Chapitre 16 - Oscar (1/2)
01.02.21
Quartier de Barking & Dagenham, LONDON – 13:45 am.
— C'est vraiment un enculé ! s'exclame Yanis, la bouche pleine de son kebab au poulet.
— Justement...
Après un temps d'incompréhension, Yanis, Max et moi éclatons de rire. Nous reprenons vite notre sérieux. Le kebab dans lequel nous nous trouvons – un parmi la dizaine que compte le quartier – estvide de clientèle, excepté nous. Généralement, les gens commandent et viennent juste récupérer leur repas. Ou alors, la concurrence est telle qu'il a du mal à survivre.
— Quoi qu'il en soit, Yannis a raison, continue Max. C'est vraiment un connard de te traiter comme ça.
Je hausse les épaules, dans un geste qui se veut résigné.
— C'est comme ça. Je ne sais même pas pourquoi je lui ai posé la question, en vrai. Je ne veux rien de sérieux avec lui. Mais je ne sais pas. Je n'avais jamais passé une nuit avec un gars auparavant. Et j'ai voulu être gentil je suppose.
J'intercepte alors un regard lancé en douce de mes amis.
— Quoi ? demandé-je brusquement.
Yannis prend le temps de finir sa bouchée et de s'essuyer les lèvres avec sa serviette.
— Comment te le dire sans te vexer... Est-ce qu'il y aurait pas une petite chance que tu veuilles... disons... enfin, il te plaît puisque vous avez baisé donc...
— Même pas en rêve ! crié-je ne prenant un air dégoûté. Non mais vraiment les gars : Liam est bon à baiser, peut-être même une petite salope mais je ne veux rien du tout avec lui. Au contraire !
— Si tu le dis, acquiesce Max.
— Vous oubliez bien vite que ce sont des petits bourges. Moi, je n'oublie pas.
— Des petits bourges avec de grosses bites ! ricane Yannis.
— En parlant de ça, ajoute Max sans que j'ai le temps de les faire taire, elle est comment ?
Yannis et moi le regardons bouche bée avant d'éclater de rire, faisant virer notre ami au rouge tomate.
— Ben quoi, je demande juste. Je sais pas, t'es pas curieux de savoir ? Lance-t-il à Yannis. Tu vas me dire que t'as jamais voulu comparer ta bite avec un autre gars.
— Tu sais mon petit Maxou, tu peux tout nous dire. J'ai déjà débroussaillé le chemin, tu n'as plus qu'à suivre mes traces.
Je pose une main sincère sur son épaule.
— Va te faire foutre.
Il se dégage de mon emprise provoquant un second éclat de rire chez nous, jusqu'aux larmes.
— Non mais vraiment, tu veux savoir ?
— Laissez tomber, lâche-t-il.
Soudain, Yannis a un éclair.
— C'est que tu complexes sur...
— Non, non ! Mais je sais pas, c'est toujours bien de savoir. Et puis, je préfère parler de celle d'un inconnu plutôt que de la vôtre...
Sentant qu'il s'enfonce davantage, il se renferme et croque dans son kebab. Je comprends ce qu'il veut dire plus qu'il ne le croit. J'ai eu plusieurs partenaires depuis que je suis actif sexuellement – la faute aux sites de rencontres – et je reconnais ce type de comportement ; surtout dans le milieu gay où les préjugés et les stéréotypes sont nombreux. Moi-même, il fut un temps où j'ai complexé sur mon corps. Et il n'y a pas d'âge pour ça.
— Bon, en vérité elle est normale... Enfin, je sais pas, je ne regarde pas ça. Et je ne me promène pas avec une règle dans la main pour mesurer tout ce qui bouge, tenté-je pour le détendre. De toute façon, je n'ai rien vu de choquant et crois-moi que j'en ai vu !
Max me lance un regard et je sais qu'il me remercie de ne pas insister et de ne pas se moquer un peu plus de lui. Je regrette même de l'avoir fait au début. Il faut parler de tout entre amis, ils sont faits pour ça. Et pour une personne hétérosexuelle, ce n'est ni le porno ni les filles qui peuvent servir de comparaison.
Yannis semble d'accord avec moi car il change aussitôt de sujet :
— Au fait, c'est quand que ton père sort de prison ?
Un sujet qui me plaît beaucoup moins.
— Je sais pas trop, dans quelques semaines ou peut-être un mois. Il faudrait que je retourne le voir. Je vais peut-être y aller cet après-midi, ça sera fait. Et peut-être qu'il a des nouvelles.
