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   L’île a changé petit à petit. D’abord, je n’ai rien remarqué. Puis, de semaines en semaines, j’ai observé les signes. Les herbes, la mousse et le trèfle semblaient pousser plus verts et plus drus. Les buissons auparavant rachitiques me griffaient les bras et, dans mon étang préféré, les quelques nénuphars qui vivotaient d’habitude recouvraient toute la surface de l’eau. C’était comme si le printemps était revenu en plein automne.

   Un soir, un hérisson a attendu devant la porte. Je me suis approchée doucement pour ne pas lui faire peur. J’ai vu ses yeux hallucinés disparaître sous ses piques avant qu’il se précipite vers la forêt en se dandinant. Je suis restée immobile. J’avais presque oublié la démarche du hérisson.

   Ils ont commencé à surgir de partout, comme par magie, tous ces animaux dont je voyais les traces, mais qui ne se montraient jamais. Même si rien ne séparait ma maison de la forêt qui l’encerclait, il était rare que les animaux sauvages se montrent autant. J’apercevais des yeux briller, parfois, dans la nuit, et j’entendais les grattements, les cris, les murmures qui rôdaient autour de moi. Un oiseau téméraire se posait parfois sur le rebord de ma fenêtre. C’était tout. Ce hérisson qui attendait devant la maison, comme invité, c’était nouveau. C’était Aritz.

   Un matin, alors qu’Aritz se recroquevillait dans son nid moussu, je suis sortie. De l’autre côté de la porte m’attendaient, assis dans un cercle de fougère, un tigre à l’air triste, trois lièvres, et un couple d’oiseaux de paradis. J’ai cru que je rêvais alors je me suis approchée pour caresser le fauve. Quand il a poussé un rauquement, j’ai reculé, paralysée. Il était bien réel. Un vrai tigre, sur mon île ! Au même moment, Aritz est apparu. Il a sursauté. Il m’a dit de rentrer. J’ai obéi. Il a claqué la porte.

   Tout tremblait : ses mains, sa voix, ses doutes. Il m’a demandé si je voulais mourir dévorée, ou si je savais parler aux animaux, si c’était moi qui ressuscitais les arbres morts de l’île et par quel sortilège. Et j’ai soupiré, parce qu’une pâquerette était en train d’éclore dans ses cheveux.

Laisse-moi tranquille. Je ne comprends pas non plus et je ne veux pas savoir.

   J’ai honte d’avoir répondu ainsi à Aritz. Je crois que je devinais déjà, mais j’avais peur : les yeux d’Aritz ne pétillaient plus d’idées. Ils se fixaient sur les objets comme pour y trouver de quoi construire les fondations de ses projets. Ce n’était plus des yeux rêveurs, c’était des yeux bâtisseurs. Et moi, je ne sais pas construire, je ne sais que préserver. Aritz s’est tu, il a ouvert la porte et il est parti droit dans la forêt. Dans les futaies, le tigre l’attendait.

Et puis, un matin, j’ai cueilli une pomme grosse comme mon poing. J’étais déjà stupéfaite quand une deuxième pomme est tombée droit dans mon panier. Puis une troisième. Il me semblait que le pommier penchait ses branches vers moi comme pour mieux me confier ses fruits après les avoir jalousement cachés tout ce temps. Je me souviens avoir pensé : « Ce n’est que le vent », mais j’avais tort et je le savais déjà. J’ai pensé à Aritz pendant que les pommes pleuvaient autour de moi. Mes joues brûlaient et j’avais envie de hurler. J’avais passé une éternité à prendre soin de ce verger et de cette île. Pleine de sollicitude, jour et nuit, j’avais surveillé les maladies, guetté le gel, versé ma propre eau quand j’étais presque morte de soif, taillé, caressé, parlé… pour des fruits rabougris. Aritz était arrivé avec sa flûte et sa guitare, sans rien connaître que les déserts et les villes de plastique, et il pleuvait des pommes, et il poussait des nénuphars, et il apparaissait des tigres et des oiseaux de légende. J’aurais voulu moi aussi avoir le pouvoir de soigner ma maison, de grossir les fruits, de protéger les poules, de faire partir les arbres à la conquête du ciel, afin de boire une eau pure et de dormir sans inquiétude dans un nid douillet. Mais moi, je n’avais rien de magique. Et, tout à coup, j’étais intranquille.

   Ce jour-là, j’ai ramené en pleurant un panier plein de pommes, je l’ai posé sur la table et je l’ai surveillé tout l’après-midi, de peur qu’il s’échappe. J’ai attrapé un fruit, caressé sa peau rouge et verte, pleine de bosses, pleine de fissures. Magnifique. Aritz est entré au moment où je croquais dedans. Il a regardé le panier, ses lèvres ont tremblé. Et moi, le jus dégoulinait sur mon menton.

Toutes ces pommes !

   Je me souviendrais toujours de son sourire. C’était la première brique.

C’est donc vraiment possible !

   La deuxième.

C’est de la magie…

   Et la dernière. C’était assez pour commencer à construire. A cet instant, Aritz n’avait plus rien du musicien itinérant. A cet instant, Aritz est devenu compositeur.

S’il te plaît, Mnémosyne, révèle-moi tes secrets…

   J’étais jalouse à regarder l’orchestre s’organiser dans ses yeux. Je ne savais pas encore ce qui dansait dans les miens.

   Il m’a attrapé les épaules et il a dit quelque chose comme : « Le continent n’est pas si loin en bateau, on peut reconstruire un radeau et tout réparer. On ne peut pas se contenter d’une petite île qui sera bientôt engloutie, d’une forêt minuscule, et survivre de quelques fruits, de quelques fleurs, en attendant le désert. Il faut combler la faim des autres. Ils attendent. Tous les deux, on arrivera à faire taire les bombes, à faire repousser les forêts et les champs. L’humanité mangera des fruits, bientôt. Ils reviendront tous ! Lépidoptères, hyménoptères… Ça bourdonnera, partout. Et toi qui sais tout faire pousser, toi la magique, toi la gribouilleuse, tu dois venir avec moi, et m’aider à tout repeupler, à nourrir tout le monde. »

   Ses mots étaient beaux et pleins de pirouettes et j’ai failli espérer avec lui. Mais j’ai brisé le silence en mille morceaux parce que j’étais en colère : il devait bien savoir que c’était trop tard, que l’océan était presque entièrement mort, que l’air brûlait les poumons, que le désert et le sel recouvrait tout, qu’on était entrés dans l’ère des cailloux. Il n’a pas vu, lui, le plastique récolté sur la plage et caché dans les grottes de l’île, il n’a pas mesuré l’océan qui grignote encore, il n’a pas vu les fruits minuscules d’avant son arrivée et, surtout, il n’a pas vu que, moi aussi, j’avais faim.

   Et quand j’ai dit tout ça, Aritz était furieux et l’orchestre dans son regard s’est tu. J’ai eu peur, même si je savais que ce n’était qu’une pause dans la partition, et j’ai couru dehors.

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