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Je n’ai pas couru longtemps. A quoi bon ? Sur une île, on ne va jamais bien loin. Je me suis couchée dans une clairière, au milieu des herbes hautes et des pissenlits. J’ai regardé les branches se balancer au-dessus de ma tête, et puis le ciel tout vide, beaucoup trop chaud pour un automne. Une fourmi m’a chatouillée en explorant mon bras. Le chemin qu’elle traçait sur ma peau aurait pu m’indiquer une nouvelle voie, déjà ; mais j’ai fermé les yeux. Sous mon corps lourd, les pissenlits résistaient. Ils ployaient, se brisaient, s’écrasaient sous mon poids, mais je les sentais prêts à s’élancer vers le ciel à nouveau, presque prêts à m’y porter. Encore un peu et ils m’auraient jetée dans l’azur pour me dire : « Vas-y, va y flotter, peut-être que les perce-neiges poussent encore sur un autre nuage ; sinon, c’est de ta faute. Va t’y noyer. » J’ai pris peur, je me suis relevée et j’ai chassé sans prudence la fourmi qui me grimpait sur l’épaule. Un simple revers de la main. Je le regrette aujourd’hui : je me demande souvent si je l’ai tuée. A ce moment-là, j’étais encore sourde à leurs voix. J’entendais les cris, les chants, les sons qui se formaient au fond de leurs gorges, sous la fourrure, sous les plumes, sous les squelettes, mais je n’écoutais pas. Quand je voyais, aux quatre coins de la maison, des araignées tisser leurs toiles comme Aritz tissaient ses récits, je les chassais dehors : je me croyais envahie. Je sais désormais que j’étais, moi, l’invasion.
Je pensais aux insectes qui grouillaient dans la terre, grimpaient à l’assaut des brins d’herbe et contemplaient peut-être mes pieds comme une montagne à gravir. J’imaginais les tiques fouiller ma peau furieusement, vers la vie, la vie, la vie.
Aritz est arrivé dans la clairière à son tour. Essoufflé. Dans ses yeux, j’ai remarqué la première fissure. Sans rien dire, il s’est assis à côté de moi puis s’est couché dans le trèfle en souriant, comme pour dire « tant pis pour les tiques ». Les oiseaux se sont tus. Ils observaient, je crois.
Les yeux perdus dans les nuages qui s’amoncelaient, il a commencé à raconter une histoire. Je me suis laissée emporter, oubliant la colère, la faim qui tambourinaient. Il m’a dit quelque chose comme : « Le tigre triste est revenu. Il attendait à l’orée des bois. Il ne se cachait pas, il n’avait pas l’air d’avoir peur de moi, ni de vouloir me dévorer. J’ai attendu moi aussi. Mnémosyne, dans son regard, j’ai cru voir mon reflet et un peu du tien : lui aussi avait faim. Il a tourné le dos, je l’ai suivi. Il m’a guidé jusqu’à un étang où flottait du bois mort. Il a sauté sur un tronc d’arbre échoué près de la berge. Il s’est assis pour mieux me regarder. Là, en pleine lumière, j’ai enfin remarqué combien sa fourrure était terne, ses griffes usées. Il allait mourir. J’ai sorti la flûte de ma besace et j’ai commencé à jouer pour lui. Quand j’ai relevé la tête, il n’était plus là et j’ai couru pour te retrouver. Je me suis inquiété pour toi, perdue dans cette île affamée. »
Je lui ai dit qu’ici je n’étais jamais perdue et que je n’avais pas besoin d’un magicien pour me protéger du tigre.
— Je crois qu’il essayait de nous aider et de se sauver lui-même, tu sais. Ce bois flottait mieux que mes bidons de plastique. On pourrait construire un autre radeau, plus solide, plus confortable que le mien. On pourrait trouver un autre lieu où les fruits poussent encore et plus gros. Tu n’auras plus faim, le tigre non plus.
Je n’ai pas osé lui dire que je ne croyais pas aux arches dont les baleines n’étaient pas capitaines, alors j’ai souri.
— Viens avec moi, Mnémosyne.
Les oiseaux ont recommencé à échanger leurs messages secrets.
— C’est toi le magicien, le chef d’orchestre. Les fruits sont revenus avec toi, les animaux, c'est toi qu’ils cherchent à hypnotiser ; les arbres, c’est toi qui les encourages. Tu crois que les bombes te suivent. En vérité, les bombes suivent les plantes qui fleurissent sous tes pas. Derrière toi, la vie existe.
Aritz n’a rien répondu.
Pendant qu’il imaginait ramener les forêts, je me suis demandée : « Et moi, quel est mon pouvoir ? »
Tout à coup, je ne pouvais plus supporter d’attendre. Depuis quelques jours, je trouvais des plumes, des touffes de fourrure, des fleurs et des bourgeons. Ils étaient revenus avec Aritz. Le temps aussi.
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