— Tu veux qu'on t’accompagne ? demande Max, son embarras envolé.
Lorsque mon père s'est fait incarcéré pour trafic de stupéfiants, Yannis et Max m'ont accompagné le voir les premiers jours. Ils attendaient devant la prison. Ça n'avait pas été facile. Mon monde s'était écroulé, ainsi que celui de ma sœur et de ma mère. On n'avait aucune idée qu'il traînait dans des affaires louche, bien qu'il avait le don pour s'attirer des ennuis. Depuis, ma mère refuse catégoriquement de le revoir. Je les remercierai jamais assez pour avoir été là. Je secoue la tête.
— Non, ça ira les gars. Je ne veux pas rester trop longtemps.
Je leur lance un sourire. Nous finissons de manger tout en discutant de sujets moins lourd. Max ne reparle pas de pénis et Yannis de mon père de tout le repas.
XXX
Les mains dans les poches et le regard vide, je marche sur le trottoir plongé dans mes pensées. Des voitures passent près de moi sans que je ne les remarque. Je me repasse en silence la conversation avec mon paternel. Il a vu avec son avocat et il se peut qu'il sorte dans le mois. Tout dépendra de la décision du juge et s'il arrive à faire « bonne figure » pour reprendre ses mots. Je suis perdu, je n'arrive pas à savoir ce que je ressens. Je suis heureux, c'est sûr, à l'idée que mon père, celui qui m'a élevé, qui m'a mis au monde, sorte enfin de ce trou à rats. Mais sous cette joie, se cache un sentiment plus noir. Je relève la tête comme pour affronter l'inavouable. J'ai honte. Oui, j'ai honte de mon père.
Honte à l'idée que ça se sache, qu'on m'assimile à lui, qu'on découvre que je suis le fils d'un ex-taulard. Je n'arrive pas à me sortir de la tête cette question ridicule : que va-t-on penser de moi ? Je sais que je devrais en avoir rien à foutre mais je n'y arrive pas. Les choses ont changé depuis qu'il a été enfermé. J'ai intégré le meilleur lycée de Londres. Contre toute attente, mes études me tiennent à cœur. Je n'ai jamais travaillé autant. Je veux montrer au monde entier que moi, Oscar Wight, un gars qui vient de la banlieue de Londres, j'ai réussi à vaincre Wymountain school, je rivalise avec la petite bourgeoisie privilégiée. Certes, le chemin est dur, et mes notes ne sont pas excellentes – à cette pensée, je me souviens des paroles de ce connard de Mr. Martin – mais je m'accroche.
Alors, que va-t-il arriver quand, un jour, on va connaître le passé de mon père ? Jusque-là, enfermé, je pouvais mentir, nier qu'il était un mauvais homme, mais maintenant...
Et puis, est-ce que je veux vraiment qu'il retourne dans ma vie ? Qu'il reprenne sa place de père dans notre foyer ? Je ne sais pas. Je me sens bien, avec Sarah et maman. En vérité, son absence ne s'est pas faite ressentir autant que ce que je croyais. Penser ça me fait aussitôt culpabiliser.
Je souffle bruyamment comme pour faire sortir de moi toutes ces émotions négatives et pour arrêter de me torturer l'esprit. Pour l'instant, nous n'en sommes pas là. Restons dans le moment présent.
Mais je sais que toutes ses questions reviendront bien vite, et que je devrais les affronter un jour ou l'autre. Comme je devrais affronter les regards des gens et la stigmatisation qui en résultera.
03.02.21
Appartement 32, étage 3, HLM B, Quartier de Barking & Dagenham, LONDON – 09:12 pm.
Je me prends la tête entre les mains et souffle bruyamment. Ce texte écrit en français est en train de me donner un mal de crâne intense. Il date du XIXe siècle, et le vocabulaire est archaïque. Quelle idée de nous faire étudier un extrait d'un bouquin qui parle un français désuet ? Bon, j'exagère un peu mais tout de même !
Ma lampe posée sur mon bureau est la seule touche de lumière dans ma chambre. Je suis à deux doigts d'envoyer tout valser et d'aller me coucher tout de suite tant ça me brise les couilles. Ça fait une heure que j'y suis et il me reste que quelques questions auxquelles je dois répondre mais mon cerveau est en effusion et je n'arrive plus à comprendre quoi que ce soit. Bien sûr, je pourrais demander à Sarah de m'aider. Mais je veux la solliciter qu'en cas de dernier recours. Non pas que je sois trop fier, pas du tout, mais je me suis fait une promesse à moi-même : je veux y arriver par moi-même sans l'aide de personne. Ou presque.
