Chapitre 25 - SACHA
Allongé sur mon lit, je pousse un gigantesque soupir, avant de me contenir en me rappelant que Jesse dors juste en-dessous. Il a insisté pour que je prenne la couchette du dessus en le faisant passer pour une simple préférence de sa part, mais je sais parfaitement que ce sont les ordres qu'il a reçus : dormir en bas pour pouvoir m'entendre si jamais j'essaye de filer en douce, et surtout, pour pouvoir réagir vite. Descendre les quelques barreaux de l'échelle qui mène en haut serait une énorme perte de temps, évidemment... J'ai presque envie de rire à cette pensée. Les premières nuits, il restait éveillé, mais avec le temps, une sorte de confiance s'est installée entre nous. Je suis peut-être toujours un traître aux yeux des autres mais, sans que je puisse encore me l'expliquer, Jesse semble avoir perçu toute ma sincérité et mon désir de m'intégrer.
Cependant, aujourd'hui, même notre toute nouvelle amitié n'arrive plus à me réconforter. Même si Marshall m'a affirmé qu'elle survivrait à ses quelques coupures et à sa commotion cérébrale, je ne cesse de m'inquiéter pour elle. Les rôles sont comme échangés, à présent : c'est elle qui est sur un lit d'hôpital, et moi dans une chambre du dortoir. À son réveil, si je suis présent, m'accueillera-t-elle comme la tueuse sans pitié qui me repousse depuis une semaine, ou bien comme celle qui s'est livrée à moi dans ma sombre cellule ? J'essaye de me convaincre que la seule chose qui compte, c'est sa survie, mais ça ne marche pas toujours, et cette nuit est un de ces moments où le désespoir reprend le dessus sur l'espoir. Certes, je ne souhaiterai jamais sa mort et je ne me mettrai jamais plus en travers de son bonheur après ce que j'ai fait, mais la voir s'épanouir loin de moi, sans aucune explication sur son départ, restera tout de même une des choses les plus douloureuses qu'il me soit jamais arrivé d'endurer.
Discrètement, je me relève et m'assois pour m'accouder au mur. Je pèse le pour et le contre avant d'allumer une petite lampe à lumière bleue et de la régler à la luminosité minimale : ainsi, je ne devrais pas trop déranger Jesse. Et puis, en plein milieu de la nuit, le sommeil est lourd. Alors, je saisis mon carnet de croquis - on m'a miraculeusement autorisé à le garder - et mes crayons, et me mets à dessiner, comme toujours quand il y a trop de choses à l'intérieur de moi. À ma grande surprise cependant, mes coups de crayon ne tracent pas le visage d'Astrid cette fois. Quand je comprends enfin vers quoi m'oriente mon esprit, je me fige, horrifié, tout en me demandant si je dois vraiment continuer ce dessin. Et si quelqu'un le trouvait ? Mais au fil des années, j'ai appris au moins une chose sur mon art : quand j'ai ainsi une inspiration subite, ne pas la suivre est une énorme erreur. Mes pensées continuent alors de tourner en boucle dans mon esprit, m'obsédant jusqu'à ce que je finisse par céder. Alors, aujourd'hui ou demain ? J'ai encore un petit espoir de réussir à m'endormir cette nuit.
Alors, petit à petit, je laisse les traits de mon père apparaître sur le papier, des reflets blonds de ses cheveux jusqu'à ses yeux verts dont je n'ai hérité que quelques pépites. Son sourire carnassier s'étire au milieu de son visage, légèrement décallé vers la droite, comme toujours. Je ne peux pas nier que c'est un homme séduisant au premier abord, et c'est d'ailleurs sans doute ce qui l'a aidé à devenir Leader de Chicago : après tout, dans notre nouvel société, l'apparence compte plus que tout, et celle de mon père et un véritable piège à mouche irrésistible. Il possède également un charisme naturel ; bref, toutes les qualités recquises pour un embobiner n'importe qui et lui faire croire le plus gros mensonge jamais inventé.
Nouveau soupir.
Evidemment, il a fallu que j'hérite de tous ses défauts et d'aucune de ses qualités. Moi, charismatique ? Mais en vérité, en ai-je vraiment envie ? Si j'avais possédé les mêmes qualités de meneur que lui, je serais devenu encore plus retors que je ne le suis aujourd'hui, et j'aurais peut-être conservé ma place politique. Et puis, je ne souhaite pas vraiment être un manipulateur ; depuis que j'ai rencontré Astrid, la vérité m'apparaît comme bien plus importante, et surtout, bien plus puissante. Je lève les yeux au ciel pour moi-même à cette pensée. Une petite voix sournoise en moi ricane alors : La vérité ? Comment peux-tu te prétendre son défenseur quand tu n'oses même pas lui avouer ce qu'elle a elle-même fait ? Tu préfères peut-être qu'elle l'apprenne dans un de ses flashbacks ? Tu sais que ça la détruira. Alors cesse d'être égoïste pour essayer de préserver le peu de bonheur que vous avez tous les deux, et laisse-la s'éloigner quand son passé la rattrapera. La voilà, ta vérité...
