Chapitre 11 - ALID
Il y a quelques heures à peine, la terre s'est ouverte sous mes pieds une nouvelle fois pour me précipiter dans un gouffre sans fond, dont, cette fois, je ne pense pas pouvoir ressortir.
À présent, je ne souhaite plus qu'une seule chose : me perdre dans le néant pour tout oublier. Partir dans un autre monde, où je peux supporter bien plus que le poids qui m'accable aujourd'hui. Je suis totalement submergée, je n'arrive plus à garder la tête hors de l'eau. Pourquoi cette annonce m'anéantit-elle autant ? Au fond de moi, je le savais déjà, non ? Sinon, comment expliquer que Willer m'ait autant hantée ces derniers mois ? Je n'arrivais pas à l'oublier tout simplement parce qu'il n'est jamais mort. Je n'ai jamais vraiment été débarassée de sa présence invisible. Sauf qu'encore une fois, l'espoir est la pire arme qui soit, la pire punition, et aujourd'hui, il représente pour moi la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Le visage enfoncé dans mes oreillers, après avoir regagné ma chambre je-ne-sais-comment, je craque enfin, et je me laisse aller.
Sauf que cette fois, ce ne sont pas seulement les larmes qui sortent, mais aussi tous les hurlements qui grondent en moi comme un orage violent et déstructeur. Je prends mon oreiller à deux mains et le projette contre le mur de toute la force dont je sois capable, mais ce n'est pas assez. Il ne produit même pas de son en heurtant le béton, c'est comme si je me défoulais sur de l'air : or, j'ai besoin, maintenant plus que jamais, de concret. J'ai besoin de voir des objets de briser, se tordre, d'entendre des claquements violents, pour m'assurer que je ne suis pas la seule à souffrir. Je vois rouge, cette douleur mentale est impossible à extraire de mon esprit, je n'ai aucun moyen de m'échapper... Je voudrais la convertir en douleur physique, pour pouvoir m'accrocher à quelque chose, je voudrais me concentrer sur autre chose, mais qu'ai-je à ma disposition ?
La réponse me vient immédiatement.
Mon corps.
Je me lève et, sans une hésitation, je fonce vers le mur pour abattre mes poings dessus. Et je tape, tout en continuant à hurler, ignorant la douleur de mes os qui craquent les uns après les autres. Bientôt, mes mains ne sont qu'un amalgam de sang et de chair déchirée. De longues coulées rouges strient le béton. La douleur se fait plus intense à chaque seconde qui passe, elle que je ne sentais même plus lorsque je tapais encore. Mais à force de me défouler sans parvenir pour autant à oublier Willer plus de quelques secondes, j'ai perdu mes dernières bribes d'énergie et je me sens peu à peu décliner. Mes paupières et mes joues, trempées de larmes, me brûlent lorsque la sueur s'y mélange. Mes dents sont toujours enfoncées profondément dans ma lèvre inférieure, mais ça ne sert plus à rien maintenant : c'est comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur. Je ne me sens plus la force de me battre. Taper contre le béton ne me procure plus aucune satisfaction. Les hurlements se sont taris.
Je n'ai qu'une envie, c'est me réfugier dans le sommeil, mais arriverai-je à le trouver dans l'état dans lequel je me trouve ? Je ne perds rien à essayer...
Alors je me dirige en titubant piteusement jusqu'à mon lit et m'y affale, tout en me cognant une énième fois le front contre le lit supérieur au passage. Cette souffrance là aussi, je l'ignore, et ce n'est pas vraiment difficile car elle est bien minime en comparaison de mes poings ravagés. Je me fais l'effet d'avoir tabassé quelqu'un sans avoir pu parvenir pour autant à trouver ma vengeance. Est-ce cette sensation là que j'aurais ressentie, si j'avais cédé à la tentation de me jeter sur Sacha, les premiers jours où j'ai appris sa trahison ? À cette époque-là, mes sentiments étaient déjà présents, mais ils étaient bien trop étouffés par ma rage et la douleur de ce nouvel échec.
Je meurs d'envie de courir dans ses bras, mais il me reste encore assez de lucidité pour m'en empêcher : personne ne doit savoir. C'est donc le mantra que je me répète en m'enfouissant sous les couvertures pour essayer de trouver quelques heures de repos.
