Chapitre 19 - SACHA
Même si je sais pertinemment que la lutte est vaine, je me débats de toutes mes forces tandis que trois gardes me traînent dans les couloirs. Le dernier, manifestement le chef de patrouille, supervise les opérations et marche en tête tout en lançant parfois quelques ordres indistincts à ses compagnons. Cependant, tout à mon vain combat pour leur donner le plus de fil à retordre possible, je ne prends pas la peine d'écouter vraiment ce qu'ils se disent. À vrai dire, mes pensées ne sont concentrées que sur une seule pensée : ma diversion a-t-elle permis à Astrid d'atteindre le CCP ? Et si oui, est-elle en train de désactiver les puces en ce moment même ?
Dans ce cas, ces gardes devraient me relâcher d'ici peu ; je me souviens moi-même parfaitement du jour où je me suis réveillé à l'hôpital, après ma miraculeuse opération. J'étais si déboussolé de ne plus être sous le contrôle de cette puce, de ne plus sentir sa présence dans ma tête, que je n'étais pas capable de prendre mes propres décisions pendant longtemps. Sans la direction de la puce, les choses les plus simples, les choix les plus évidents - comme ce que je préférais manger ou à quelle heure je commençais à être fatigué - devenaient bien trop compliquées pour moi. Il m'a fallu longtemps pour me réaclimater, même si j'essayais de n'en rien laisser paraître, et si j'en crois mon expérience, lorsque ça leur arrivera, ils devraient donc me relâcher immédiatement sans même plus savoir ce qu'ils font là. Je saurai alors une fois pour toutes qu'Astrid a réussi.
Mais en attendant, je voudrais être toujours avec eux quand cela arrivera, et non pas enfermé dans une sombre cellule. Cependant, plus le temps passe, et plus un désagréable pressentiment commence à ramper en moi. Sans que j'arrive à savoir pourquoi exactement, j'ai comme l'impression grandissante que je me dirige vers quelque chose de familier, et même très familier. Et soudain, je comprends pourquoi, et ce n'est plus de la peur mais bien de l'horreur qui s'insinue sous ma peau. Ces gardes me mènent droit vers le bureau de mon père! D'un coup, mes ruades et mes coups ne se trouvent plus motivés que par la satisfaction de leur rendre le travail le plus dur possible : je deviens véritablement désespéré. Comment mon père sait-il que je suis ici ? Depuis que je suis tombé sur ces gardes, je ne les ai pas vus communiquer une seule fois avec qui que ce soit, et même, je ne suis pas sûr que de simples soldats aient un accès direct au Communicateur du Leader.
Mais malgré tous mes efforts, j'ai été dépouillé de mes armes depuis longtemps, et ces trois gardes me tiennent contre eux, si fort que j'ai l'impression que mes os vont éclater. Il m'ait totalement impossible de me libérer. Tous mes espoirs reposent à présent sur une seule personne.
Astrid.
Les couloirs se succèdent comme mes souvenirs dans ma tête.
Au fur et à mesure que nous avançons, je me rappelle chaque tournant, chaque croisement qui va prendre la place du dernier. Et je compte les mètres qui me séparent du bureau du Leader et qui défilent beaucoup, beaucoup trop vite. Impuissant, je suis donc forcé de laisser ces gardes sans aucune volonté propre me mener vers mon pire cauchemar, tout en me demandant comment un membre de ma famille peut m'inspirer une telle rage, un tel mépris, mais surtout une telle peur. Ne sommes-nous pas censés nous soutenir ? Les liens du sang ont-ils disparu en même temps que les femmes dans ce monde, en même temps que l'amour ? J'aimerais tant croire qu'il m'aime, que tout ceci n'est qu'une mascarade, mais qu'en vérité, il a toujours agi pour mon bien... J'aimerais tant croire qu'il y a une explication logique à cet enfer, et que mon père s'apprête à me la révéler...
Walter Cost.
Il m'a légué son nom, son visage, ses cheveux, et même certains traits de son caractère, comme cette envie brûlante de faire le mal autour de moi qu'Astride elle-même peine à contenir. Et de ses qualités, qu'ai-je reçu ? Rien, parce qu'il n'en a sans doute aucune. Ou plutôt si, il en a plein, et elles seraient bien plus voyantes s'ils les utilisait à bon escient. Mais au lieu de ça, il se sert de son pouvoir pour semer la souffrance et la désolation dans son sillage, et moi non plus, je n'ai pas échappé à ses machinations diaboliques.
