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En poussant brutalement la porte du bureau, je m’attendais à tout sauf au spectacle qui s’offre à moi. Quiconque à ma place croirait entrer dans un véritable musée d’antiquités. Autour d’un majestueux bureau en chêne trainent des statues d’origines diverses, un vase Ming et tout un tas de babioles éparpillées çà et là.
De grandes quantités de livres s’alignent sur des étagères fixées au mur. Là où il reste un peu d’espace, quelques peintures, une grande pendule et des cartes maritimes, pour la plupart anciennes ou reproduisant à l’identique celles d’autrefois, ont su trouver leur place.
Si je n’avais pas su exactement où je me trouvais, j’aurais pu croire être entrée dans le bureau d’un enseignant d’histoire ou d’archéologie.
Le Professeur Shaw ne semble pas surpris par mon irruption spontanée.
- Aaaah Mlle rêve lucide, dit-il en se redressant sur sa chaise. Vous revenez par simple curiosité ou seulement pour satisfaire une envie de me remettre à ma place ? Sachez que je ne suis pas intéressé si c’est le…
- J’ai besoin de votre aide, admets-je courageusement.
Je m’approche de son bureau d’un pas ferme mais attentif, histoire de ne pas marcher sur l’un des nombreux objets posés au sol.
- Si vraiment vous pensez en être capable, aidez-moi… s’il vous plaît. Au nom de la science et de tout ce qui vous lie à Chelsea, je vous supplie de me venir en aide.
Je comprends vite pourquoi il me dévisage si curieusement. Je ne m’étais pas rendue compte de ma position. Fermement appuyée sur son bureau, je me suis penchée autant que possible dans sa direction. Je ne saurais dire lequel de nous deux est le plus surpris par autant de promiscuité, mais la pression que je ressens dans ma poitrine n’est rien en comparaison des deux billes qui me dévisagent avec perplexité.
- Bien. Je dois admettre que vous êtes convaincante, dit-il en reculant sa chaise.
Il se lève et contourne son bureau en prenant garde à son tour de ne pas trébucher sur l’un de ses précieux trésors.
- Il faut avoir un sacré cran pour oser parler de cette manière à un enseignant du campus. Prenez place, propose-t-il.
Il débarrasse quelques piles de dossiers qui recouvrent un canapé avant de s’installer en face de moi.
- Je vois que je n’ai pas à faire à l’une de ces nombreuses coquilles vides auxquelles j’enseigne. Vous avez vu juste. Chelsea et moi sommes liés, dirons-nous. Et si vous la connaissez aussi bien que vous semblez le prétendre, vous n’êtes pas sans savoir que c’est une jeune femme brillante, intelligente, talentueuse, observatrice et dotée d’un bon sens analytique. Je suppose que c’est elle qui vous a orientée vers moi. Après tout, c’est normal car je suis un professionnel ! Aussi, vous ne serez pas surprise si je vous dis que tout ce que vous me confierez ici restera entre ces quatre murs.
Il se racle la gorge après ce long monologue.
- Maintenant, ne perdons plus de temps. Expliquez-moi donc la raison qui vous a poussée à venir me voir.
Les yeux clos, ma poitrine se soulève lentement, inspirant profondément chaque molécule d’oxygène avant de relâcher le tout dans une expiration extrêmement sonore.
- Vous aviez vu juste. Je fais effectivement ce que je crois être des rêves lucides.
Impassible, le Professeur Shaw continue de me dévisager depuis sa chaise, jambes croisées. Les coudes appuyés sur les repose-bras, il s’amuse à tapoter le bout de ses index l’un contre l’autre, tandis que ses autres doigts restent joints. Je me râcle la gorge avant de poursuivre.
- Depuis quelques temps, je fais des rêves étranges dans lesquels je retrouve systématiquement la même personne. Au début c’était assez flou. J’avais plutôt une impression de « déjà-vu » plus qu’autre chose.
- C’est quelque chose d’assez fréquent. Rien de spectaculaire à tout cela, ajoute-t-il en balayant l’air de sa main.
- Mais maintenant tout a changé…
- Que voulez-vous dire ?
- Eh bien… À chaque fois que je m’endors, je me souviens de tout ce qu’il s’est déjà passé dans mes rêves, passés et présents, et des gens avec lesquels j’interagis. Il y a un homme en particulier…
Ma tirade ne semble pas l’impressionner. Il continue à me regarder fixement. Je comprends que je dois poursuivre.
- Mon psy pense que tout ceci a un lien avec la mort de mon père et que mes rêves ont un sens ou un lien avec ce que je traverse. Il pense également que je suis peut-être folle.
