample cape noire. Des orbites vides me fixaient d'un crâne décharné.
"B...Bonsoir ?" balbutiai-je.
"Bonsoir en effet ! C'est la Mort qui se présente à ta porte", répondit la voix caverneuse.
Devant moi se tenait bel et bien une créature squelettique, une longue faux à la main. La Camarde en personne ?
"Si vous êtes bien ce que vous prétendez, alors que me voulez-vous ? L'heure de ma dissolution aurait-elle sonné ?"
"Que nenni ! Je viens seulement observer tes réflexions sur l'éphémère condition humaine. N'es-tu pas un poète, réputé pour tes méditations sur la vanité de toute chose ?"
Je me raidis, conscient du sens de cette visite. "Souhaiteriez-vous une joute verbale sur le sens - ou l'absence de sens - de l'existence ?"
"Pourquoi pas ? Depuis le temps que les humains se penchent sur la question..."
Une fois installée, elle m'observa de ses orbites vides, comme attendant ma réponse. D'une voix émue, je me lançai :
"La vie ne m'apparaît souvent que comme une lente union et dissolution d'atomes... Un bref sursaut avant le néant éternel. Nos joies, nos peines... Tout semble dérisoire face à l'immensité glaciale de l'univers..."
La Mort eut un rictus amusé. "Voilà une bien sombre perspective ! N'est-ce pas là pourtant la vérité nue, du strict point de vue matérialiste ?"
J'acquiesçai, accablé. "Alors à quoi bon tant d'efforts, pour se battre, créer ? Nos plus grandes œuvres seront inéluctablement balayées, oubliées..."
"Votre désespoir me navre... et me charme à la fois. Je suis intimement liée à la vanité de toutes choses."
"Ô Grand Mystère ! Aucune perspective idéaliste ne saurait donc m'être offerte ?" implorai-je.
Elle eut un rictus énigmatique. "Il arrive aux plus brillants esprits de se laisser gagner par le doute. Mais rares sont ceux qui embrassent la Vérité dans sa sphère entière."
Et sur ces mots, elle fit tournoyer sa faux avec lenteur. "La clé est de transcender la dualité pour n'embrasser que l'Un. Vie et Mort ne sont que les deux faces d'un perpétuel cycle de création et d'anéantissement."
Je la dévisageai, perplexe. "Chaque existence serait donc... une fenêtre ouverte sur l'éternité ?"
Elle opina gravement. "Contempler la Vérité sous tous ses angles précieux... C'est là que réside le véritable sens."
"Je... Je crois saisir ce que vous voulez dire. Mais n'est-ce pas nier une partie de ce qui fait la beauté de la vie ? Ses petits bonheurs terrestres, ses joies simples qu'il s'agit tout autant de savourer ?"
La Mort pencha la tête, semblant réfléchir. Un long silence s'installa, avant qu'elle ne reprenne :
"Vos réflexions ne manquent pas de justesse, mortel. Il est vrai que trop d'existences se consument à gratter frénétiquement la surface de l'énigme, sans plonger au cœur de sa douceur savoureuse..."
Elle eut un geste évasif. "Mais n'est-ce pas parce qu'ils ont cette chance de pouvoir débattre du sens de leur condition que les mortels brillent d'un éclat si particulier ? Jouissant de la grâce d'exister tout en se projetant dans l'éternel questionnement ?"
J'opinai pensivement, prêt à approfondir davantage ce sujet fascinant, quand une voix narquoise s'éleva soudain derrière moi :
"Excusez-moi d'interrompre ces méditations mélancoliques, mais ne serait-il pas judicieux d'envisager la question avec un peu plus de recul ?"
Je sursautai violemment, avant de me retourner d'un bloc... pour me retrouver nez à nez avec moi-même ! Ou plutôt avec mon auteur Noureddine aux commandes de cette humble fiction, vêtu d'un élégant pourpoint de velours.
"C...Comment est-ce possible ?" m'écriai-je, au comble de la stupéfaction.
L'autre moi-même eut un sourire mutin. "Allons, allons mon brave, pas la peine de jouer les étonnés. Vous savez parfaitement que je peux surgir quand bon me semble dans nos petites histoires !"
