Sacha doit emprunter le chemin le plus court, tandis que je passe par le plus long, longeant parfois même la périphérie du QG. Ce chemin est le plus dangereux, car il grouille de gardes gardant les entrées, mais comme nous devons être séparés, l'un de nous deux devait forcément le prendre. On m'a donc désignée, puisque je suis une bien meilleure combattante que Sacha. À cette pensée, ma gorge se serre. Comment s'en sort-il ? A-t-il déjà atteint le CCP, ou a-t-il croisé une patrouille ? Et si c'est le cas, est-il toujours libre ? Est-il toujours... vivant ? Il n'a jamais eu aucun talent pour le combat, et ce n'est que maintenant que je comprends combien il était dangereux de l'envoyer ici. Certes, il connaît le QG de Chicago mieux que personne, mais à quoi cela lui servira-t-il s'il ne peut pas se défendre ? Grâce aux plans qu'il nous a fournis, Allen aurait lui aussi eu une bonne vision de la structure, et il aurait eu beaucoup plus de chances face à des adversaires. Pourquoi diable Marshall a-t-il accepté la proposition de Sacha ?

De mon côté, je suis essoufflée, mais presque arrivée à destination. Il ne doit plus me rester qu'un couloir ou deux. En privilégiant la vitesse, j'ai un peu perdu mes repères, et j'espère donc ne pas avoir à faire un choix trop complexe entre plusieurs couloirs. Contrairement à Sacha, je suis nulle en dessin et je n'ai pas de mémoire photographique. Ma connaissance du plan se résume donc aux heures, que dis-je, aux jours que j'ai passés penchée dessus, à le visualiser pour ensuite le recopier sur une autre feuille. À force, j'ai fini par bien le connaître, mais n'étant jamais venue ici, j'aurais eu du mal à m'orienter de toute manière.

Soudain, je manque de trébucher et me réceptionne de justesse tout en arrivant dans un embranchement... qui me présente justement cinq directions différentes. Je lève les yeux au ciel, reprend brièvement mon souffle, puis m'apprête à repartir là où mon instinct me pousse, quand un grésillement m'indique de l'équipe informatique me contacte. Un soupir m'échappe. Je les avais oubliés, et quand ils m'indiquent un couloir opposé à celui que je visais, je me rends compte de la chance que j'ai qu'ils soient toujours là. Je me demande d'ailleurs comment c'est possible : plus nous approchons du CCP, plus la protection des ondes du Gouvernement est élevée. D'après mes mentors d'informatique, une sorte de bouclier devrait déjà avoir bloqué toute communication entre moi et le QG de l'Organisation. Je me contente de hausser les épaules en reprenant ma route ; peut-être suis-je simplement plus loin que je ne le pensais.

Une dizaine de minutes plus tard, je tombe nez à nez avec un soldat solitaire. Nous nous jaugeons une demi-seconde du regard, puis je tente une attaque qu'il esquive, m'offrant ainsi une ouverture inespérée. Presque étonnée par son inexpérience, je braque le canon de mon arme sur lui et fais feu sans lui laisser le temps de supplier. Deux choses me perturbent : d'abord, il ne m'a offert presque aucune résistance, et ensuite, il était seul, ce qui n'est pas vraiment dans les habitudes du Gouvernement... particulièrement quand ils savent qu'une attaque de grande ampleur se prépare. Je me remets encore à courir, la respiration presque sifflante à présent, tout en retournant ces deux incohérences dans ma tête, comme on retourne un aliment qu'on n'aime pas dans notre bouche avant de l'avaler. N'y trouvant aucune explication valable, je finis par abandonner.

Et c'est alors que je les sans.

Ces pas lourds qui font vibrer le sol sous mes pieds, tant et si bien que je m'étonne de ne pas l'avoir remarqué avant. Mes sens sont-ils si émoussés ? Et je comprends alors qui était ce soldat solitaire, et surtout pourquoi il était là. La cruauté de ma découverte me fait frémir tandis que j'accélère le pas : il était un simple éclaireur, un appas vivant destiné à mourir de mes mains, pour prévenir la horde de soldats qui me poursuivent à présent. Savait-il exactement en quoi consistait son rôle ? Probablement ou pas, ou alors, s'il s'en est rendu compte, sa puce l'a sûrement forcé à obtempérer quand même. Quelle mort horrible... à cause de moi. J'aurais simplement pu l'assomer, mais non, il a fallu que je le tue. Pourquoi ?