Je préfère employer ce terme au sens large. C’est un peu moins perturbant que de parler de trouble dissociatif de la personnalité. Le Professeur Shaw décroise ses jambes et se penche en avant vers moi.
- Et vous, que croyez-vous ? demande-t-il en laissant un petit sourire plein d’ironie se dessiner sur son visage.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il me réponde par une question.
- Je pense effectivement qu’il y a un lien. Non pas avec un éventuel trouble psychiatrique, mais avec le deuil que je traverse. Des éléments se recoupent. Par exemple, il y a un chiffre qui revient en permanence et qui coïncide avec l’heure à laquelle je me réveille à chaque fois. C’est assez étrange. À vrai dire, je ne sais pas quoi vous dire de plus…
- Laissez-moi mettre de l’ordre dans tout ce bazar !
Il est vrai que mon discours est assez décousu. Je m’apprête à reformuler, mais il prend les devants et poursuit.
- Ce que vous vivez n’a rien d’étrange. Il s’agit d’un phénomène assez connu, bien que peu courant. Les études montrent que le réel a le pouvoir d’influencer l’onirisme. Beaucoup de gens font plusieurs fois au cours de leur vie le même rêve. Mais si je vous comprends bien, vous n’êtes pas systématiquement sujette aux redondances. Au contraire, vos rêves sont construits de façon linéaire et reprennent là où ils se sont arrêtés, comme un film dans lequel on aurait fait « pause ». C’est bien ça ?
Je suis ébahie. En quelques phrases, il a su résumer avec exactitude ce que je vis sans qu’il ne paraisse étonné.
- C’est tout à fait exact, Professeur Shaw.
- Laissez-moi deviner. Vous avez envie d’y retourner à chaque fois que vous vous endormez.
Je lui réponds d’un signe affirmatif de la tête. Cet homme est vraiment perspicace. Bien plus que le Dr. Hall. Quant à Connor, il se montre patient et compréhensif, mais là, je me trouve enfin face à quelqu’un qui semble me cerner rapidement et mettre un réel sens sur ce que je ressens.
- Mlle Porter, arriveriez-vous à me décrire l’environnement dans lequel votre rêve se déroule ?
Ma gorge produit un étrange son guttural. Je sens que l’exercice ne va pas être facile. Je concentre mon attention sur le vase Ming dont le fond bleu, agrémenté de décors, me rappelle l’océan si familier de la Borne.
- Ça a commencé avec un banc au bord d’une falaise. J’y retrouvais toujours Matt, l’homme dont je vous parlais juste avant.
Ma paupière frémit et ma rétine se met à picoter.
- Petit à petit, d’autres paysages sont apparus. Nous nous promenons souvent dans mes rêves et nous traversons des régions variées. Ce sont comme différentes zones qui se jouxtent, mais qui ne se ressemblent pas.
- Des zones ? Pouvez-vous me les décrire ?
Je suis curieuse de constater qu’il accorde de l’importance à ce détail. Moi qui pensais avoir déjà retenu toute son attention, je constate qu’il est cette fois pendu à mes lèvres.
- Ce sont des environnements différents. Des biomes. Je sais que ça parait fou, mais je peux me promener dans une steppe et l’instant d’après me trouver au milieu des montagnes enneigées.
- Cela semble assez plaisant !
- Je dirais plutôt déroutant. Ces environnements ne sont jamais les mêmes.
- Comment ça ? me demande-t-il, piqué par la curiosité.
- Ils se déplacent.
Mes descriptions méritent d’être développées. Mes bras s’agitent, comme pour illustrer mes paroles.
- Ok… Essayez de vous imaginer en train de résoudre un puzzle. Chaque pièce est unique dans sa forme et son illustration. Cela prend du temps, mais les pièces finissent toujours par s’emboiter pour former un tout cohérent. Là-bas, dans mon rêve, c’est un peu pareil. Les biomes sont tous différents, mais reliés les uns aux autres. La seule différence, c’est qu’ils ne se trouvent pas toujours au même endroit.
Un mélange d’inquiétude et d’intérêt se dessine sur son visage.
- Que voulez-vous dire ? Oh, ne bougez pas !
Il va chercher deux verres d’eau et m’en tend un avant de se rasseoir.
- Je vous écoute, Mlle Porter.
- Je crois que les biomes changent de place et modifient la cartographie du monde que je me suis créé. On ne peut jamais faire deux fois le même trajet sans que les zones ne s’intervertissent ou même disparaissent. C’est un peu déstabilisant, mais à la longue on s’y fait.
Le Professeur Shaw avale de travers et manque de s’étouffer. Après quelques secondes de silence, qui paraissent être une éternité, il toussote et se reprend.