La proposition qu'un agent infiltré de la DFAO m'a faite il y a maintenant une semaine était encore loin dans mon esprit...
*
Je me dirige d'un pas décidé vers l'avion qui m'attend, sur la piste de décollage.
Cette mission est emblématique pour moi : c'est la première fois que je m'apprête à prendre la tête d'une équipe d'intervention pour une mission importante. Vingt hommes seront sous mon contrôle, tenus d'obéir au moindre de mes ordres, et ce pouvoir me grise plus que jamais. C'est exactement comme je l'imaginais : l'ivresse des opérations de terrain, du risque et du danger, alliée au pouvoir de décision, crée un coctel explosif dans mes veines dont je pourrais presque croire qu'il me maintiendra éveillée pour le restant de mes jours. Comment s'endormir quand on a connu une telle expérience ?
Mais ce n'est pas vraiment le moment d'y penser. Allen a insisté auprès de Marshall pour que je ne mène pas cette mission, et même pour que je n'y participe pas, mais notre père de substitution n'a pas cédé sur ce point. Cette confiance qu'il place en moi me réchauffe presque autant que l'adrénaline familière, celle qui m'avait tant manquée depuis la dernière fois et que, malgré tous mes efforts, je n'ai pas su retrouver au centre d'entraînement. Rien ne vaudra jamais la réalité.
Je ne comprends toujours pas pourquoi mon frère s'obstine ainsi à me maintenir écartée de la seule chose qui me fasse vraiment vivre. Ce penchant agaçant a provoqué bon nombre de nos disputes et m'a souvent laissé le goût amer de la colère et du ressentiment dans la bouche. Mais aujourd'hui, je n'arrive pas à lui en vouloir, totalement absorbée par ma joie. La seule chose qui m'importe un tant soit peu à présent, c'est de faire mes preuves. Cette mission est également mon laissez-passer pour une carrière décisive au sein de l'Organisation, et la possibilité de venger les femmes des Sanctuaires en personne. Si je démontre suffisament mes talents et mon utilité, peut-être me retiendra-t-on pour des postes plus importants.
Avec détermination, mais en sachant que tout se joue aujourd'hui, que le moment tant attendu est enfin arrivé, je grimpe dans l'engin et m'installe à la seule place réservée : celle du meneur de mission, que j'occupe pour la première fois. Les autres soldats sont déjà là, à m'attendre, et cette fois, nulle trace d'irrespect dans leurs yeux : lorsqu'un enjeu aussi important se présente, tous font taire leurs doutes et l'impopularité que je subis au quotidien dans le complexe disparaît totalement. Ils se contenteront de suivre mes ordres, comme ceux de n'importe quel meneur, et cette certitude efface mes derniers doutes.
Cette fois, je ne m'attache pas, même lorsque l'avion décolle avec sa précieuse cargaison. Nous devons être prêts à sauter au moindre problème. J'ai fait des centaines de simulations de cette mission, j'ai revu le protocole jusqu'à tard le soir pour connaître mon rôle sur le bout des doigts, et je sais donc exactement ce qui nous attend, pourtant, j'ai encore l'impression troublante de plonger dans l'inconnu. Jamais cette sensation n'avait été aussi présente, dans aucune de mes missions précédentes. Elle est sûrement dûe à mes nouvelles responsabilités.
