Chapitre 15 - SACHA

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Les jambes fourbues et le dos raide d'avoir voyagé si longtemps, je cherche une nouvelle fois Astrid du regard, bien qu'elle se trouve littéralement en face de moi. Je ne me souviens pas avoir jamais eu aussi mal que ce matin, quand elle m'a publiquement traité de traître. Ne suis-je donc rien de plus à ses yeux ? Ces deux dernières semaines m'avaient amené à penser que nous nous en sortirions un jour, que le passé était derrière nous, mais il faut croire que pour elle, le souvenir est encore trop vif. S'est-elle totalement forcée pour être avec moi, ou y avait-il au moins une part d'envie en elle ? Une douleur cuisante me transperce de part en part rien que d'y penser. Et le pire, c'est que depuis que je lui répondu, dans un geste de défense instinctif face à son attaque virulente, elle refuse de croiser mon regard. Je ne suis pas stupide au point de ne pas voir qu'elle m'évite conscenscieusement.

Je voudrais tant réparer ce que j'ai fait, revenir en arrière, pour ça comme pour tout le reste. Pourquoi refuse-t-elle de le voir ? N'ai-je pas le droit, moi aussi, de faire des erreurs ? Je lui ai pardonné son passé, elle aurait dû me pardonner le mien aussi. Ce qu'elle m'a infligé est tout aussi grave que ce que je lui ai fait. Je peux comprendre que nos raisons étaient bien différentes, mais quand j'ai croisé son regard pour la première fois, ce jour-là, juste avant que l'explosion n'emporte mon oeil, j'ai vu la rage qui brillait dans ses yeux, et je suis absolument sûr de ne pas l'avoir inventée. Nous ne sommes pas si différents, au final, du moins le Sacha de la DFAO ressemblait-il à l'Astrid de l'Organisation.

Mes réflexions sont interrompues par la voix de notre meneur de mission, un homme d'âge mûr dont je ne connais même pas le nom. Oh, Marshall a bien dû me le dire quelques fois, mais je ne prends pas la peine de retenir ce genre de choses. Dans cette mission, je serai totalement solo, comme on me l'a expliqué, puisqu'Astrid et moi partirons dans des directions opposées dès l'atterrissage. Alors, pourquoi m'enquiquiner à connaître tous les noms de tous les agents de ce groupe ? Ils ne sont là que pour nous déposer, et ensuite occuper le Gouvernement en bombardant des zones inhabitées. Penser ainsi n'est sûrement pas dans l'optique de l'Organisation, mais encore une fois, je n'en ai cure. Ma loyauté leur est acquise, n'est-ce pas suffisant ? Le reste, ce qui se passe dans ma tête, ne regarde que moi, et éventuellement Astrid, mais elle semble avoir décidé que notre relation ne pourra jamais aboutir. J'avoue l'avoir cru à un moment, moi aussi, mais qu'elle perde espoir alors qu'elle a toujours été la plus forte de nous deux, me brise le coeur. Je croirai toujours en elle, quoi qu'il se passe. Pourquoi le contraire ne peut-il pas être vrai ?

- ... nous atteindrons le territoire américain dans une dizaine de minutes. Nous sommes déjà plus que repérables, alors à partir de maintenant, la rapidité sera de mise.

Je manque de justesse de lever les yeux au ciel. Comme si on ne le savait pas déjà! Je dois avouer que certains rebelles sont de vrais génies, mais d'autres ne brillent pas vraiment par leur intelligence. Nous sommes supposés être la crème de la crème, pour avoir été sélectionnés dans cette mission, alors pourquoi diable trouve-t-il utile de nous rappeler la base de la base ? Et puis de toute manière, ça ne nous concerne même pas vraiment, puisque nous ne faisons que nous faire transporter. Malgré tout, je retiens au moins une information de son discours : dans une demi-heure au plus, nous volerons au-dessus de Chicago.

Je ne suis pas revenu dans ma ville natale depuis le crash de mon avion, mon père m'ayant renié et, en quelque sorte, banni de sa ville. Cependant, jamais je n'aurais cru y retourner dans ces circonstances, pas en tant qu'invité ou même agent de la DFAO, mais bien comme l'ennemi. Je m'apprête à franchir le pas, définitivement, même si j'en ai bien conscience depuis que Marshall est venu m'annoncer l'acceptation de ma requête. Oui Sacha, voilà le grand pas qui va te mener de l'autre côté. Pour tous ces hommes qui m'entourent, ainsi qu'Astrid, cette mission représente l'échec ou la victoire. Mais pour moi, il s'agit de bien plus que ça : faire mes preuves, ne rien perdre d'autre qu'Astrid si nous échouons, et être du bon côté si nous gagnons. Le bon côté..., songé-je alors avec ironie. Qu'est-ce que le bon côté ? Le bien et le mal, c'est si subjectif! Après tout, ce concept est si vague qu'il varie à chaque personne, et parfois même plusieurs fois selon la même personne. J'en suis un exemple parfait : j'ai d'abord été le parfait rejeton de mon père, puis un politicien déchû converti en agent de la DFAO haineux. Et enfin, pour finir, j'intègre à présent l'Organisation, l'ennemi universel de mon ancienne vie. J'ai parcouru un long chemin depuis...