- On a peut-être plus en commun que vous ne le pensez. Je crois savoir de quoi vous parlez, Mlle Porter. Si j’évoque le terme de « divisions », est-ce que cela vous dit quelque chose ?
Je blêmis. Jamais encore je ne lui ai évoqué la terminologie employée dans la Borne. Je gardais cette partie de mon imaginaire pour moi. Comment se fait-il qu’il me parle alors des divisions ? Aurait-il donc connaissance de la Borne ? Je me concentre de toutes mes forces pour établir le lien qu’il y a entre ce dont il vient de me parler et ce que je vis. Se peut-il que Meg en ait parlé à Chelsea ? Ou peut-être Connor ? Non, cela me parait la moins probable des hypothèses.
- Est-ce que… C’est Chelsea qui vous a parlé de cela ?
Il se racle la gorge à son tour.
- Non. Nous partageons énormément de choses, mais Chelsea n’a absolument rien à voir avec cela. Je ne suis même pas certain qu’elle soit réellement consciente de ce qui vous a amenée aujourd’hui dans mon bureau. Car soyons honnêtes l’un envers l’autre. Actuellement, vos rêves vous préoccupent bien plus que tout autre événement dramatique qui pourrait vous affecter, n’est-ce pas ?
Mes paupières s’agitent fébrilement pour chasser le picotement subtil qui vient de se manifester sur ma rétine. Sous-entendre que je relègue la mort de mon père au second plan de mes préoccupations me pique à vif.
- Professeur, pouvez-vous me dire ce que Chelsea vous a confié à mon sujet ?
- Simplement que vous traversez un deuil, mais je n’en sais pas plus. Et à vrai dire, ça ne m’intéresse guère. Ce qui m’intrigue beaucoup plus en revanche, ce sont vos rêves.
Donc il sait que je suis en deuil, mais il ignore que j’ai perdu mon père et Chelsea ne lui a rien dit au sujet du contenu mes rêves. De quelle autre manière le Professeur Shaw pourrait-il donc avoir eu connaissance des divisions ? Et s’il sait véritablement quoi que ce soit au sujet de la Borne, est-ce que d’autres avant moi en ont rêvé ? Il faut que je comprenne…
- Vous… Vous connaissez donc les divisions ? Que connaissez-vous d’autre ?
- Rien de plus que ce dont vous venez de me parler. Je veux juste connaître votre version maintenant.
Il en sait plus qu’il ne veut bien le dire. Je n’ai parlé que de zones, d’environnement, de biomes.
- Mais vous venez de parler des divisions. Or je n’ai encore jamais employé ce mot. Si cela ne vient pas de moi et si Chelsea ne vous en a pas parlé, comment connaissez-vous ce terme ?
- On verra cela plus tard. Continuons maintenant, me coupe-t-il froidement dans mon élan.
Son comportement est étrange. Pourquoi soudainement manifester autant d’agressivité et de précipitation ? Je suis ici afin de trouver des réponses et pour chasser Matt de ma tête, pas pour ajouter de nouvelles interrogations à ma longue liste déjà bien inquiétante.
Peut-être que mes rêves sont plus que de simples fantasmes. Je veux pouvoir en comprendre exactement l’origine et la signification des événements qui s’y déroulent. Mais l’attitude du Professeur me refroidit un peu. Il doit probablement le remarquer parce qu’il se reprend assez rapidement.
- Désolé, je… reprend-il avec une hésitation que je ne lui connaissais pas encore. Voyez-vous, j’ai moi-même fait l’expérience de rêves éveillés lorsque j’étais plus jeune. C’est d’ailleurs pour cette raison que je me suis passionné pour le sujet. Il y a bon nombre de témoignages à travers le monde qui prouvent non seulement que la pratique des rêves éveillés est courante, mais également que le conscient a le pouvoir de les influencer. Abbigail, vous venez officiellement de vous hisser à la tête de mes projets.
- Que voulez-vous dire exactement ?
Il ne prend même pas la peine de répondre, trop préoccupé par le propre cheminement de ses pensées.
- Que je vais me préoccuper de votre cas avec attention. Ce que je m’apprête à vous demander risque de vous surprendre, mais qu’importe. Avez-vous, à tout hasard, déjà fait l’expérience d’une EMI ?
- Une quoi ? dis-je surprise.
- Une expérience de mort imminente, précise-t-il.
- Vous voulez dire, comme quand notre cœur s’arrête et qu’on nous réanime ?
- Exactement. Il semblerait, selon mes dernières recherches, que les personnes qui en vivent une sont plus sujettes à vivre des… rêves éveillés.
