- 20 -

10 minutes de lecture

- Mon seul rôle est de t’aider, Abbigail.

J’aimerais savoir de quoi elle parle. Si seulement j’obtenais un peu plus d’informations, je pourrais essayer de comprendre ce qu’elle tente de m’expliquer.

- Ancienne, je ne comprends pas… Vous dites que ce n’est pas la première fois que nous nous voyons. Pourtant, lors de nos dernières rencontres, Matt ne semblait pas plus que moi se souvenir de celles-ci. Je devais forcément être quelqu’un de nouveau à ses yeux, puisqu’on se présentait à chaque fois l’un à l’autre. Enfin, il me semble, hésité-je en me tournant dans sa direction.

Ses yeux tristes m’apportent une partie de la réponse.

- Abby… Nos retrouvailles étaient toujours une première fois pour toi. Pour ne pas t’affoler, je n’avais d’autre choix que de faire semblant et de me présenter à toi comme s’il s’agissait de notre première rencontre. Mais je savais exactement qui tu étais… Je le sais depuis très longtemps…

Cette révélation me fait l’effet d’un coup de poignard, enfoncé tout droit dans mon cœur.

- Ça veut dire que…

- Ça signifie que je t’attendais. Nous nous connaissons depuis longtemps, m’interrompt-il avec une voix de plus en plus chevrotante. Mais tu ne peux pas t’en souvenir…

Sur son visage, je lis toute la douleur causée par sa peine. Je n’ai qu’une envie, me réfugier dans ses bras protecteurs et me serrer contre lui pour l’apaiser. L’Ancienne semble inquiète. Elle fait signe à Matt de s’apaiser et nous ressert un peu de thé encore fumant.

- Je sais que tout ceci est compliqué, Abbigail. Nous allons essayer de te l’expliquer du mieux que nous le pourrons.

Matt approuve d’un signe de tête.

- Lorsque tu es inconsciente, plongée dans ton sommeil, poursuit l’Ancienne, ton subconscient génère l’environnement que tu vois. Il crée chaque détail, il donne une couleur à chaque forme. Mais ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un rêve que tu n’as rien à en apprendre. Ton esprit essaie simplement de te transmettre un message.

Les paroles de l’Ancienne attirent un peu plus mon attention. J’ai fait beaucoup de rêves dans ma vie, mais jamais encore je ne me suis souvenue d’être en train de dormir, ni d’avoir rencontré un personnage qui me parle de l’interprétation que doit en faire mon subconscient. De quel message peut-il bien s’agir ?

D’un simple signe de tête, l’Ancienne indique à Matt qu’il est temps d’éclaircir la situation.

- Connais-tu le concept de la dominante, Abbigail ?

L’Ancienne pose sur moi son regard bienveillant, comme une grand-maman peut regarder sa petite fille lorsqu’elle écoute attentivement les prémices d’un nouvel apprentissage. De quoi peut-elle bien parler ?

- Non…

- Si je ne me trompe pas, à chaque fois que tu rêves de ce monde, tu te réveilles systématiquement à la même heure. Est-ce juste ?

- Comment vous… ?

Je m’apprête à poursuivre impulsivement ma question, mais les paroles de cette vieille femme, aussi intrigante qu’attendrissante, résonnent en moi. Ce n’est pas la première fois que l’on se rencontre. Je prends une profonde inspiration et me détends.

- ... à 03h00, oui.

Étrangement, le fait que je me souvienne de cette information ne me surprend pas le moins du monde.

L’Ancienne acquiesce.

- Maintenant, peux-tu nous dire quand a eu lieu le premier rêve dont tu te souviens ? Réfléchis bien… Quand as-tu rencontré Matthew pour la première fois ?

Je prends un instant pour me plonger dans mes souvenirs.

- Je crois que c’était en août. Je crois que je devais partir le lendemain, mais…

Tout ceci est très perturbant. Je me souviens très clairement que je m’apprêtais à quitter ma maison, mais il m’est impossible de me rappeler où j’habitais, ni où je comptais aller.

- Tout à fait. Dans ta réalité, c’était la nuit du dix-sept au dix-huit août.

J’ignore comment elle a connaissance de cela, mais je sais exactement où elle veut en venir.

- Trois mois après la mort de papa, dis-je expulsant vivement tout l’air qui se trouvait dans mes poumons.

Je me sens soudainement oppressée. La tête me tourne. Il est étonnant que je m’en souvienne. Je comprends que l’inéluctable réponse que je refuse encore d’accepter est certainement la clé de tout. Mon deuil est en train de s’exprimer à travers mes rêves. Des rêves dont je me souviens au réveil et dont je suis consciente.

- On y arrive. Te souviens-tu de l’heure à laquelle il est décédé ?

Mon cerveau est en train de bouillonner. Il m’est très difficile de me souvenir du monde réel lorsque je me trouve ici, plongée dans le rêve. Les éléments autour de moi se mettent à tourner un peu plus.

