Chapitre 4 - ALLEN

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Je cligne des yeux, éberlué, mais avant que je puisse esquisser le moindre geste, elle a déjà disparu de mon champ de vision. Il ne reste plus rien d'elle, dans ce couloir. Juste moi, son frère. Mais suis-je encore une partie d'elle ? On dirait qu'elle m'a définitivement oublié. Je ne compte donc vraiment plus à ses yeux ? Du moins est-ce l'impression que j'ai : depuis ce matin, rien que me cotoyer semble être un effort immense à ses yeux. Je vois bien qu'être gentille avec moi la fait souffrir. Et maintenant, elle vient de craquer. Je devrais me demander pourquoi cet appel a-t-il été un déclencheur, et surtout, qui était à l'autre bout de la ligne, mais je n'arrive à penser qu'à une seule chose : après avoir résisté pendant une semaine entière pour ne pas la trahir, dois-je aller voir Diane à présent qu'elle m'a abandonné une nouvelle fois ? Après tout, ça ne serait que justice, mais je l'aime encore trop pour ne pas souffrir à cette idée. Parfois, j'aimerais tant être une personne insensible, qui ne se soucierait pas autant d'elle et aurait abandonné depuis longtemps. Mais le fait est que ce n'est pas moi. Que jamais je ne pourrai la laisser tomber.

Je m'écroule contre la porte, toujours verrouillée, et me prépare à une longue attente, qui ne verra de toute manière jamais son retour.

Maman, pardonne-moi, pardonne-moi, même si je sais que tu me comprends, où que tu sois. Après tout, je suis son frère, mais tu es sa mère, même si tu ne nous as vus que quelques minutes dans ta vie. Non ? Non ?

*

Comme prévu, je patiente depuis plusieurs heures maintenant, sans succès. Diane doit déjà dormir depuis longtemps de l'autre côté de cette porte. Je pense à mon lit froid qui m'attend à la fin de cette série de couloirs sombres, et je me dis que ce sol bétonné est encore mieux que la solitude. Ironique, étant donné qu'ici aussi, techniquement, je suis seul. Mais pour la première fois, ce n'est pas ainsi que je le ressens. Oui, je ne suis toujours pas allé la voir, je ne connais toujours pas son visage, je n'ai toujours pas le son de sa voix en tête, mais je sais que seuls quelques mètres nous séparent, et ça me suffit pour combler le grand vide qui se creuse dans ma poitrine petit à petit. À défaut d'une soeur, voilà que j'ai récupéré une mère. J'espère simplement qu'elle aussi ne détruira pas mes illusions.

Il ne reste plus beaucoup de temps, après tout. À peine assez pour nous préparer, en tous cas, avant le grand final. Serai-je à la hauteur ? Oui, mais elle ? Est-elle assez forte ? Avant, j'étais encore persuadé que, malgré tout ce qui se passait, je ne pouvais pas la priver de cette vengeance, de cet aboutissement. Mais aujourd'hui, que suis-je censé penser ? Elle ne paraît même plus assez saine d'esprit pour se contrôler, même si ça me fait mal de l'admettre. Je sais que mes réflexions sont cruelles, je sais qu'elles ne sont sûrement pas dictées par la raison, parce qu'en y regardant bien, Astrid est parfaitement capable de mener cette mission jusqu'au bout - elle l'a déjà prouvé en sortant notre mère des griffes de la DFAO. Je crois simplement que j'ai besoin d'évacuer, parce qu'au final, c'est à mon tour de craquer. Je ne supporte plus la pression constante qu'elle me met, je ne supporte plus de voir ses yeux gris tour à tour vides, colériques, troubles, perdus... J'ai trop mal.

Je comprends enfin à quel point ma soeur est toxique.

Je comprends enfin qu'il me reste le choix, finalement : rester à ses côtés, sombrer avec elle, ou sauver ma propre vie, mais quelle vie serait-ce ? Je resterais hanté par les remords. Non, non, ce n'est même pas une solution envisageable. Il ne reste donc plus qu'une seule option, puisque l'autre est immédiatement éliminée. Voilà. Ma destinée est toute tracée.

Je pousse un énorme soupir, me roule en boule et me prépare à passer une longue nuit sans sommeil.

*

Je me réveille avec un étrange goût métallique dans la bouche, et je comprends que je me suis endormi la bouche collée au battant métallique de la porte. Je me dépêche de m'écarter, et malgré la fatigue qui alourdit mes paupières, je me félicite d'avoir au moins réussi à trouver le sommeil. Peut-être tout n'est-il pas totalement sans espoir...

Puis je relève la tête, et je réalise que ce qui m'a vraiment réveillé, c'est une présence au-dessus de moi. Et pas n'importe laquelle : Astrid me surplombe, triturant ses mains d'un air nerveux. Les lumières sont déjà rallumées, j'en déduis donc que j'ai dormi bien plus que d'habitude.

Je bondis sur mes pieds tout en époussetant ridiculement ma veste. Depuis quand suis-je aussi soucieux de mon apparence devant elle ?

- Hum...

Dois-je vraiment parler maintenant de sa réaction incompréhensible de la veille ? Mais elle m'épargne cette peine en me devançant, ce qui me laisse totalement bouche bée :

- Je suis désolée, pour hier, déclare-t-elle d'une voix ferme, où perce suffisament de regret pour me convaincre qu'au moins, elle est sincère. Je n'avais pas l'intention de faire ça, mais... je ne sais pas, recevoir un appel m'a comme paniquée, je ne savais plus vraiment ce que je devais faire. Au final, il s'est avéré que ce n'était que Sacha...