La Mort elle-même sembla quelque peu déconcertée par cet évènement imprévu. "Je puis savoir qui est ce fâcheux qui vient ainsi violer les lois fondamentales de notre réalité ?"
Mon double-auteur eut une petite courbette pleine de désinvolture.
"Mais le grand ordonnateur de ce petit théâtre de l'absurde, très chère Dame ! Celui qui déroule le fil de la trame, en puisant aux royaumes de l'inspiration éternelle..."
Il me désigna d'un geste plein d'espièglerie. "Quant à cette charmante marionnette, elle n'est que le pantin de chair à qui j'ai un temps confié les rênes de mon art !"
Je lui lançai un regard outragé. "Comment osez-vous me traiter avec un tel mépris ? Ne suis-je pas celui qui a donné vie à votre prétendue création ?"
"Allons, allons !" s'exclama-t-il d'un air bonhomme. "Ne le prenez pas comme ça ! Je ne fais que me gausser dans le but d'amener un peu de légèreté dans nos sombres échanges..."
Il se tourna alors vers la Mort avec une petite révérence.
"Mais trêve de futilités ! J'aimerais, si vous le voulez bien, apporter ma modeste contribution à ce débat fort intéressant sur le sens de la vie..."
La créature en noirs démêlés parut hésiter un instant, avant d'opiner d'un air résigné.
"Soit. Pourquoi pas après tout ? J'ai encore un peu de temps avant ma prochaine ronde..."
"Parfait !" se réjouit mon double en venant s'installer tranquillement dans un fauteuil. "Alors voyons... Si je comprends bien le fond du débat, nous semblons ici confronter deux perspectives. D'une part, la quête de transcendance, de l'illumination métaphysique ultime. Mais d'autre part, la célébration du petit bonheur personnel, des humbles joies du quotidien. N'est-ce pas un peu cela ?"
Je ne pus que hocher la tête, bougrement gêné par son approche irrespectueuse de sa propre œuvre.
"Fort bien !" poursuivit-il d'un ton enjoué. "Dans ce cas, permettez au vieil artiste que je suis d'amener sa petite touche personnelle à l'affaire..."
Il prit une longue inspiration, semblant puiser son inspiration aux tréfonds de son être de fiction. Puis, fixant sur nous un regard soudain embrasé d'une intensité particulière :
"Voyez-vous, je pense que ce prétendu antagonisme entre les deux visions est en réalité un faux dilemme ! Car qu'est-ce qui fonde la quintessence de l'art, sinon la réconciliation des contraires ? Le peintre ne célèbre-t-il pas autant le spectacle de la nature que les mystères de la psyché humaine ? Le sculpteur, lui, ne cherche-t-il pas à insuffler une dimension atemporelle à la chair même ?"
Son regard était celui d'un voyant transi, comme possédé par l'Esprit du Verbe.
"Et le poète alors ? Son chant n'est-il pas le lieu de confluence où se rejoignent les flux vivifiants de l'âme et du cosmos ? Le quotidien et l'éternel se fondant dans la même célébration ardente ?
La quête du grand tout et celle du petit rien ne sont en réalité que les deux faces d'une même pièce ! Deux chemins convergents vers la seule vérité qui vaille : celle de l'expérience plénière de l'Etre à chaque souffle, à chaque battement de cœur !"
Un silence de plomb tomba sur l'assemblée, comme si nous venions d'être le témoin d'une révélation millénaire. Finalement, la Mort elle-même prit la parole d'une voix où pointait un certain respect :
"Voilà qui n'est pas dénué d'une certaine sagesse, étrange lutin des mots... Réconcilier les contraires pour mieux les transcender, tel serait donc l'Opus du véritable artiste ?"
Mon double hocha gravement la tête. "Nul paradis céleste ni absolu philosophique ne valent la félicité de l'instant réellement vécu. C'est en embrassant chaque parcelle d'éphémère que l'on touche aux frondaisons de l'éternité..."