Constatant l’état de faiblesse dans lequel je me trouve, Matt tente de stopper l’Ancienne dans sa démarche, mais je lui fais signe que je peux poursuivre.

- C’était à 03h00…

- C’est exactement ça. Y a-t-il un autre événement ici ou dans le réel qui t’évoque ce chiffre ? Un moment important de ta vie ?

Je réfléchis un peu plus.

- Nous avons grandi à trois. Mon père, ma mère et moi.

- C’est bien Abbigail. Est-ce que ce chiffre t’évoque autre chose ?

Il y a bien une chose à laquelle je pense, mais ce souvenir ne provient pas de ma vie « réelle ».

- Une fois, j’ai vu quelque chose d’étrange non loin d’ici. Il y avait trois saules qui entouraient une sorte de cercle de pierre dans lequel il y avait un tourbillon sombre, noir, légèrement violacé. C’était assez inquiétant et néanmoins attirant. Mais hormis la créature étrange qui en est sortie, je ne me souviens pas de grand-chose de plus, car Matt est venu m’en éloigner et…

Le teint de l’Ancienne blêmit subitement. Elle se tourne vivement vers Matt.

- Ne me dis pas qu’elle a vu un portail de l’Ombre ?

- Si, mais ce n’est pas le premier portail qu’elle aperçoit.

L’Ancienne l’interroge du regard avant de le laisser poursuivre.

- Lorsqu’elle était avec moi, elle a déjà eu l’occasion d’observer des portails. La plupart était de couleur émeraude.

Je peine à comprendre leur conversation. Ils agissent comme s’ils m’avaient totalement oubliée. Leur conversation parle de portails… Cela me semble assez logique. La créature devait bien venir de quelque part puisqu’elle est sortie du cercle de pierre. En revanche, contrairement à ce que prétend Matt, je n’ai pas le souvenir d’avoir vu plusieurs de ces portails. Il est possible que je ne m’en rappelle pas, tout simplement.

L’Ancienne reste silencieuse. Matt ne dit rien non plus. Ses traits inhabituellement sérieux sont le signe de son inquiétude. Le moment est bien choisi pour en apprendre un peu plus.

- Pouvez-vous me dire ce que sont exactement ces portails ?

Personne ne dit rien. À en croire le teint de plus en plus livide de l’Ancienne, je sens bien que ma question la dérange.

- Nous l’ignorons, répond-elle après un moment d’hésitation.

- Je vous en prie, Ancienne… Je vois bien que quelque chose vous inquiète. Vous en savez probablement plus que vous ne voulez bien le dire.

Elle détourne son regard et se focalise longuement sur un petit volatile qui piaille joyeusement sur le bord de la fenêtre. Une inexplicable lueur de tristesse apparait dans son regard.

- Ancienne, vous…

Elle se ressaisit, essuie une larme qui perle au coin de son œil et se racle la gorge.

- Nous appelons ainsi l’ensemble des portails qui existent à notre connaissance.

- Et pourquoi avez-vous parlé de leur ombre ? demandé-je.

- Demande plutôt ce qu’est l’Ombre… propose Matt.

Je suis un peu perplexe, mais je comprends où il veut en venir. L’Ancienne ne parlait donc pas de l’ombre des portails mais de quelque chose ou d’un phénomène qui se nomme « l’Ombre ». Je regarde l’Ancienne dans l’attente d’explications supplémentaires.

- C’est le nom que nous donnons à ce que l’on ignore. Il s’agit de la frontière entre ce monde et ce qui se trouve de l’autre côté.

- Mais de quelle frontière parlez-vous ? Du halo au centre des portails ? Et où mènent-ils donc ?

- Garde ces questions pour plus tard, Abbigail. Reste seulement vigilante. Évite-les, me demande l’Ancienne. Tu me le promets ?

Je la rassure d’un signe de tête. Je ressens une part de frustration, mais quelque chose me dit que je devrai encore patienter avant d’obtenir d’autres réponses.

- Matthew ? À quoi penses-tu ? demande l’Ancienne.

Il paraît plongé dans ses pensées. Je ne suis même pas certaine qu’il ait écouté les dernières explications de l’Ancienne.

- Je réfléchis à la dominante d’Abby… Oui, finit-il par dire en se tournant vers moi. C’est évident. Je pense que le chiffre trois est ta dominante.

Je m’apprête à leur demander plus d’explications sur cette fameuse dominante, mais un claquement sec, suivi d’un grondement sourd se manifeste au même moment. Matt et l’Ancienne se dirigent précipitamment vers la fenêtre et la douceur de leur visage laisse place à l’effroi.

- Ils arrivent… Vous devez partir !

J’aimerais comprendre ce qu’il se passe mais Matt ne m’en laisse pas l’occasion. Il m’attrape par le bras et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous franchissons l’enclos et fuyons rapidement en direction de la forêt.

