L’amour
À peine avais-je retrouvé le calme de ma studieuse retraite, encore tout étourdi par ma récente joute verbale avec la Camarde, que de nouveaux coups retentirent à ma porte. Allons bon ! Quel autre mystère de l'existence s'invitait encore sous mon toit ?
J'ouvris avec circonspection, pour me retrouver face à une silhouette gracile drapée d'un voile diaphane. De grands yeux en amande me fixaient avec une infinie tendresse.
« B...Bonsoir ? » balbutiai-je pour la seconde fois de la soirée.
« Bonsoir doux rêveur ! C'est l'Amour qui se présente à ta porte », répondit une voix de miel.
Devant moi se tenait en effet un être d'une beauté surnaturelle, auréolée d'une douce lumière rose. Cupidon au féminin ?
« Après la Mort, voilà donc que l'Amour me rend visite... Décidément, c'est la soirée des allégories ! Que me vaut ce nouvel honneur ? »
La créature eut un rire cristallin. « N'es-tu pas celui qui sonde les tréfonds de l'âme humaine ? Il est normal que je vienne m'entretenir avec toi des délices et tourments que je dispense. »
Une fois installée, elle m'observa avec une bienveillance infinie, comme attendant ma réponse. Ému, je me lançai :
« L'amour m'apparaît souvent comme un merveilleux mirage... Une oasis de douceur dans le désert de l'existence. Mais si vite évaporée ! Ne laissant que le goût amer des illusions perdues... »
L'être de lumière eut un sourire attendri. « Voilà une vision bien pessimiste ! N'y a-t-il donc nulle place pour l'espoir, la félicité durable ? »
« Las ! Même les plus belles idylles se fanent inexorablement. Les serments éternels volent en éclats, face à l'usure du temps... »
« Ton amertume me navre... mais je la comprends. Peu sont ceux qui savent s'abreuver avec constance au divin nectar. »
« Ô miroir de l'âme ! Aucune perspective plus douce ne saurait-elle m'être offerte ? » suppliai-je.
L'Amour eut un sourire énigmatique. « Il arrive que les cœurs les plus fervents se laissent aveugler par les brumes du désenchantement. Mais l'aube renaît toujours des cendres de la nuit. »
Et sur ces mots, elle fit voltiger son voile avec grâce. « Le secret est de s'abandonner au flux éternel, de faire de chaque instant un joyau étincelant. »
Je la dévisageai, perplexe. « Chaque baiser serait donc... une promesse d'éternité ? »
Elle opina avec douceur. « Vivre la beauté de l'éphémère en conscience... là est la clé du jardin des délices. »
« Je crois saisir ce que vous voulez dire... Mais n'est-ce pas nier la souffrance inhérente à l'attachement ? Les déchirements inévitables du cœur ? »
L'Amour pencha la tête, semblant réfléchir. Un long silence s'installa, avant qu'elle ne reprenne d'un ton rêveur :
« Ta réflexion est juste, bel ange terrestre. Nombre d'âmes se consument à vouloir posséder plutôt que chérir. Oubliant que l'amour n'a d'autre objet que lui-même... »
Elle eut un geste gracieux. « Mais n'est-ce pas la condition des mortels que d'être écartelés entre l'extase et la détresse ? De connaître les affres de la passion comme la béatitude de la fusion ? »
J'acquiesçai, fasciné, quand une voix espiègle s'éleva derrière moi :
« Eh bien, quelle délicieuse et profonde conversation ! Me permettez-vous de m'immiscer à nouveau dans vos échanges, ô merveilles de mon imaginaire ? »
C'était encore mon fantaisiste démiurge, arborant cette fois une élégante redingote de dandy.
L'Amour lui adressa un regard surpris. « Tiens donc, voilà un invité pour le moins incongru ! Vous vous êtes donc fait une spécialité d'apparaître à l'improviste dans vos propres fictions ? »
Mon auteur eut une petite courbette mutine. « Que voulez-vous, quand l'inspiration me prend, nul personnage n'est à l'abri de mes intrusions ! Et il se trouve que vous soulevez là des questionnements qui me passionnent au plus haut point... »
L'être de lumière croisa les bras, faussement offensée. « Ah oui ? Voyez-vous cela ! Parce que môssieur l'écrivaillon se pique de connaître les arcanes de l'amour mieux que sa propre incarnation ? »
Le malicieux bonhomme se fendit d'un large sourire. « Allons, allons, ne le prenez pas comme ça! Je voulais simplement apporter mon petit grain de sel à cette captivante discussion... »
Il prit place à nos côtés, nous couvant d'un regard pétillant.