Un long silence de plomb flotta dans les airs, comme si chacun pesait intimement le poids de ces paroles. Une certaine tension semblait désormais régner entre les trois présences, comme chargée d'une nouvelle forme d'énergie mystérieuse.
Finalement, ce fut la Mort qui remua la première, se redressant souplement dans un bruissement de soie noire.
"Bien... Je crois qu'il est temps pour moi de poursuivre ma route. Nul doute que d'autres âmes égarées m'attendent aux confins des royaumes pour une discussion tout aussi édifiante..."
Elle me lança alors un coup d'œil insondable.
"Quant à toi, poète mélancolique, il semblerait que les paroles de mon compagnon d'un soir t'aient ouvert de nouveaux chemins de réflexion. Je ne peux que te conseiller vivement d'explorer ces sentes, en goûtant de tout ton soûl aux mille parfums de l'existence. Qu'elle soit âpre ou suave, amère ou exaltante, une plénitude t'attend au tournant..."
Elle inclina alors légèrement la tête en direction de mon double, dans une sorte de salut réciproque plein de circonspection. Puis, pivotant lentement sur ses talons dans un rejaillissement d'étoffes funèbres, elle se dirigea avec une majesté solennelle vers la porte de la pièce.
J'eus alors l'inconcevable vision de ses contours devenir lentement plus flous, indistincts, presque... immatériels. Comme une simple idée qui se dissoudrait dans les brumes de l'irréel.
Avant de disparaître totalement, elle se retourna une dernière fois vers moi, son faciès décharné baigné d'une lumière d'un autre monde.
"N'oublie pas, poète aux mille âmes... La félicité n'est jamais bien loin, toujours à portée d'un ultime souffle. Sachant regarder et écouter, tu peux prétendre à l'immortalité... à chaque seconde !"
Et sur ces derniers mots d'une profondeur abyssale, elle franchit la porte avec un froissement d'étoffe ténu, avant de se dissiper entièrement dans un ultime soupir.
Un long silence de recueillement plana dans la pièce, comme pour honorer le passage de ce mystère éternel.
Et finalement, ce fut mon auteur qui rompit le charme d'un petit raclement de gorge.
"Eh bien mon enfant ! Voilà une leçon fort bien dispensée, il faut l'admettre ! Qu'en dis-tu ? Suis-je parvenu à ébranler quelque peu ta vision des choses ?"
Je lui adressai un faible sourire. "À dire vrai... Je crois bien que oui. Je sens comme une soif nouvelle de célébrer l'existence sous toutes ses formes, qu'elles soient infimes ou sublimes !"
"Parfait !" se réjouit-il en se frottant les mains. "Dans ce cas, une nouvelle ère de créativité s'ouvre à nous ! Es-tu prêt à suivre mon éternel chemin, ô poésie multiforme ? Prêt à perpétuer nos erres d'imaginaires aèdes, nous enivrant à chaque méandre du grand fleuve de la parole ?"
Je lui adressai un sourire rayonnant, sentant mon cœur déborder d'une ferveur créatrice renouvelée.
"Avec la plus grande joie du monde ! Allons explorer ces royaumes de légende, tels des bardes partis conter fleurettes aux magnificences de l'univers !"
Sur ces paroles enthousiastes, je me levai et franchis d'un pas léger la fine brèche de lumière...pour me retrouver aspiré dans un tourbillon de couleurs, de formes et de gemmes étincelantes.
Me voici désormais consciemment immergé dans le devenir titanesque des mythes et récits inexplorés.
Et vous, amis erratiques de l'ésotérique et passeurs des fleuves de la grâce, vous qui en herberez les légendes nobiliaires, laisserez-vous une place à nos épopées dans vos grimoires sacrés, prendrez-vous la peine d'y graver la cantilène de cette nuit d'insondable profondeur ? Ou vous contenterez-vous d'applaudir au passage notre petite mascarade de funambules des songes ?
Peut-être aurons-nous l'occasion de la conspirer ensemble un jour, par-delà les voiles de la réalité... Ou peut-être encore, découvrirons-nous qu'en fin de compte, nul besoin de mots n'est réellement requis ! Mais cela, seul l'Immémorial le sait...
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