Au-dessus de nous, la trappe qui cache la piste de décollage aux yeux du monde s'ouvre lentement après les dernières vérifications du centre de contrôle, qui s'assure qu'aucun déploiement gouvernementale ne surveille la zone en ce moment même. Nous avons le feu vert, notre avion de transport comme les dix chasseurs qui s'apprêtent à nous suivre. Je prends une grande inspiration, que j'essaye de camoufler pour ne pas montrer ma peur. Au début de chaque mission, le meneur prend effectivement la parole pour récapituler les différentes étapes du plan et répondre à d'éventuelles questions de dernière minute. J'ai vu cette procédure se dérouler de nombreuses fois sous mes propres yeux, quand je n'étais encore qu'un soldat parmi d'autres, et maintenant que je suis au centre de l'attention, je n'ai qu'une peur : ne pas être à la hauteur. Cependant, je sais également que ne pas me lancer serait encore pire que de faire des erreurs. Je connecte mon Communicateur pour que tous puissent m'entendre, même ceux qui ne sont pas dans cet avion, et commence mon dicours avec hésitation :
- Le détachement est divisé en deux groupes. Le premier se compose de dix pilotes indépendants qui, à bord de nos meilleurs avions de chasse, auront pour mission d'abattre l'escorte de notre véritable cible, l'avion qui transporte des membres éminents du gouvernement américain jusqu'à Paris, puis de le forcer à se poser à terre. Au début de l'attaque, nous devrons être encore au-dessus de la mer, pour avoir ensuite suffisament de temps. Le deuxième groupe, c'est-à-dire ceux qui se trouvent avec moi ici (Nous sommes vingt-et-un en tout), remplira la deuxième partie de la mission si la première est achevée avec succès. L'avion de transport dans lequel nous nous trouvons nous déposera près du lieu d'atterrissage de notre cible : à ce moment-là, nous serons déjà en territoire français. Je répète qu'il est donc primordial, que la première équipe remplisse sa mission au plus vite, pour que nous ne nous rapprochions pas trop de Paris. Plus la distance sera élevée, moins nous serons repérables. Si la cible met trop de temps à se poser, nous serons contraints d'abandonner. Si le repli est ordonné, cinq des dix chasseurs reviendront le plus vite possible au QG, et les cinq autres resteront avec notre avion de transport pour nous escorter et nous défendre en cas d'attaque.
Je reprends brièvement mon souffle, déjà bien plus assurée qu'au début. Petit à petit, je sens la confiance monter en moi devant leurs yeux pleins de sérieux levés vers moi.
- Si tout se passe bien, nous nous poserons sans encombre près de la côte. Dès lors, la rapidité sera de mise, car la première équipe, restée en haut, ne pourra pas nous défendre indéfiniment contre la riposte du Gouvernement. Nous devons également prévoir le temps que nous mettrons à rentrer au QG, sachant que nous devons également nous assurer que nous ne sommes pas suivis au retour. Voilà pourquoi nous devons partir avant que les renforts de Paris n'arrivent, ce qui nous laisse une dizaine de minutes après l'atterrissage. À mon feu vert, la deuxième équipe ici présente devra donc s'introduire dans l'avion cible pour commencer à rapatrier les prisonniers. Vous avez le feu vert avec les soldats, mais évitez toute violence avec les politiciens ; n'oubliez pas que Marshall les veut intact pour faciliter une éventuelle coopération. Moins nous les brutaliserons, plus ils seront enclins à parler... là-bas. Je suppose que vous connaissez le reste de la procédure, je n'ai donc pas besoin de vous répéter de ne prononcer aucun nom et de ne rien révéler sur vous.
Quelques rires résonnent et je me détends complètement, de nouveau prise dans l'ivresse de la situation.
- Chaque personne que vous pourrez ramener au QG sera importante, même les gardes si vous pouvez en neutralisez un, mais je vous rappelle de privilégier les politiciens hauts placés. Je vous rappelle que nous ne connaissons pas l'identité de ceux qui se trouvent à l'intérieur : peut-être ferons-nous belles prises, peut-être ne s'agit-il que de nouveaux transferts. Mais ces détails se régleront sur place, bien évidemment. Enfin, dernière précision... ne vous faites pas capturer.
Nous volons depuis une heure et l'océan Atlantique est enfin en vue. Nous sommes même exactement dans les temps, puisque, s'il n'a pas de retard, l'avion cible devrait arriver d'ici une dizaine de minutes, ce qui nous laisse le temps de nous avancer au-dessus des flots, où l'attaque de la première équipe se déroulera. L'avion de passager vole effectivement bien plus lentement qu'un chasseur.
Malgré l'imminence du danger, je ne sens nulle peur dans mes veines, nulle angoisse. Mes responsabilités de meneuse sont oubliées depuis longtemps : dans le feu de l'action, je ne serai qu'une soldate parmi d'autres soldats, décidée à remplir sa mission jusqu'au bout pour servir sa cause.
