Astrid disparaît, mais elle est toujours là dans mon coeur.

La douleur de notre séparation est assez intense pour m'étouffer, mais en contre-partie, l'amour qui vibre éternellement entre nous me libère juste assez pour me permettre de poursuivre mon chemin.

Au fur et à mesure que je parcours les couloirs vers notre destination, je sens les souvenirs affluer petit à petit. Toute mon enfance me revient en boomerang. Je revois tous ces cours dans lesquels on nous inculquait déjà la haine des femmes, même si ça n'y ressemblait jamais. Alors, évidemment, adolescents, nous n'y voyions que du feu, mais je me rends compte à présent que notre formatage commençait dès notre plus jeune âge. Étais-je déjà pucé à l'époque ? D'après Astrid, les enfants des Leaders sont les seuls à ne pas subir ce traitement : sûrement par orgueil, ils ne veulent que des descendants purs et non contrôlés. Et leur choix est en quelque sorte logique ; comment leurs enfants pourraient-ils leur succéder dignement, et prendre des décisions par eux-mêmes, s'ils n'ont jamais vraiment été les maîtres de leur destin avant ? Ça n'empêche pas le Gouvernement d'être particulièrement cruel, et mon avis ne changera plus - j'ai définitivement choisi mon camp -, mais je dois avouer que le Nouveau Système est très ingénieux. Sans l'Organisation et ces quelques hommes qui ont mystérieusement survécu à l'Extermination, personne n'aurait jamais pu contester leur autorité.

Porte après porte, je poursuis mon chemin, et bien malgré moi, je me sens à l'aise dans ces couloirs. C'est plus fort que moi, mais je les connais tant par coeur que je pourrais m'y diriger l'oeil fermé. C'est sûrement ce sentiment de liberté, comme si j'avais le droit d'être là, qui me rend si surpris de croiser quatre hommes armés jusqu'aux dents. Dès que j'apparais, ils lèvent leurs armes et me visent comme s'ils m'attendaient depuis longtemps. Il n'y a aucune surprise sur leurs traits. Sont-ils contrôlés par la puce en moment même ? Mais je n'ai pas le temps de répondre à cette question. Je n'ai pas besoin de regarder en arrière pour savoir que ma seule solution de repli est de rebrousser chemin. Or le couloir qu'ils barrent est le seul qui me permette d'accéder au CCP, du moins sans un très long détour pour longer toute la périphérie du QG, ce qui m'ammènerait forcément à croiser d'autres gardes... et ainsi de suite. Je dois donc les affronter. Mais seul contre quatre, alors qu'ils peuvent me faire exploser la tête à tout moment et que je n'ai jamais été un as du combat ? Astrid aurait sûrement réussi. Moi, je n'ai aucune chance.

Je ne vois donc plus qu'une seule solution : parlementer. La politique, le charisme, et surtout, la manipulation, ont toujours été mes meilleurs avantages. Voilà pourquoi j'ai eu tant de mal à me faire à la vie de soldat à la DFAO, et surtout, pourquoi j'ai tant haï Astrid, ainsi que l'Organisation, de m'avoir arraché à une destinée qui semblait toute tracée pour moi. Je lève donc immédiatement les mains en l'air, tout en remerciant le ciel de n'avoir aucune arme entre les doigts : toutes sont encore coincées dans mes poches et ma ceinture. Je songe aux deux grenades explosives qu'on m'a fournies, puis au stratagème d'Astrid lors de la mission Diane. Mais le temps que je sorte une grenade et que je la dégoupille, je serai déjà mort, sans compter que l'explosion pourrait me toucher moi aussi.

Je me résigne donc à mon plan de départ et annonce d'une voix exagérément tremblante :

- C'est moi, vous ne me reconnaissez pas ?

Mon idée est de jouer sur mon passé ici, à Chicago, pour faire comme si nous étions amis dans notre enfance. Depuis que je ne suis plus capitaine de la DFAO, je ne sais pas de quelles informations Chicago dispose, alors j'espère simplement que ma trahison n'a pas été divulguée partout. De toute manière, de simples soldats comme eux ne sont pas censés être au courant de l'existence de l'Organisation, ou même de la DFAO, puisque c'est avant tout un problème qui concerne la France. Mais celui qui semble être le chef de patrouille me surprend en acquiescant, toujours aussi professionnel et froid :

- Je sais qui tu es, Sacha. Et c'est exactement pour ça que je te tiens dans mon viseur.