Je suis sur le point de me replonger dans ce foutu texte lorsque mon téléphone vibre sur le bureau. Je le regarde un instant, avant de reporter mon attention sur la feuille de papier. Tu l'as retourné, Oscar, ça veut dire que tu dois pas le toucher. Pourtant, il est là et me nargue de son air supérieur. Une voix insidieuse s'immisce dans ma tête. Juste un instant.
J'abdique facilement et me jette dessus. Je reconnais tout de suite le logo de l'application d'où est issue la notification.
De : Passif discret
9:15 pm : Hey ça va ?
C'est qui lui ? Je fouille ma mémoire à la recherche de quelconques souvenirs tout en remontant la discussion. Soudain, je percute. Mathieu ! Je l'avais complètement oublié. En même temps, on ne s'est pas reparlé depuis qu'on s'est vu. Deux ou trois messages le lendemain et c'est tout. Mais c'est bizarre qu'il m'envoie quelque chose à cette heure-ci. J'hésite à lui répondre, puis je me souviens qu'il est possible de voir si le correspondant a lu le message.
À : Passif discret
9:17 pm : Salut, nickel et toi ?
La réponse est quasi instantanée.
De : Passif discret
9:18 pm : Ça va, même si la solitude se fait un peu ressentir ce soir. Pas toi ?
Je fronce les sourcils, un peu perdu. Je ne suis clairement pas dupe, on m'a fait ce petit jeu un nombre incalculable de fois. Mais que lui le fasse me rend perplexe. Je ne pensais pas que c'était son genre.
À : Passif discret
9:19 pm : Je travaille sur un devoir et je t'avoue que ça me prend la tête un peu. Besoin de souffler.
La petit coche pour signifier qu'il a lu mon message apparaît mais la réponse met du temps à venir. Je pose le téléphone et me plonge à demi dans le texte de Français. Mon portable vibre, la notification apparaît.
De : Passif discret
9:25 pm : Tu vas peut-être trouver ça déplacé vu l'heure et je comprends. Mais si tu en as envie, on pourrait se voir ce soir ? Quelque chose sans pression, juste histoire de tuer le temps.
Je me mordille la lèvre. Une onde d’excitation me secoue brusquement quand je repense à la dernière fois que nous nous sommes vus. C'était bien. Mais pas autant qu'avec Liam. Je me fustige mentalement aussitôt ; au diable, Liam ! Ce n'est qu'un gros con et tu ne veux plus le revoir.
Je jette un regard sur mon devoir. En soit, j'ai encore un peu le temps pour le terminer. Et j'ai presque fini. Une demi-heure demain et voilà.
Mais un dernier problème se dresse devant moi : une femme d'une quarantaine d'années aux cheveux blond vénitien et au regard acéré. Ma mère ne me laissera jamais partir vu l'heure. Quoique ce n'est pas la première fois que je pars en pleine soirée. Et puis, si je promets de rentrer assez tôt...
C'est décidé. Je saute de ma chaise, fouille mon armoire à la recherche d'un jean et d'un pull chaud, abandonne l'idée de dompter mes mèches folles et sors de ma chambre à pas de loup. J'entends la télévision dans le salon et sais que je ne pourrais pas éviter la discussion.
Je me racle la gorge.
— Maman, je sors, commencé-je d'une voix hésitante.
Elle lève brusquement la tête.
— Quoi ? Pourquoi ? Tu vas où ?
— Yannis et Max veulent faire une virée nocturne.
Premier mensonge. C'est déjà arrivé une fois et c'était vrai donc elle sera moins sur les gardes.
Elle me regarde, suspicieuse :
— Tu vas rentrer à quelle heure.
— Je ne sais pas... Minuit maximum, tenté-je, un air innocent sur le visage.
— Minuit ? (elle réfléchit.) D'accord. Mais fais attention à toi et je veux que tu me tiennes au courant quand tu es avec eux et quand tu pars.
— Promis ! Merci maman !
Elle bougonne mais je ne l'entends pas, occupé à prendre ma veste et à enfiler mes chaussures.
Je lâche un « bisous » avant que la porte de notre appartement ne claque dans mon dos. Je dévale les escaliers à toute vitesse et sors à l'air libre. J'envoie un message à Mathieu pour lui dire que j'arrive dans une dizaine de minutes et enfouis mes mains dans mes poches, prêt à braver la fraîcheur de la nuit.
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