À cette pensée, je repose mon regard sur Astrid et découvre avec un sursaut que cette fois, elle aussi me fixe. J'hésite à détourner les yeux, puis je me décide à maintenir le cap. Après tout, je ne demande que cette chance depuis tout à l'heure, alors il est hors de question de la gâcher maintenant. Mais quand je plonge dans son gris nuageux, nouvelle surprise, je ne lis aucune haine. Aucune rage. Bien au contraire, plutôt du regret et un profond désir... que je la pardonne ? Silencieusement, je lui transmets tout mon amour en espérant qu'une fois encore, elle réussira à lire entre les lignes, pour comprendre tout ce que je voudrais dire de plus, mais qui est malheureusement trop complexe. Un sourire triste, nostalgique, étire ses lèvres, et même si ce n'était pas celui que j'attendais, je sais qu'elle a reçu mon message.

Alors, nous avons beau être chacun de notre côté de l'avion, sur une banquette différente, au milieu de tout ce monde, avec le meneur de notre mission suicide qui nous expose son plan suicide, j'ai l'impression que nos bras se distendent pour nous permettre de nous toucher, de communier une dernière fois. Ses doigts s'entrelacent aux miens comme ceux d'un fantôme, parce que nous sommes deux fantômes en perdition, fantômes de nos passés si étroitement mêlés depuis le début, sans que nous le sachions. Jusqu'à maintenant...

                      ***

- Equipe B, vous avez le feu vert. Bonne chance.

Bonne chance ? Ils rigolent, j'espère. Et d'ailleurs, pourquoi de la part de l'équipe informatique ? Mais je me rends bien vite compte qu'il ne s'agit que d'un rituel, quand le meneur de mission le répète également, ainsi que tous nos camarades. On s'envoie des tapes dans le dos, on se serre dans les bras, on le transmet à travers tous les micros, si bien qu'à la fin, mes oreilles bourdonnent de tous ces << bonne chance >> murmurés. Sachant qu'Astrid a grandit à l'Organisation, je me penche alors vers elle pour le lui souhaiter à mon tour.

- Bonne chance, me retourne-t-elle avec un sourire faux qui ne réussit pourtant pas à me tromper.

Elle n'y croit pas. Pour elle, ce bonne chance est sans saveur, sans promesse. Un tel constat me terrifie, et je me surprends à me demander ce qu'elle sait de plus que moi, avant de secouer la tête, furieux contre moi-même. Je lui ai caché des choses, mais ce n'est pas une raison pour l'accuser du même crime.

- Astrid, Sacha, préparez-vous. On vous décharge dans trois minutes.

Je m'extirpe définitivement de ma rêverie. Même si ça me fait mal d'y penser, à présent, même Astrid ne compte plus. Rien d'autre ne doit exister à mes yeux que mon objectif. Remplir la mission. Démanteler le Gouvernement. Révéler sa véritable nature. Rien d'autre.

Mais malgré toute ma bonne volonté, je ne peux m'empêcher de remarquer que je me détache de mon siège exactement en même temps qu'elle, d'un même mouvement. J'enfile mon parachute, vérifie une dernière fois que mon Communicateur est bien accroché à mon oreille, puis m'approche de la porte coulissante. Selon le plan, nous devrons sauter dès qu'elle s'ouvrira. Puisque le moment approche, je devine donc que nous survolons Chicago, et que le Gouvernement est déjà au courant de notre présence, même si, pour le moment, ils ne peuvent rien contre nous : dans la nuit noire - à cause de décalage horaire -, avec leurs défenses anti-aériennes neutralisées, il serait suicidaire de tenter quoi que ce soit. Aucun soldat n'enverrait ses hommes à la mort, sans même savoir qui est l'ennemi et de quelles forces il dispose exactement. Mais, après tout, le Nouveau Système n'est pas particulièrement à cheval sur l'humanité et la bien traitance de ses citoyens, ça ne me surprendrait donc pas qu'ils soient prêts à tout tenter pour défendre leur QG.

Astrid vient se coller à moi quelques secondes plus tard. J'aimerais l'embrasser une dernière fois, et puis je me rappelle de ce baiser que nous avons échangé, juste avant qu'elle ne quitte la chambre, ce matin. Il avait la saveur d'un adieu, mais contrairement à tout ce qu'elle croyait, nous nous sommes quand même revus. Alors, au final, j'ai déjà eu ce que je veux à présent, j'ai déjà eu ma part, et je dois respecter ça. Ne pas demander plus que son pardon, qui réchauffe déjà mon coeur pétrifié par l'angoisse.

Elle tourne la tête vers moi au moment exact où la porte s'ouvre.

Le vent s'engouffre dans nos cheveux, faisant voler nos mèches mi-longues pour qu'elles se mêlent une dernière fois. De longues bouclettes s'enroulent devant ses yeux et son visage, éclipsant par intermitence le gris de ses yeux. Je n'ai pas le temps d'en voir plus que, déjà, elle saisit ma main pour m'entraîner vers le grand saut.

Vers le vide.

Puis, plus rien.

Elle a disparu.

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