Sacha ? Je manque de m'étouffer. De tout ce que j'avais imaginé, cette réponse n'avait jamais fait partie des possibilités. Pourquoi l'appellerait-il ? Je tremble, prêt à m'enfuir à mon tour pour aller le retrouver. Comment ose-t-il la contacter, après tout ce qu'il a fait ? Il mérite la torture et la mort dans d'atroces souffrances. Déjà, le regarder s'intégrer petit à petit à l'Organisation m'a demandé un effort immense, mais j'ai dû me plier à la décision de Marshall. Là, cependant, il dépasse vraiment les bornes, et que mes actes me valent d'être banni ne me touche guère, du moment que je peux enfin venger ma soeur. Je me force pourtant à me calmer, me promettant en mon for intérieur que j'irai voir Sacha après avoir écouté toutes les explications d'Astrid : ce n'est pas vraiment étonnant qu'elle ne soit pas revenue, après l'appel. Elle a dû être totalement bouleversée, et au lieu d'être là à ses côtés, je la maudissais de toutes mes forces.

Elle doit percevoir ma rage brûlante, parce qu'elle pose une main apaisante sur mon épaule. Une pointe de culpabilité brille dans ses yeux quand elle poursuit, mais je préfère l'ignorer, parce que je n'y trouve aucune explication :

- Ne t'inquiète pas, il ne m'appelait pas pour me torturer encore un peu plus. Au contraire... il voulait me présenter ses excuses. Je... j'ai raccroché dès qu'il a eu fini de parler, parce que je ne me sentais pas la force de répondre. Mais à vrai dire, je ne sais plus vraiment que penser à son sujet. Il avait l'air tellement sincère..

On dirait presque qu'elle me supplie en me disant cela. Je me dégage brusquement tout en la fixant d'un regard éberlué. Mais que raconte-t-elle ? Ça y est, il a réussi à la retourner contre moi, il la manipule pour mieux nous briser. Je serre les poings et grogne à moitié, ne pouvant étouffer totalement ma haine. Je me promets intérieurement que je protègerai Astrid quel qu'en soit le prix. Plus jamais je ne laisserai ce monstre s'approcher d'elle. Je vois rouge. Comment ? Comment peut-il continuer son entreprise de déstruction ici, alors même que Marshall lui a accordé l'asile, une nouvelle vie, un nouveau départ ? Il devrait lécher mes bottes de gratitude, et pas s'infiltrer une nouvelle fois dans l'esprit de ma soeur!

À côté, cette-dernière essaye justement de me calmer du mieux qu'elle peut, sans succès. Je suis trop aveuglé par les souvenirs qui remontent à la surface. Je ne perçois que quelques bribes de ce qu'elle me raconte, jusqu'à ce qu'une douleur cuisante à la joue me ramène complètement à elle.

- Quoi ? je rugis, avant de me rendre compte que ce n'est qu'Astrid, et que je n'ai aucun droit de lui parler ainsi. Pardon, marmonné-je plus doucement.

Mais elle ne semble pas s'en formaliser, trop concentrée sur la défense de Sacha. Je ne l'en déteste qu'encore plus.

- Ah enfin, tu m'écoutes! Allen, tu dois te calmer, d'accord. Je t'interdis de lui faire du mal, c'est clair ? Tu pourrais tout compromettre! Tout faire tomber à l'eau! Déjà, je suis considérée comme l'élément perturbateur que personne ne peut contrôler alors imagine si le seul à avoir de l'emprise sur moi sombre lui aussi dans la folie ? Tu n'as pas le droit de faire un seul écart, sinon nous sommes tous les deux perdus, et aucun de nous ne partira pour cette mission!

La vérité et la logique de ses paroles réussissent enfin à me calmer. Comme d'habitude, elle semble être le cerveau de l'affaire, et moi celui qui fonce dans le tas sans jamais réfléchir. Je temporise en essayant de régler ma respiration sur chaque seconde qui passe, puis toutes les deux secondes, et enfin toutes les quatre secondes. Quand je retrouve enfin un rythme normal, elle m'attire contre elle pour me prendre dans ses bras tout en me murmurant des paroles réconfortantes. Combien de fois ai-je fait la même chose pour elle, sans rien obtenir de plus que le même regard vide et désespéré ? Au final, ces étreintes ne m'apportaient plus que de l'horreur, alors j'ai complètement arrêté de la toucher. Mais aujourd'hui, c'est elle qui la provoque, et elle semble enfin redevenue elle-même, si bien que son contact m'apaise à nouveau comme avant. Je retiens malgré tout mes larmes ; j'ai encore assez d'amour propre pour ne pas m'effrondrer totalement dans ses bras.

- Alors, que dirais-tu de continuer ce que n... ce que j'ai interrompu hier ? rectifie-t-elle.

Je me détache d'elle. Nous n'avons pas été aussi proches et complices depuis de longues semaines. Voyant que je ne réponds pas, elle glisse sa main dans la mienne et passe péniblement son bras autour de mes épaules, malgré sa toute petite taille. Puis elle me guide lentement vers la porte - dans mon accès de colère, je m'en étais éloigné de plusieurs mètres -, avant de glisser son Communicateur devant le détecteur. Un déclic retentit, annonçant que nous sommes libres d'entrer à tout moment.

- Prêt ? me questionne-t-elle.

Cette fois, je surmonte mon choc pour répondre, parce que je sais qu'elle attendra jusqu'à l'année prochaine tant que je ne confirmerai pas :

- Autant qu'on peut l'être.

Elle ne me contredit pas.

Aujourd'hui, nous nous comprenons à nouveau comme si rien n'était arrivé.

Comme si on ne lui avait pas effacé la mémoire.

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