Chapitre 3 - ALID
Mon coeur manque un battement, et j'ai même l'impression qu'il va définitivement s'arrêter quand un sombre pressentiment m'étreint. La peur, glacée, rampe sous ma peau et fige mon cerveau.
Je ne sais pas comment, mais je connais déjà l'identité de celui qui me contacte. Peut-être parce qu'il me laisse tranquille depuis trop longtemps déjà ? Peut-être parce que le calme ne pouvait durer indéfiniment ? Mais quoi qu'il en soit, mon passé et mes décisions ont décidé de me rattraper aujourd'hui, gâchant cet ultime moment de bonheur avant même qu'il n'ait commencé.
Je sais que je ne peux pas ignorer cet appel. Ce traître me surveille sans doute de très près et tant que je ne connais pas exactement sa position au sein de l'Organisation, je ne peux prendre aucun risque. Je refuse de croire que ce n'est qu'une coïncidence : il est évident qu'il a attendu exprès ma sortie de l'hôpital pour me contacter, ce qui signifie également qu'il sait que je suis disponible. Non, décidément, ne pas répondre serait une erreur. Et puis, de toute manière, le mal est fait à présent. Même si j'allais voir ma mère maintenant, mon esprit serait hanté par cet appel et ses conséquences. Je veux la voir un jour où je serai libérée de tout le reste, ce qui n'est pas prêt d'arriver, à l'évidence.
Mais il reste une dernière variable à prendre en compte.
Allen.
Tous ces efforts que j'ai fait durant la journée, pour ne pas le décevoir ou le repousser, s'apprêtent à partir en fumée. Comment prendra-t-il le fait que je l'abandonne pour un appel qui durera sûrement très longtemps, au moment où nous nous apprêtons à aller voir Diane ? Probablement très mal. Mais il y a pire encore : obligée de m'éloigner de lui, de lui cacher ma conversation, je vais forcément éveiller ses soupçons. À qui pourrais-je bien parler pour que j'en fasse un tel mystère ?
Je n'ai pourtant pas le temps de tergiverser : j'ai déjà attendu trop longtemps, et la peur que la sonnerie ne cesse se fait de plus en plus pressante à chaque seconde qui passe. D'une main complètement paniquée, j'extirpe mon Communicateur de ma poche - on me l'a rendu ce matin en même temps que mes vêtements - et je prononce la phrase familière :
- Prends l'appel. Enlève le haut-parleur.
Puis j'accroche le petit appareil à mon oreille, lance un regard suppliant à Allen en espérant qu'il me pardonnera et m'enfuis dans le couloir, vers la porte de sortie.
Loin de lui.
J'ai déjà déboulé dans le dortoir principal quand la voix retentit dans mes oreilles :
- Alors Astrid, aurais-tu des doutes ? N'oublie pas que tu es sur le fil du rasoir, un rien pourrait me décider à faire certaines... révélations.
Bien qu'il n'y ait pas le haut-parleur, je ne peux pas m'empêcher de paniquer à l'idée que quelqu'un m'entende. Ce pourrait être cet infirmier, là, qui apporte un plateau-repas à un patient, ou encore ce médecin qui traverse la salle d'un pas pressé. N'importe qui, en fait. Je dois d'abord m'isoler dans un lieu sûr, loin de toute oreille indiscrète. Avant que mon interlocuteur n'ait le temps de continuer, je prends les devants, réfléchissant à toute vitesse pour déterminer qui sera mon alibi. Une fois de plus, je maudis mon manque de contact : si seulement je ne m'étais pas autant repliée sur moi-même, je n'aurais même pas eu besoin de me creuser la tête pour trouver quelqu'un. Finalement, je me décide pour la simplicité, sachant que le temps presse :
- Écoute, je ne peux pas trop, là! Je suis en plein milieu de l'hôpital, tu as oublié ? Attends, je sors dans le couloir, et ensuite on pourra parler de ta nouvelle fameuse recette.