Mais sous mes pieds, les vibrations deviennent de plus en plus intenses, et je sais qu'il ne me reste plus beaucoup de temps. Quand j'essaye de contacter l'Organisation, je constate que les communications se sont interrompues, mais je garde tout de même mon Communicateur à l'oreille dans le doute. J'estime la distance qui me sépare de mes adversaires à environ une vingtaine de mètres. Combien sont-ils ? Je pourrais les voir si je me retournais, mais ça ralentirait ma course. En désespoir de cause, je dégoupille une de mes deux grenades explosives et la lance loin derrière moi, vers le plafond. L'explosion arrache des lambeaux de plafond, qui tombent sur les soldats mais ne m'atteignent pas. Des hurlements de douleur m'informent de ma réussite, même si je suis consciente de ne pas les avoir tous éliminés.

Je relève ma tête, que j'avais baissée pour me protéger d'éventuels débris, et remarque alors à quelques mètres une petite porte dérobée, barrée par deux formes floues. J'ai à peine le temps d'aviser la situation plus précisément qu'un choc secoue toute mon épaule.

Puis vient la douleur, lancinante, brûlante.

Un cri de souffrance m'échappe. Même si ma combinaison a ralenti l'impact de la balle, mon bras a reçu l'onde de choc de plein fouet, et je le sens à présent pendre inutilement contre mon flanc. Il me faudra probablement une heure avant de récupérer mes sensations, et surtout, avant de pouvoir tirer à nouveau correctement. Pire encore, il s'agit de mon bras fort, le gauche, et même si je m'entraîne également du bras droit depuis plusieurs mois, je reste bien moins habile.

Je retrouve mes réflexes et ma vision juste à temps pour plonger en avant et éviter un deuxième impact. Mes poursuivants semblent beaucoup ralentis par la grenade que j'ai lancée mais les survivants ne tarderont pas à rappliquer. De plus, deux nouveaux soldats me font face, défendant ce que j'imagine être une première porte d'entrée vers le CCP ; les endroits les plus discrets sont toujours les meilleurs, et qui se douterait que derrière cette porte se cache toute la puissance du Gouvernement ? Je ne dois cependant pas laisser la surprise, le choc et les questions me ralentir. L'inaction est mon pire ennemi, en ce moment. Alors je profite de ce bref instant de répit, avec les deux tirs que je viens d'essuyer, pour lever mon arme à mon tour. À ma grande surprise, je parviens à toucher ma cible près du coeur ; le garde s'effondre dans un grognement contenu. Quelques mètres me séparent encore du deuxième.

Toutes mes simulations me reviennent en mémoire, et mon corps agit soudain de lui-même : je me lance et effectue une roulade, malgré la balle qui me frôle et fait voler mes cheveux. Heureusement, grâce à mes mouvements rapides, je ne suis pas touchée. À la fin, je me sers de mes bottes améliorées pour me propulser de nouveau sur mes pieds. À présent, il ne reste plus qu'une dizaine de centimètres entre mon adversaire et moi. J'admire ses réflexes quand il pare ma lame malgré la surprise de mon attaque et ma proximité. Il réussit même presque à me rendre mon coup, mais je dévie sa propre arme au dernier moment. Nous échangeons encore quelques attaques car je suis ralentie par mon bras blessé, puis je finis par prendre le dessus avec une prise de combat rapproché, qui, bien que risquée, m'offre une bonne ouverture. Malgré ma répugnance, je lui tranche alors la gorge. Le sang gicle, éclaboussant au passage encore un peu plus ma combinaison. Je retiens un haut le coeur ; je préfère toujours infliger des morts rapides grâce à mes tirs précis, mais je n'aurais pas eu le temps de changer d'arme, surtout avec mon récent handicap.

Un cri rageur derrière moi m'indique que les autres soldats se sont remis à ma poursuite. Je glisse mon passe dans la fine entaille du mur et découvre avec surprise que la porte s'ouvre. Pourtant, elle réclame sûrement un haut niveau d'habilitation : soit Willer a toujours des entrées un peu partout, soit les informaticiens de l'Organisation sont particulièrement doués.

À la vitesse de l'éclair, je passe de l'autre côté et me retourne, rendue tremblante par la peur, pour tirer une balle dans l'autre détecteur. Une gerbe d'étincelles m'indique que j'ai bien endommagé le mécanisme, au moins suffisamment pour que mes ennemis ne puissent pas entrer juste en glissant leur passe. Ils vont devoir trouver une autre solution, ou encore faire exploser la porte, mais dans tous les cas, ça me laissera un petit répit. J'adresse une rapide prière à je-ne-sais-qui pour que Sacha soit en sécurité, puis je reprends ma course effrénée vers une victoire que j'ai moi-même compromise.