« Alors voyons... Si je résume vos échanges, nous avons d'un côté la conscience du caractère transitoire de l'amour, source de désillusion. Et de l'autre, l'intuition d'une forme de permanence dans l'évanescence même. C'est bien ça ? »
« On ne peut rien vous cacher ! » ironisai-je. « Et quelle est donc la lumineuse synthèse que vous vous apprêtez à nous asséner, ô grand ordonnateur ? »
« Tout simplement ceci, mes petits chéris... Que l'amour véritable n'est pas affaire de durée, mais d'intensité ! Son essence réside dans la capacité à dilater l'instant, à créer de minuscules éternités... »
Il leva un doigt sentencieux. « C'est dans la glorification du moment présent que se révèle sa nature divine ! Car qu'est-ce que le temps face à l'infinie richesse d'un échange de regards, d'une caresse, d'un soupir ? »
L'Amour eut un petit rire approbateur. « Je dois dire que vous ne manquez pas d'éloquence... ni de clairvoyance, pour un simple mortel ! Vous avez su toucher du doigt le sacré de l'éphémère... »
« N'est-ce pas le propre des poètes et des amants que de transmuter la fugacité en idéal ? De faire de chaque seconde partagée un morceau d'absolu ? »
Nous restâmes un long moment silencieux, méditant ces paroles. Quelque chose de l'ordre de la grâce semblait planer entre nous.
L'être de lumière se leva finalement dans un bruissement soyeux.
« Eh bien, mes chers amis, ce fut un échange des plus stimulants ! » déclara-t-elle avec un sourire radieux. « Mais d'autres cœurs égarés attendent mon étincelle salvatrice... »
Elle me fixa alors de ses prunelles d'ambre.
« Quant à toi, poète des âmes en peine, j'espère avoir réussi à rallumer en toi la flamme sacrée. N'oublie jamais que l'amour est une ode à l'éternité qui se chante à chaque souffle ! Qu'il est la manne des affamés d'absolu... »
Elle salua respectueusement mon auteur d'un élégant signe de tête. Puis, pivotant avec une lenteur exquise, elle se dirigea vers la porte dans une ondulation vaporeuse.
Au moment de franchir le seuil, ses contours commencèrent à se brouiller, à se diluer dans une lumière dorée. Comme une aquarelle délicate qui se fond dans le blanc de la page.
Avant de s'évanouir tout à fait, elle murmura dans un souffle :
« Rappelle-toi, chantre des ineffables... L'amour est la clé de tous les paradis, le sésame des édens perdus. Aime, et tu vaincras toutes les morts, toutes les solitudes ! »
Et sur cette ultime prophétie, elle se fondit dans un halo de pure clarté, ne laissant derrière elle qu'un subtil parfum de roses.
Un long silence de communion mystique emplit la pièce, comme imprégné d'une présence sacrée.
Finalement, mon auteur s'ébroua avec un petit rire.
« Ah, sacrée visite ! Voilà qui devrait te donner matière à de bien belles envolées lyriques ! Alors, comment te sens-tu après cette divine leçon ? »
Je lui répondis par un sourire béat. « Transfiguré ! J'ai l'impression de déborder d'un amour universel, de vibrer au diapason des étoiles ! »
« C'est tout l'effet que ça fait ! » s'amusa-t-il. « Te voilà requinqué pour chanter les tourments et les extases des âmes aimantes ! Prêt à officier pour de nouvelles épousailles entre les mots et les émois ? »
« Et comment ! Je me languis de coucher sur le papier toutes les douceurs et les fureurs que l'Amour m'a inspirées... »
Mon double eut un petit clin d'œil complice. « Dans ce cas, ne perdons pas une seconde ! Il y a là de quoi combler des bibliothèques entières de soupirs et de délices... »
Et me voilà à nouveau catapulté dans le grand bain de la création, porté par un élan jubilatoire !
Vous qui entrez dans ces lignes, amis lecteurs et amoureux des amours, puisse le nectar de poésie qui y ruisselle vous enivrer à votre tour !
Embarquez donc sur notre nacelle d'orfèvre et voguons ensemble sur les flots tourmentés de la passion... Nulle certitude de toucher un havre de paix. Mais qu'importe ! C'est dans la traversée elle-même que se révèle la quintessence...
Et même si les tempêtes nous disloquent ou si les sables mouvants nous enlisent, nous aurons goûté au divin breuvage, effleuré des doigts la voûte céleste !
Alors laissez-vous porter, chers matelots de l'âme ! Et livrons nos cœurs en pâture à l'océan rugissant des mots amoureux...
Car seul l'Amour est vérité. Tout le reste n'est que songe.
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