Comment est-ce possible ? Depuis le début, chacune de leurs réactions me portent à croire qu'ils attendaient ma venue, et cette impression est de plus en plus troublante. C'est impossible... à moins que quelqu'un n'aie trahi notre plan. Il y a donc potentiellement un traître dans nos rangs... et ça pourrait tout faire chavirer. Cependant, avant d'avertir l'équipe informatique, si toutefois ils m'entendent toujours, je dois récolter plus d'informations : rien ne sert de lancer une fausse alerte, qui les distraira de la situation présente puisque, d'après ce que j'ai compris, ils sont particulièrement occupés avec cette mission. Je suis prêt à parier qu'ils sont tous sur le coup, éveillés depuis notre départ, et surchargés de travail.

Je réfléchis à toute allure pour trouver quelque chose, un stratagème, qui pousserait ce soldat à en révéler plus.

- Quoi ? ! Mais enfin, arrête, qu'est-ce tu fais ? Je ne suis pas un rebelle!

Par ces paroles, je me révèle sûrement un peu trop, mais c'est mon seul moyen de m'assurer de ce qu'il sait ou pas. Et à ma grande surprise, il tombe dans le panneau, ce qui me pousse une nouvelle fois à croire qu'il est dirigé par la puce : en leur enlevant toute volonté, la puce les rend également beaucoup moins subtiles...

- Si, tu l'es. Et...

Mais il ne finit jamais sa phrase. Son regard, où commençait à percer une petite flamme, se fait de nouveau glacial. Je devine immédiatement que, devant l'écart qu'il s'apprêtait à commettre et celui qu'il a déjà fait, quelqu'un a dû reprendre les commandes de sa puce. Maintenant, ce n'est plus vraiment à lui que j'ai affaire, et je vais donc devoir jouer plus finement. Mais, au moins, j'ai eu l'information que je voulais : il y a bien au moins un rebelle dans nos rangs qui travaille pour le Gouvernement, et suffisamment haut placé pour leur indiquer quand et où nous allions attaquer. Je frissonne en songeant que, même avec ces paramètres, ce pourrait être n'importe qui. Effectivement, même si les détails de la mission étaient censés rester confidentiels au sein de l'Organisation, les informations fuitent vite et, bribe par bribe, beaucoup de personnes qui ne participent pas sont finalement au courant de tout. Quant au moment, Marshall l'a lui-même annoncé à tout le monde, trois jours avant le départ.

- Avance lentement vers nous, reprend soudain le soldat, et garde tes mains loin au-dessus de ta tête. Si tu ne tentes rien contre nous, tu resteras en vie. En revanche, si tu fais ne serait-ce qu'un geste menaçant, mes amis - il désigne d'un vague signe de la main les autres gardes, qui me tiennent toujours dans leur viseur -, n'hésiteront pas à te cribler de balles auxquelles tu ne survivras pas.

Mais je n'ai pas besoin de ses précisions pour comprendre que je n'ai aucune chance. Dans cette situation, je ne sais pas si même Astrid survivrait... enfin si, je me rends soudain compte que elle, serait déjà passée. Elle, elle n'aurait pas attendu d'être dans une impasse. Elle, elle aurait eu ses armes en main en courant, et elle aurait pu réagir au quart de tour, avant de lancer une grenade pour éliminer les derniers survivants. Elle, elle n'aurait pas eu peur de mourir dans l'explosion. Elle, elle aurait préféré être déchiquetée que de se faire capturer. Non, décidément, je n'ai pas l'étoffe d'un soldat. Astrid, sans aucun doute, par contre. Je réalise alors que mon destin n'a jamais été d'atteindre le CCP, mais de faire diversion pour que celle qui le mérite vraiment aie plus de chances.

Et même si, sur tous les autres plans, je suis un véritable couard, quand je comprends enfin ça, je relève la tête et je m'avance selon les instructions de mon ennemi, fier de servir Astrid, l'Organisation et le camp qui est le mien.