Un autre coup de tonnerre, plus proche maintenant, frappe la région. Je comprends que la situation est inquiétante. À bout de souffle, je continue de maintenir l’allure vive qu’il m’impose. Même un enfant aurait compris plus vite que moi ce qui est en train de se produire. Nous sommes pourchassés par des Auras.

Le tapis feuillu du sol s’enfonce sous nos pas. Le chemin me semble bien plus long et plus impraticable qu’à l’aller. Nous poursuivons notre route pendant un temps interminable quand enfin nous apercevons les reflets scintillants du soleil sur les cristaux de neige. Au premier contact de ce tapis blanc, la main de Matt glisse entre mes doigts. Il se plie en deux et tombe à genoux, épuisé.

- Ils ne viendront pas ici.

En voyant mon air interrogateur, il reprend son souffle, se redresse et désigne le paysage de la main.

- Je me doute que tu as observé les changements du décor environnant lorsque nous nous sommes rendus chez l’Ancienne.

Il m’invite à regarder au-delà des terres enneigées.

- Tout ce que tu vois ici et au loin, chaque segment de terre que l’on peut traverser, est différent. Ce sont des zones géographiques indépendantes les unes des autres. On appelle cela des divisions. Elles se différencient par leur biome et sont toutes reliées entre elles pour former ce qu’on appelle la Borne.

Je commence à comprendre pourquoi tout me semblait si étrange. Il n’est pas logique de trouver de la neige à quelques mètres d’une région tempérée. Pas plus que de traverser un désert qui est bordé par de la glace. Ce n’est donc pas un phénomène météorologique qui est la cause de tous les changements climatiques que j’ai observés au cours de nos déplacements. Les divisions ont chacune leur propre écosystème.

- Matt… Qu’est-ce au juste que la Borne ?

- C’est le nom du monde dans lequel nous nous trouvons. La Borne rassemble toutes les divisions qui la composent. Elle en contient une quantité infinie.

- Il en existe vraiment autant que ça ?

Il reprend deux ou trois inspirations avant de poursuivre et de se redresser.

- Ça va te paraître inconcevable, mais il n’y a pas de limites ici Abby, et il n’y a rien au-delà de la Borne. Les divisions sont issues de l’imaginaire. Elles forment un énorme puzzle aux possibilités infinies. De nouvelles divisions sont régulièrement générées. Certaines se déplacent, d’autres disparaissent. C’est pour cela que nous sommes en sécurité ici. Les Auras ne peuvent pas nous poursuivre car ils ignorent où nous nous trouvons.

- Parce que nous venons de pénétrer dans une autre division, c’est exact ?

- Tu as tout compris, répond-il après avoir déposé un baiser sur ma tempe. Je le laisse finir de reprendre son souffle avant de me blottir contre lui. Il m’entoure de ses bras protecteurs et je ferme un instant les yeux. Ici je me sens bien, rien de mal ne peut m’arriver.

Mais une fois de plus, notre moment de complicité est interrompu. Le ciel, maintenant teinté de couleurs sombres, m’indique que l’heure de nous séparer est bientôt venue.

- Tu dois partir Abby. Ne me demande pas pourquoi, mais tu sais que le moment est venu.

Il a raison. Avant que je n’aie le temps de me retourner, une mélodie familière vient caresser nos oreilles. Cette fois, elle est plus précise, plus nette, et elle semble même plus obscure. Matt n’est déjà plus le même. Les sourcils sont froncés, l’air grave. Ses pensées sont absorbées par quelque chose ou quelqu’un.

Je pivote sur moi-même pour balayer la zone du regard afin de trouver ce qui attire l’attention de Matt. À quelques mètres de nous se dresse un anneau de pierre, identique à celui que j’avais vu près des saules, mais son centre est cette fois animé d’un rouge flamboyant.

La mélodie familière semble s’échapper du halo de lumière, mais il m’apparait maintenant évident qu’elle n’a rien de joyeux. C’est une complainte… Je distingue maintenant plus clairement chacune des notes dissonantes qui la composent.

- Tu entends ? On dirait…

- Des cris de douleur… me coupe Matt avec un air inquiet que je ne lui connais pas.

Le portail s’agite, vibrant de toutes parts. L’écho d’un bruit sourd s’amplifie, rythmant le tournoiement de plus en plus rapide de la spirale écarlate.

- Fais-moi confiance, Abby !

Avant que je n’aie le temps de prendre conscience de ce qui est en train de se produire, Matt me saisit par les bras et me propulse brutalement dans un monticule de neige dans lequel mon corps s’enfonce de tout son poids. Tous mes membres sont avalés par cette masse glaciale et je tombe, encore et encore, en poursuivant ma chute dans un abime sans fin.

Quand je reprends conscience, ma tête est profondément enfoncée dans mon oreiller et le studio est plongé dans l’obscurité.

03h00.

Toujours…

Annotations

Vous aimez lire Sophie F. Morvant ✨ "Eleädill" ✨ ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0