***
- ... alors, il m'a pris par le bras et m'a annoncé...
C'est la seule chose que j'arrive à entendre avant que la voix de Jesse ne s'éteigne à nouveau dans la brume. C'est plus fort que moi, ce matin, je n'arrive à me concentrer sur rien. Je ne brûle que d'une seule envie : courir à l'hôpital pour constater l'état d'Astrid. Mais depuis leur retour de mission, on m'interdit formellement de la voir. Je n'ai pu l'apercevoir qu'une seule fois, quand elle a été transportée en urgence de la piste d'atterrissage jusqu'à l'hôpital sur un brancard.
À l'heure qu'il est, elle doit sûrement s'être réveillée depuis longtemps, et à mon goût, Marshall ne me tient pas suffisament au courant. Pourquoi ne vient-il pas me voir ?
Je me fais ces réflexions empreintes de rancoeur tout en saisissant une nouvelle caisse sur le chariot, puis je pénètre dans l'immense salle qui sert d'entrepôt. Aujourd'hui, une nouvelle fournée de toutes sortes d'affaires doit être rangée là, et c'est moi et Jesse qu'on a assigné au rangement. Le travail est long, monotone, et fatiguant, car certaines caisses pèsent une bonne vingtaine de kilos. Des fois, nous devons les transporter à deux. Mais en même temps, j'apprécie ce moment de solitude, loin du brouhaha et de l'agitation, seul avec mon mentor qui, lui au moins, ne ressent aucun besoin de me poser mille questions. Plus le temps passe, et plus ma reconnaissance et mon admiration pour lui grandissent.
Soudain, une envie irrépressible me pousse à lui poser la question qui me trotte dans la tête depuis si longtemps. J'hésite à peine, sachant que devant lui, je peux tout à fait dévoiler mon affection - je le soupçonne d'avoir découvert notre secret, à Astrid et moi, dès le premier jour où il a posé les yeux sur moi.
- Jesse, comment réagira-t-elle quand elle sortira ? Tu sais, après mon opération, elle était sûrement très occupée à cause de la mission, mais maintenant... elle n'a plus vraiment d'excuse.
- D'excuse ? fait-il avec une moue amusée. Sacha, même si c'est dur à entendre, il est évident qu'elle t'évite, et qu'elle ne se cherche nulle excuse à ça. Et d'ailleurs, pourquoi le devrait-elle ? Écoute, je ne connais pas plus les raisons de son comportement que toi, mais crois-moi, si vous êtes vraiment destinés à être ensemble, alors un peu de persévérance de ta part et elle reviendra. Et si tu me demandes un conseil, je n'en ai qu'un seul : ne l'abandonnes jamais.
Je baisse la tête vers la caisse suivante, à la fois déprimé et rassénéré par ses paroles. Mais maintenant, c'est une autre question qui me trotte dans la tête : sommes-nous vraiment destinés à être ensemble ?
Ce qui m'apparaissait comme une évidence il y a quelques jours encore n'est plus qu'un enchevêtrement de doutes.
***
Une main se pose sur mon épaule, me faisant sursauter.
Je me retourne d'un bond et découvre le leader de l'Organisation, Marshall, derrière moi.
Aussitôt, une vague de culpabilité m'envahit, mais je me reprends bien vite en me rappelant que nous avons fini de décharger le chargement. Je n'ai aucune raison de m'en vouloir de prendre une petite pause. Je ne suis pas surhumain, et je suis sûr que Marshall peut comprendre ça. Malgré tout, les regards mauvais et les insultes qu'on me lance sans arrêt m'ont habitué à toujours me sentir mal, à toujours penser que je ne fais pas assez. Bien souvent, je me pousse tellement à bout que, le soir venu, je m'effondre de fatigue sans même prendre la peine de dire bonne nuit à Jesse. Sauf, bien sûr, les nuits où mes démons se réveillent, me maintenant éveillé parfois jusqu'au matin. Mais ces nuits sont rares à cause de la charge de travail phénoménale qu'on me colle sur le dos. Heureusement que Jesse est là pour m'épauler, physiquement comme mentalement...
Marshall me regarde fixement de ses yeux bleus profonds, comme à son habitude. Je dois m'empêcher littéralement de l'abreuver de toutes les questions qui me brûlent les lèvres. De toute manière, une seule compte vraiment : comment va-t-elle ? Comment va Astrid ?
Comme s'il lisait dans mes pensées, il hoche la tête d'un air à la fois grave et contrit et commence :
- Astrid se remet lentement. En plus de la commotion cérébrale, l'un de ses tympans a été sévèrement endommagé, et nous avons dû l'opérer en urgence pour sauver son ouïe. Elle est actuellement en caisson de guérison accélérée, mais les médecins pensent la faire sortir d'ici une petite semaine. Mais ne t'inquiètes pas trop pour elle... ta vie est bien assez compliquée comme ça...
Il marque une petite pause et je devine qu'il n'est pas venu seulement pour me donner des nouvelles d'Astrid. Accoudé au chariot, Jesse fait semblant d'être captivé par son Communicateur, mais je sais qu'il écoute attentivement cette conversation, sans en perdre une miette.