J'excerce une légère pression sur mon Communicateur, fixé à mon oreille, pour ouvrir de nouveau une ligne avec la deuxième équipe. Cette fois cependant, je ne la refermerai plus, puisque je dois être en contact permanent avec eux jusqu'à la fin. Notre mort ou notre succès, toujours le même défi, toujours les mêmes possibilités. La capture n'est pas une option pour nous, puisque nous représenterions une source d'informations bien trop importante pour la DFAO. Si le Gouvernement prend le dessus, aujourd'hui comme depuis toujours, chacun d'entre nous devra se débrouiller pour mourir avant d'atteindre leurs salles d'interrogatoire.
Je me secoue et dirige mes pensées vers ce que je m'apprêtais à faire. Je ne dois pas me laisser déconcentrer.
- Equipe Bêta, commencé-je, vous avez le feu vert pour partir devant. N'oubliez pas de n'infliger aucun dommage à l'avion cible. Une fois tous les chasseurs adverses abattus, guidez la cible vers nous et forcez-là à atterir.
Je sais bien que je me répète, mais je n'arrive pas à m'en empêcher. Une émotion poignante me saisit quand je songe que ce sont là les derniers mots que j'adresse à certains d'entre eux. Une opération de cette ampleur, sans pertes humaines ? Impossible! Je voudrais leur dire que je les regretterai, comme tous les autres, malgré toutes nos différences et tout le mépris, l'indifférence dans le meilleur des cas, qu'ils m'ont toujours montré. Mais les sentiments ne rentrent pas en ligne de compte dans mon rôle de meneuse de mission. Je dois donc me contenter d'espèrer qu'ils saisiront le message alors que je les envoie à la mort.
- Bien reçu, meneuse, me confirment-ils un à un.
Puis le silence s'installe tandis que notre propre avion s'immobilise, pour attendre l'arrivée de la cible.
Du moins je l'espère.
Une vingtaine de minutes s'est encore écoulée quand plusieurs ombres apparaissent à l'horizon. D'après les rapports réguliers de l'équipe Alpha, ils ont perdu deux chasseurs dans l'attaque avant de parvenir à leurs fins : grâce à l'effet de surprise et à l'escorte réduite de la cible, en infériorité numérique, l'attaque s'est rapidement terminée. Les pertes que nous comptabilisons sont donc minimes, et honnêtement, je n'en espérais pas tant, mais je ne peux m'empêcher de me dire qu'elles n'auraient même pas dû exister. Sans la folie destructrice du Gouvernement, non, des Leaders, rien de tout cela ne serait jamais arrivé.
Je n'ai cependant pas le temps de m'appesantir sur la rage brûlante qui m'envahit à cette pensée car déjà, l'avion cible, pressé de nos huit chasseurs restants, commence à perdre de l'altitude. Nous le suivons tout en prenant garde à rester à sa vitesse, jusqu'à ce qu'enfin, il finisse par se poser sur la terre ferme. Je lâche un gros soupir de soulagement en réalisant que la première partie de la mission s'est bien déroulée, si l'on ignore les pertes humaines déplorées. C'est à nous de jouer.
- Equipe Bêta, restez toujours en contact avec moi, ne coupez les communications que si vous capturés. On y va.
Après avoir lancé ce dernier ordre, je me lève, ouvre la porte et sors dehors. Derrière moi, j'entends les hommes me suivre méthodiquement. Seul le cliquetis des armes et des bottes sur la grille métallique résonnent dans l'air. Puis, lorsque nous bondissons au sol pour nous séparer, le silence se fait totalement.
Je m'apprête à courir vers l'avion, en tête, quand une détonation assourdissante me vrille les oreilles.
À travers les débris qui volent déjà dans tous les sens, derniers vestiges de l'avion où se trouvaient nos cibles, j'ai le temps d'apercevoir, un peu plus loin, un jeune homme aux mèches blondes effilées plaquer une main écarlate sur son oeil droit d'où une rivière de sang jaillit pour éclabousser ses vêtements et sa bouche ouverte sur un hurlement immuable.
Puis je suis violemment projetée à terre par le souffle de l'explosion, et une chappe de noir tombe devant mes yeux en un éclair.
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