Je suis bien consciente que tout le monde me connaît comme le loup blanc ici, et que je ne suis pas vraiment censée parler recette avec qui que ce soit, mais c'est mieux que rien, et le message ne pourrait être plus clair pour mon interlocuteur. Je bouscule un autre infirmier avant de parvenir enfin à la sortie, où je crains un instant d'être arrêtée. Mais heureusement, il n'y a aucun garde, et je déboule dans un des couloirs principaux, d'où je bifurque à droite pour rejoindre les entrepôts. Généralement, c'est dans cette zone qu'il y a le moins de monde. Dans mon oreille, le silence plane, et je lance un remerciement silencieux au ciel. Je n'ose imaginer la situation s'il avait continué à me poser des questions compromettantes, me forçant à y répondre sous peine de dévoiler tous mes secrets. J'aurais alors été complètement coincée.
Quand enfin j'arrive devant la porte de l'immense réserve, je colle mon Communicateur contre le détecteur avec le fol espoir que je pourrai rentrer, mais Marshall m'en a interdit l'entrée depuis que je suis allée y voler le carnet à dessin. Du moins, je le soupçonne, même si je ne comprends pas comment il peut être au courant. A-t-il rendu une visite à Sacha en secret, ce qui expliquerait pourquoi il a subitement cédé à ma requête ? Je n'ai cependant pas le temps d'y réfléchir. Epuisée par ma course - je ne suis pas encore totalement remise de mon séjour à l'hôpital -, je prends le temps de reprendre mon souffle avant de déclarer d'une voix abrupte où perce toute ma vulnérabilité, à mon grand désespoir :
- Alors ? Qu'est-ce que tu veux, cette fois ?
- Ce que tu m'as promis.
Mais j'hésite encore. Accepter ce pacte diabolique était une chose, livrer réellement ces informations qu'il va me demander en est encore une autre. Aurai-je la force de trahir tout ce qui m'est cher, juste pour quoi ? Et puis je me rappelle ce qui m'attend si je n'en fais rien, et je sens ma détermination se raffermir. Il faudra bien que j'avoue un jour à Sacha ce que je lui ai fait, et ce sera la fin de tout entre nous deux. Je comprends soudain que tous ces secrets que je cache et accumule depuis mon arrivée ici, et même bien avant, sont ma pire faiblesse. Si l'Organisation gagne, ce qui m'a l'air en soit très peu probable, je finirai mes jours isolée de tous. Avec cette solution, j'évite une mort certaine à beaucoup d'entre nous.
Je prends une grande inspiration et commence à poser mes nouvelles conditions :
- J'ai d'abord quelques modifications à apporter. Je veux plus que mon opération. Ce terme est bien trop vague. Premièrement, je veux également mon immunité, la certitude que je pourrai recommencer une vie loin de tout sans que le Gouvernement ne s'en mêle plus. Vous effacerez ma mémoire afin que je ne garde aucun souvenir de mon ancienne vie... de tout ça. Mais ce n'est pas tout! J'exige également l'immunité pour l'Organisation en elle-même. Pas de torture, pas de captures injustes. Une fois que vous nous aurez réduits à néant pour de bon, de toute manière, ça ne vous servirait à rien. Et...
Je me creuse la tête tant qu'il en est encore tant. Que demander de plus, à part la certitude que mes camarades ne seront pas touchés par ma trahison, du moins pas physiquement ? Je n'arrive pas à croire que, dans quelques jours, tout sera fini. Le temps que la DFAO monte l'opération qui détruira le QG, en quelque sorte. Et moi, dans tout ça, je devrai mentir à la face de tous, faire semblant de n'avoir rien vu venir, alors que je serai la cause de ce désastre. Je me mords la lèvre jusqu'au sang pour empêcher mes larmes de couler, tout en attendant la réponse de mon interlocuteur.
- Très bien. Tu auras ce que tu veux. Cependant, si l'Organisation nous attaque, nous nous défendrons, et les morts qui en résulteront peut-être seront alors extérieurs à notre accord. La seule chose que je peux te promettre, c'est que ceux restés dans votre base seront intouchés.
Hystérique, sur les nerfs, je manque d'éclater de rire sans bien savoir pourquoi. Pleurer, rire, de toute manière, quelle différence ? Je suis perdue...
- Alors... c'est d'accord.
- Bien, bien. Tu as pris la bonne décision, Astrid, me susurre-t-il.
