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Il vivait quand même une époque formidable ! À partir du moment où on renonçait à tout, à travailler, à voter, à t’intéresser, on était pris complètement en charge. Le minimum, c’est vrai, mais avec un peu de débrouille, tu pouvais avoir les petits plaisirs, les clopes, l’alcool, le shit. Le plus facile était de se mettre devant son poste et de cliquer sans arrêt pour dire que tu étais bien devant ta télé et pas occupé à des tâches inutiles. En plus, c’est vrai, tu étais bien, alors, quoi demander de plus ? Il y avait aussi la possibilité de faire des petits trucs, d’aider au petit commerce local, mais Gérard avait comme philosophie celle du moindre effort et en assumait toutes les conséquences, alignant principes et mode de vie. Il n’était pas de ces mécontents perpétuels qui partaient régulièrement en vrille et brulaient tout à la moindre occasion, histoire de se frotter virilement aux forces répressives. À ses yeux, cela relevait de la stupidité, car non seulement ils détruisaient leur cadre de vie, puisqu’on les empêchait de sortir de la cité, mais en plus, s’ils se faisaient prendre, on ne les revoyait jamais. Gérard aimait l’ordre, mais pas l’odeur de brulé, c’était son droit. Donc, bon débarras !
On l’avait désencombré de la chieuse sans lui poser de question. Tout roulait. On lui fournissait lait, biberon et couches et le gamin ne demandait rien d’autre. Pas de surveillance médicale, mais pour ces chiards destinés au rebut des forces de maintien de l’ordre éternel, cela n’avait pas d’importance. Les inaptes avaient une autre destination, inconnue. Il aimait se dire que son gamin était un vrai petit ange, en pouffant pour se détendre, alors qu’il veillait sur lui comme sur un trésor, échafaudant toutes les mises en valeur possibles.
En attendant, il était calé sur le canapé, face à la télé, depuis qu’il pouvait se tenir assis. L’idée des ailes s’avérait une trouvaille de génie, car, en les écartant un peu, il se tenait droit sans tomber. Cette éducation téléculturelle lui permit de mémoriser tous les jingles des publicités et développa son gout pour les répétitions : ce n’est qu’après avoir vu, ou entendu, des dizaines de fois la même chose qu’il pouvait la restituer, sans forcément la comprendre. Gérard fonctionnait de la même façon, puisque, dès qu’une question se posait, LIA avait une réponse et le mode d’emploi. Cela faisant bon temps qu’on avait perdu l’apostrophe et l’origine de ce surnom, mais LIA savait mieux que vous ce qui était bon pour vous. Il suffisait d’appliquer, sans réfléchir. Le père était fier de voir son fils marcher sur ses traces.
Le petit Uriel babillait, sans rien dire de bien intéressant. Personne ne se souciait de lui et des petites plumes qui commençaient à apparaitre. Il faut dire que Gérard avait interdit sa porte à toutes ses connaissances, ce qui ne modifiait en rien sa vie sociale, puisque personne n’aurait eu l’idée de lui rendre visite.
Avec le poids des ailes, Uriel eut du mal à apprendre à marcher, mais quelques taloches et coups de pied au cul l’aidèrent à trouver son équilibre. L’éducation, c’est quand même assez simple. Gérard se demandait toujours si ce truc allait être capable de voler. Il n’avait aucune notion des lois physiques, mais son intuition lui disait que ça semblait mal conçu. Les plumes s’allongeaient et, de temps en temps, un battement lui permettait de s’ébrouer. Il était impatient, mais conscient de la nécessité d’attendre. Sinon, ce lardon avait autant d’intérêt qu’un chien ou qu’un chat, ce qui était bien, car, les animaux de compagnie étaient interdits aux chômeurs volontaires. Sans doute pour ne pas gâcher la nourriture étatique ? Il ne se posa pas la question du pourquoi on les laissait faire des gamins… Il savait que la dernière guerre avait dû s’arrêter faute de fantassins, mais de là à percevoir la moindre corrélation…
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