Chapitre 16 - SACHA
J'ai du mal à croire que j'existe encore.
Que je respire encore.
Et surtout, que je sois libéré de ma puce.
Depuis l'opération, depuis que j'ai rouvert des yeux ébahis sur un monde tout neuf, une étrange pression a disparu définitivement de mon esprit. Je me rends compte à présent qu'elle avait toujours été là, mais que je ne l'avais tout simplement pas remarquée, parce que j'y étais habitué. En même temps, si cette puce est dans mon cerveau depuis ma naissance, comment aurais-je pu voir la différence avec un esprit libéré ? Aujourd'hui, je goûte pour la première fois l'ivresse d'être seul maître à bord. Je n'ai plus peur de me faire contrôler. Je n'ai plus peur qu'on m'arrache brutalement ma volonté, comme ça m'est déjà arrivé plusieurs fois, et c'est une sensation merveilleuse.
Cependant, il manque encore quelque chose pour compléter le tableau, pour le rendre parfaitement parfait.
Astrid.
Je suis à présent réveillé depuis trois jours, mais elle n'est toujours pas venue me rendre visite. En un sens, je crois connaître la raison, mais elle est si douloureuse que je préfère ne pas y penser.
A-t-elle finalement décidé de renoncer à moi ? S'est-elle rendue compte qu'une relation entre nous deux est trop compliquée à maintenir en place, surtout avec tous les mauvais regards qu'elle risque de s'attirer ? Une douleur cuisante me déchire le coeur rien qu'à penser qu'elle ait pu abandonner si vite. Si facilement. Et plus je constate que ma rancoeur est bien réelle, plus je me sens égoïste de tirer des conclusions si hatives. Mais surtout, plus je me rends compte à quel point je me suis accrochée à elle en une nuit. Alors qu'avant elle était pour moi un idéal inaccessible, que j'aurais tout donné pour ne serait-ce que le frôler, je ne supporte à présent plus de l'imaginer loin de moi. Comme si sa présence à mes côtés était devenue un fait incontestable, qu'il serait inimaginable de briser. Comme si elle m'appartenait.
Et je me hais de formuler de telles pensées, mais elles sont tout de mêmes présentes. La vérité, c'est que je brûle de jalousie rien qu'à penser à son passé, à ce qu'elle a peut-être laissé derrière elle. Un autre Sacha... L'a-t-il contactée, pendant ce laps de temps ? A-t-il provoqué un flashback en elle, se souvient-elle de lui, maintenant qu'elle l'a vu ? Mais non, non, je ne dois pas non plus réfléchir ainsi. Pas au présent, comme si c'était la réalité, comme si tout ça s'était réellement produit. Je dois partir du principe qu'il existe une raison logique à tout ça. Je dois cesser de la considérer comme ma propriété, parce que mon pire cauchemar est de ressembler à ces hommes qui réservent leurs proies lors de bals. Je dois la laisser respirer, prendre son temps pour se décider. Je dois me contenter de ce que j'ai pour le moment, c'est-à-dire bien plus que ce que je mérite.
Je prends une profonde inspiration et me force à me calmer.
Après l'intervention médicale, pour éviter que le secret ne soit trahi et je pense aussi toutes sortes de représailles à mon égard, j'ai été installé là, à l'écart de tous les autres patients. Personne ne peut me voir à part un infirmier qui surveille régulièrement mes constantes et m'apporte mes repas. Quand je lui parle pour autre chose que les questions essentielles, il garde obstinément le silence, et j'ai l'impression que, comme tous les autres, lui non plus ne me porte pas particulièrement dans son coeur. Mais je commence à m'habituer à leur agressivité et leur méfiance, parce qu'en imaginant la situation inverse, je me dis que je réagirais exactement de la même manière. Cependant, je commence sérieusement à m'impatienter, cloué à ce lit alors que je me sens parfaitement bien. Qu'attendent-ils pour me faire sortir, pour me mettre à profit ? Je refuse de croire qu'ils ont assez de main d'oeuvre pour me mettre ainsi à l'écart. Après tout, le but de tout ça n'était-il pas de me convertir en véritable rebelle ? Ce n'est pas en restant enfermé, confiné dans une chambre d'hôpital, que je pourrai faire mes preuves.
Mais quand je rouvre les yeux, je ne suis plus seul, et ce n'est pas l'infirmier qui se tient à quelques pas de moi.
D'une trentaine d'années, l'homme qui m'observe chaleureusement, et aussi avec un brin de pitié, est le premier à ne me témoigner aucun dégoût depuis la décision de leur leader, et rien que pour ça, je ressens une profonde gratitude à son égard. Ses yeux bruns tachetés de poussière d'or me mettent immédiatement à l'aise, comme si nous n'étions pas ennemis il y a quelques jours à peine. Certes, je ne suis pas non plus ce qu'on pourrait appeler leur allié, plutôt entre les deux, mais il semble bien être le seul à comprendre que je ne leur veux aucun mal. Que le temps des trahisons est passé.
Au lieu de commencer à parler, comme je m'y attendais, il se retourne vers le petit lavabo qui se trouve dans son dos, et je me rends alors compte qu'il tient un verre en plastique à la main. Quelques secondes plus tard, ce même verre, mais cette fois plein à ras bord, se tient juste sous mon nez. Stupéfait par tant d'égards, j'hésite encore à le prendre quand il me rassure :
- Ne t'inquiètes pas, elle n'est pas empoisonnée.
Et c'est tout. Pas de grands discours réconfortants. Rien que ce brin d'humour.
Ce qui me convainc définitivement.
J'empoigne le gobelet et ce n'est que lorsque l'eau se met à couler dans ma gorge desséchée, fraiche et revigorante, que je me rends compte à quel point j'avais soif.
J'engloutis ainsi trois verres, qu'il remplit et me tend les uns après les autres sans broncher, sans montrer la moindre impatience, toujours le même demi-sourire apaisant sur les lèvres. Au quatrième gobelet, quand je commence enfin à saturer, je ne bois que la moitié avant de m'arrêter. Je ne sais alors plus vraiment quoi faire de mes mains, ni de mon regard, voulant éviter de le froisser alors qu'il a été si gentil avec moi. Comment me comporter comme ils le voudraient ? Que suis-je censé faire ? Je ne connais rien à ce monde. À vrai dire, je ne connais que la souffrance et la mort.
Non, ce n'est pas vrai, me souffle la petite voix de l'espoir. Tu as connu l'amour avec Astrid, et cette nuit-là, la violence ne faisait pas partie de ton coeur. Alors, tu vois ?
Ce constat me réchauffe instantanément le coeur, et je lève des yeux timides vers l'homme, qui me couve toujours toujours de son regard profond.
- Je m'appelle Jesse, déclare-t-il. À partir d'aujourd'hui, je serai ton mentor, surveillant et garde du corps jusqu'à ton intégration complète ici. Je te souhaite la bienvenue à l'Organisation.
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