Il hésite sur les derniers mots. J’ai beau sonder ma mémoire, je ne vois pas vraiment ce qu’il y a à y chercher. Peut-être que la réponse qu’il recherche se trouve dans un événement dont je n’ai pas souvenir… Cela complique bien la chose, mais la seule explication que je vois peut avoir un lien avec ma naissance.
- Vous semblez préoccupée, Mlle Porter.
- Une petite minute…
Je prends une profonde inspiration. Les poings serrés, je fixe attentivement mes genoux pour me concentrer et je prends le temps de peser chacun des mots qui vont suivre. Je ne suis pas certaine que ce soit la réponse qu’il attend, mais jamais je n’aurais pensé que quelque chose dont je ne me souviens pas puisse potentiellement avoir un lien avec tout ce que je vis actuellement.
Le Professeur Shaw a l’air de connaître son sujet. Il doit être plus capable que n’importe qui de me comprendre car c’est le seul à avoir mis le doigt sur ce qui s’avère être un début de réponse à mes interrogations.
- Je ne sais pas grand-chose au sujet de ma naissance, mais d’après ce qu’on m’a raconté, elle n’a pas été des plus faciles. Il s’est produit quelque chose, mais j’ignore précisément de quoi il s’agit. Je sais seulement que ça a été très compliqué.
- Ok. Et savez-vous si, à un moment ou à un autre, vous avez cessé de respirer ?
Il ne ménage vraiment pas ses mots. Encore moins mes émotions.
- À vrai dire, je n’en ai aucune idée. Ma mère n’a jamais souhaité m’en parler. Tout ce que je sais, je le tiens de mon père.
- Très bien. Pourriez-vous lui demander plus de détails pour la prochaine fois ?
Ces derniers mots provoquent en moi un bouleversement émotionnel. Le fond de ma gorge se serre.
- Non… Donc vous ne mentiez pas ? Chelsea ne vous en a vraiment pas parlé ?
- De quoi ? s’inquiète-t-il sur un ton dur, presque agressif.
- Du fait que j’ai perdu mon père…
- Ah… C’est donc à cela que se rapporte votre deuil. Quel gâchis ! Désolé pour vous.
Il descend une nouvelle fois le ton de sa voix. Un picotement sourd gonfle de plus en plus intensément au fond de ma gorge, jusqu’à former une énorme boule qui m’empêche de m’exprimer autrement que par quelques hochements de tête.
Là est peut-être le lien. Encore. Shaw s’enfonce dans sa chaise qui se balance de gauche à droite, articulée par le mouvement de la pointe de ses pieds.
- Et vous n’avez pas souvenir d’un autre événement qui aurait pu vous faire basculer de l’autre côté ? Quelques secondes suffisent, vous savez.
Il ne s’inquiète en aucune façon de mes émotions. Si je ne savais pas que c’est impossible, j’aurais juré que la boule au fond de ma gorge avait encore grossi.
- Sincèrement, pas à ma connaissance. Mais, comme je vous l’ai dit, j’ai perdu mon père récemment. C’était il y a quelques mois.
- Sans incidences, me coupe-t-il sèchement. Donc la réponse doit certainement se trouver dans l’événement vécu au moment de votre naissance. Tentative de suicide pour moi. Disons qu’à l’adolescence j’étais assez… perturbé.
Il prend une longue inspiration avant de se livrer comme il ne l’a encore jamais fait.
- Après ça, j’ai fait, tout comme vous, des rêves à répétition dans lesquels je me sentais lucide. C’est pour cette raison que je crois que nous avons tous deux fait le même genre de rêves.
C’est assez curieux et déroutant de constater que même des personnes formées en psychologie trainent derrière elles le boulet de leurs émotions.
Moi qui ai toujours considéré les psys comme des gens froids, imbus d’eux-mêmes et qui ne pensent qu’à faire dire aux autres ce qu’ils attendent d’eux, me voilà face à un homme qui brise un peu sa carapace pour se livrer à une inconnue.
- Donc je ne suis pas folle…
- Vous êtes loin d’être folle.
- Et vous pouvez m’aider.
- Je l’ignore, mais je vais tout faire pour comprendre ce que vous vivez et ces rêves qui nous lient. Je pense depuis longtemps que le cerveau humain peut générer des imaginaires communs par la pensée collective. Le problème, c’est que je n’ai encore jamais rencontré de personnes pouvant étayer ma théorie, jusqu’à vous…
- Et maintenant ?
- La psychologie n’est pas ma seule spécialité. Il se trouve que j’ai également une formation d’hypnothérapeute. Avec votre permission, j’aimerais tenter quelque chose sur vous.
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