- Merci, articulé-je malgré ma gorge serrée de savoir qu'elle s'est fait opérer.
Tout aurait pu mal tourner... mais je sais que ce n'est pas ce que je pense vraiment, simplement ma paranoïa naturelle quand il s'agit d'elle qui parle à ma place.
- Et ...? poursuis-je alors, sachant qu'il y a autre chose.
Marshall pousse un soupir et détourne les yeux une fraction de seconde. Je devine qu'il a dû se battre pour pouvoir m'annoncer cette nouvelle, et je ne l'en remercie que d'autant plus ; je sais qu'il a dû affronter le mécontentement de beaucoup de rebelles pour obtenir cette sorte de libération conditionnelle.
- Et, reprend-t-il, j'ai également autre chose à te dire. Je veux cependant que tu saches que je ne suis plus le seul à penser ça. Beaucoup de personnes ont été impressionnées par l'aide que tu as apportée, lors de la mission Diane. Plus les jours passent, plus la nouvelle se répand, moins ta place ici est controversée. Tu as sauvé bien des vies grâce à ta prévention : les membres de l'équipe sur place, mais aussi Diane, ou encore les pilotes qui devaient les récupérer ensuite. Ils ne s'en seraient pas sortis vivants non plus. De plus, tu nous as fourni les plans de Chicago sans rien exiger en échange, ce qui, je ne te le cache plus, nous a évité beaucoup de morts inutiles. Et puis... je crois Astrid quand elle me dit que tu es digne de confiance.
Ses compliments me réchauffent, mais plus que tout, c'est de savoir qu'Astrid me défend toujours qui met du baume à mon coeur blessé. L'espace d'un instant, j'entrevois peut-être ce qu'il s'apprête à me dire. Cependant, j'ai encore trop peur pour espérer. Je ne veux pas que tous mes espoirs se brisent une nouvelle fois, alors je le laisse tranquillement continuer, malgré la joie mêlée de crainte qui enserre mon coeur jusqu'à l'étouffer. Je sens les larmes me monter aux yeux lorsque j'entends ses paroles suivantes :
- Adam et Aaron, que tu as déjà rencontrés sont d'accord avec moi pour dire que tu mérites ta liberté, et que tu l'as prouvé. Nous pensons également que tu pourrais être un atout de taille si tu intégrais nos rangs en tant que soldat. Evidemment, étant donné les discriminations dont tu es la cible, il serait normal pour toi de refuser cette proposition, et je ne t'en empêcherai pas. Ceci est ma première et ma dernière proposition, alors réfléchis bien. Si tu acceptes, tu auras accès au centre d'entraînement selon les mêmes règles que tout le monde, et Jesse ne sera plus obligé de te surveiller. Nous examinerons ensuite ton cas, et nous te sélectionnerons peut-être pour la suite.
Je laisse le silence s'installer tandis que je rumine ses paroles. Bien sûr, je ne compte en aucun cas refuser sa proposition si généreuse, qui me permettra peut-être de me rapprocher d'Astrid. De plus, je tiens là une occasion en or de me venger des véritables coupables : le Gouvernement, mon père, Christian Carren... Au final, je n'étais peut-être tout simplement pas fait pour la vie de politicien, même si je ne brille pas non plus par mes capacités au combat. Je suis loin d'égaler Astrid, mais je sais que ma détermination comblera la différence.
Cependant, j'ai besoin de temps pour penser à autre chose : la suite, que Marshall vient de me mentionner. Venant de cet homme qui semble ne jamais faire aucune erreur, qui pèse chaque mot avant de le prononcer parce qu'il connaît l'impact qu'ils peuvent avoir, je comprends qu'il vient de me donner un indice silencieux. Les plans de Chicago, toute cette agitation... je n'ai pas vraiment de preuves concrètes, mais je ressens au fond de moi qu'une attaque de grande ampleur se prépare contre le Gouvernement. Un tournant décisif contre la guerre. Voilà la suite, telle que Marshall l'envisage. Et il est en train de me dire que, peut-être, je pourrai avoir une importance là-dedans. J'ai pourtant une dernière question à poser, avant de lui donner mon consentement :
- Et Astrid ? Quel rôle aura-t-elle dans tout ça ?
Il hésite, ferme les yeux un peu plus longtemps que d'habitude. Quand il les rouvre, c'est pour me répondre :
- Le plus important.
Encore une petite pause.
- Avec son frère, Allen. Je ne peux pas t'en révéler plus.
Je hoche la tête tandis qu'une nouvelle idée commence à se faire jour dans mon esprit.
- Marshall, j'ai une requête concernant cette mission, même si j'ai bien compris ne pas être en position de la faire.
Je ne sais pas jusqu'où je peux pousser le bouchon avec lui. Il a déjà fait montre d'une grande patience en m'accordant tous mes caprices, me sortant de ma cellule en premier lieu. Mais je lis dans son regard un tel amour pour Astrid et Allen, un tel attachement, que je ne doute pas qu'il m'accordera ce que je demande. Après tout, avec ma proposition, je sauve peut-être la vie de l'un d'entre eux...
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