Cependant, à ma grande stupéfaction, il ne me demande pas où se trouve le QG de l'Organisation. Au contraire... comme s'il souhaitait notre attaque, et je comprends alors que je me suis fait piéger :
- Alors maintenant, parle-moi un peu de ce fameux plan, que vous montez depuis si longtemps.
Je serre les dents, mais il est trop tard, mes joues sont déjà détrempées. Qu'est-ce que je viens de faire ? Je ne peux ni revenir sur notre accord, ni empêcher l'attaque de l'Organisation de l'intérieur, puisque je passerais pour une traître... ce que je suis, en vérité. Je ne peux même pas mettre Marshall discrètement en garde : il verrait immédiatement que je cherche à retarder l'échéance, et se douterait de quelque chose. Ils sont tous bien trop intelligents pour se laisser berner ainsi. Et quand sonnera l'heure du départ, je saurai que je les envoie à la mort, puisqu'il vient de me préciser que ces pertes ne rentrent pas dans le cadre du contrat. Avertis, les soldats du Gouvernement auront sûrement pour ordre de faire le plus de victimes possibles. Je ne peux rien faire pour empêcher cette hécatombe.
- Quoi, précisément ? Dites-moi ce que vous voulez savoir, putain!
Je sais que je commence à perdre mon sang-froid, qu'il n'est pas bon de m'énerver ainsi, de lui livrer ma faiblesse sur un plateau, mais je suis totalement hors de contrôle. Est-ce que mes larmes percent dans ma voix ? Est-ce qu'il voit le gouffre dans lequel il vient de me jeter, de là où il se trouve ? N'a-t-il donc aucune pitié ?
- Puisque tu insistes... finit-il par me répondre. Alors, tout d'abord, pour quand est donc prévue cette attaque ?
Je bafouille une réponse à peine cohérente. Panique. Et s'il ne me posait que des questions auxquelles je suis incapable de répondre ? Il me dénoncerait aussi sec, pensant que je l'ai piégé. Ce serait une fin encore plus brutale que tout ce que j'aurais pu imaginer.
- Quoi ?
Il commence à être agacé, je le sens, ce qui signifie que je n'ai plus beaucoup de temps pour faire mes preuves.
- Je... je ne sais pas. Nous ne sommes pas encore prêts, alors pas avant... pas avant plusieurs semaines. Il nous faut encore préparer toutes les équipes, certaines pièces du puzzle sont manquantes.
- Quelle est la cible ? enchaîne-t-il immédiatement, sans plus laisser filtrer aucune émotion, comme si mon échec retentissant ne lui faisait ni chaud ni froid.
Trop contente de m'en être tirée à si bon compte, je laisse échapper les mots sans même me rendre compte de ce que je fais.
- Chicago. Le Centre de Contrôle des Puces.
Et voilà.
En quelques secondes, je viens de trahir des années et des années de travail, une odyssée pauffinée de toutes parts, dans laquelle j'ai pris part, et surtout, pour laquelle j'ai sacrifié mon âme. Cette révélation me frappe de plein fouet, comme si je m'étais pris une balle droit dans le coeur.
Je suffoque.
Qu'est-ce que j'ai fait ?
Cette question cruelle n'arrête pas de résonner dans mon crâne, toujours de plus en plus forte, si bien que je n'entends rien de la réponse de mon interlocuteur. Tant mieux, puisque j'ai la forte impression qu'elle ne m'était pas destinée.
Tant mieux, parce qu'à présent, je me dégoûte encore plus qu'avant. Ce que j'ai fait à Sacha dans le passé ne justifie pas cette trahison que je viens de commettre. Je suis engloutie sous une tonne de remords, sauf qu'il est trop tard. Même si je ne le pensais pas, j'aurais dû me rendre compte qu'il était encore temps de faire marche arrière tout à l'heure. Maintenant, oui, il est réllement trop tard.
- Astrid, je n'ai pas tout mon temps! me presse soudain l'homme, me ramenant à la réalité. Je te le répète une dernière fois : comment avez-vous eu ces informations ?
Pour la première fois, c'est à lui d'avoir peur, et je me nourris de cette sensation qui me parvient à travers sa voix. Même si ça peut sembler sadique, rien ne pourrait mieux me redonner des forces. C'est donc dans sa panique que je puise le courage de surmonter la mienne. Je soupèse soigneusement mes paroles suivantes. Si nous avions une taupe à l'intérieur de la DFAO, la trahir serait encore plus barbare et monstrueux que tout ce que j'ai fait jusque là. Je passerais complètement de leur côté. Mais en l'occurence, cette taupe n'était autre que moi, et à présent, je suis hors de danger. Quel mal y aurait-il à leur révéler qu'il s'agit de Willer ? De toute manière, ils ne tarderont pas à l'apprendre, une fois qu'ils auront réduit à néant nos dernières chances de réussite.
- Willer, lâché-je, presque satisfaite pour une fois, parce que je sais qu'une fois la victoire de la DFAO assurée, lui qui ne fait pas partie de l'accord sera sévèrement puni pour sa traîtrise.
De réconfort en réconfort, je me traîne ainsi jusqu'en haut de la falaise abrupte de ma vie, et finis enfin par échouer, tremblante, exténuée, sur la terre ferme.
Un ange passe, mais je ne m'en rends pas non plus compte. Je suis trop perdue dans mes pensées, je me suis totalement repliée sur moi-même, ne sortant de ma léthargie que pour répondre à la question suivante. Et c'est d'ailleurs ce qui se passe ensuite :
- Comment comptez-vous vous infiltrer dans le Quartier du Gouvernement ? Est-ce que tu seras sur place ?
Une autre possibilité m'apparaît soudain, alors que je croyais tout définitivement perdu. Peut-être puis-je jouer sur cette confiance qu'il place en moi. Peut-être puis-je faire en sorte de lui donner de fausses informations, pour le détromper, même si nous avons déjà perdu le gigantesque avantage de la surprise. Peut-être puis-je encore réparer mon erreur, et si jamais nous échouons malgré tout, leur immunité ainsi que la mienne sera toujours valable. Je sens l'espoir s'allumer de nouveau dans mon coeur, et je réponds en accentuant le plus possible le tremblement de ma voix, pour ne pas laisser paraître toute ma joie fébrile :
- Je... je ne sais pas!
Ma voix monte dans les aigus, j'espère simplement que je n'en fais pas un peu trop.
- On ne me dit rien depuis que je suis revenue. J'en sais très peu, je... je suis complètement... écoutez, je veux juste laisser tout ça derrière moi. Cette vie n'est pas faite pour moi. Pour Astrid peut-être, oui, mais pas pour Alexy. Je le sens depuis le début, depuis que je connais le fin mot de l'histoire, que je voudrais juste retourner dans les Résidences pour achever ce que j'avais commencé. Être un homme. Un homme comme tous les autres.
- Alors réponds à cette question! gronde-t-il.
- Je ne sais pas! gémis-je de nouveau. Ils ne me font pas confiance, je ne suis au courant de rien. Je sais juste qu'ils comptent attaquer Chicago, et le Centre de Contrôle des Puces, parce que c'est le principal et que tout le monde, même les plus insignifiants, le sait.
J'abats ma dernière carte. Me croira-t-il, alors que pendant tout ce temps, j'ai toujours été pour eux le visage de la rebellion ?
Un murmure lointain me parvient, indistinct, que je n'arrive pas à identifier, et pourtant étrangement familier. Mais il est si ténu que je secoue la tête, persuadée d'avoir rêvé, ce qui le fait disparaître et me conforte dans ma supposition. La seconde d'après, l'homme reprend :
- Tu as rempli ta part du contrat, annonce-t-il. Ceci est notre dernière communication. Ne tente pas de me recontacter, et j'en ferai de même. De toute manière, tu ne pourras même pas retrouver la ligne que j'ai utilisée, alors si tu t'avises d'essayer, tes supérieurs, qui surveillent probablement le moindre de tes faits et gestes, se rendront immédiatement compte que tu envoies un signal à l'extérieur. Félicitations, Alexy, tu viens officiellement d'entrer dans le monde des hommes.
Puis la communication s'interrompt.
Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer, sûrement aucun des deux. En tous cas, c'est comme ça que je me sens : vide.
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