Soudain, une question me vient à l'esprit que je ne m'étais jamais posée : qui est ma mère ? D'après les lois du Sanctuaire, elle est sûrement morte, mais à bien y réfléchir, peut-être pas... Non, décidément, il est probable qu'elle soit encore en vie, mais dans ce cas, où ? A-t-elle été transférée dans une autre ville ? Ai-je des frères et soeurs ? Sûrement, puisque les femmes ne sont, aux yeux du Gouvernement, que des productrices à enfants. Mais avec ces interrogations vient également un autre sentiment, que je croyais pourtant ne jamais ressentir un jour : la fierté. La fierté d'être non pas le descendant d'un Leader, mais celui d'une des dernières femmes au monde. La fierté que ma mère, quelle qu'elle soit, fasse partie de cette espèce en voie de disparition. Je n'ai pas été vulgairement créé dans une Maternité, non. Je suis un véritable être humain, et malgré la monstruosité de mon père, il n'en reste pas moins que mes racines m'encrent au passé. Voilà ma raison de me battre. Plus qu'Astrid, plus que la ma répulsion pour le Gouvernement. J'ai véritablement ma place au sein de l'Organisation parce que, bien qu'indirectement, je suis moi aussi concerné.
La fierté gonfle en moi et m'envahit au moment où la porte du bureau apparaît dans mon champ de vision.
Je me calme instantanément, mais pas parce que mon père ne se trouve plus qu'à quelques mètres, une distance risible. Non, juste parce que je me sens comme apaisé par ce que je viens de découvrir en moi-même. Je suis prêt, à présent, à affronter Walter Cost.
Et ce sera notre dernière bataille, alors... que le meilleur gagne.
On m'introduit brutalement dans le bureau du Leader, et soudain, la pression autour de mes bras disparaît. Je manque de trébucher tant la transition est dure, mais je me retiens de justesse en sentant le regard de mon père peser sur moi. Je sais qu'il me regarde, scrute le moindre de mes mouvements à l'affut d'une faiblesse à exploiter... Face à lui, je ne peux plus douter qu'il est courant de ma trahison. Quel prix vais-je devoir payer pour avoir osé me révolter contre son autorité toute puissante ?
Derrière moi, les quatre gardes entrent à leur tour et referment la porte, mais je relève la tête juste à temps pour voir mon père les congédier d'un signe de la main. Je devine, sans avoir besoin de me retourner, combien ils sont choqués que je reste seul avec le Leader, mais leur besoin d'obéissance est trop fort : ils tournent les talons sans un mot.
La dernière fois que j'ai vu Walter Cost, je me trouvais à Paris, dans la salle de bal du Sanctuaire, et il descendait au bras de la femme qu'il avait réservée. Mais à ce moment là, j'étais bien trop paniqué que Willer ait été plus rapide que moi avec Astrid pour vraiment faire attention à lui. Cependant, je n'ai pas besoin de le cotoyer souvent pour que son visage reste gravé dans ma mémoire à jamais, les moindres traits, les moindres rides... Quand je croise enfin son regard, il n'a pas changé, comme s'il était véritablement immuable. Le temps l'épargne-t-il pour qu'il garde toute la force de se venger sur moi ? Mais je ne compte pas me laisser abattre. Je remplace son visage par celui d'Astrid et la rage qui commençait à percer se calme de nouveau. J'ai compris à l'instant son fonctionnement, et je possède donc l'avantage à présent : il utilise mon caractère instable pour me contrôler et tourner mes réactions dans le sens qu'il veut leur donner. Aujourd'hui marque la fin de ses manipulations sur moi, parce qu'Astrid m'a changé, et qu'il n'a à présent plus aucun pouvoir sur moi. Malgré tout, le regard qu'il me lance réussit à me glacer le sang, et son ancienne domination sur moi est toujours trop ancrée dans mon esprit pour que sa présence ne me fasse plus aucun effet. Je serre les dents et me prépare à affronter les longues minutes de cette pénible discussion.
- Sacha, me salue mon père à son habituelle manière froide et dépourvue de toute émotion.
Il contourne son bureau et vient se placer devant moi, rigide dans son costume sombre sans un pli de travers.
- Tu me déçois beaucoup. Combien de chances t'ai-je donné ? J'ai presque dû ramper devant Christian et les autres capitaines de la DFAO, qui sont, je te le rappelle, supposés être mes inférieurs, et toi, tu gâches ce poste que j'ai réussi à te préserver pour aller rejoindre l'ennemi ? Ta trahison a fait de moi la risée de tous, encore plus que toutes tes erreurs passés. Je me demande de plus en plus si je ne devrais pas te faire disparaître tout simplement.
J'aimerais tant pouvoir le tuer en cet instant, sentir la vie s'échapper de son corps à cause de moi! Mais malgré les récents changements qui se sont opérés en moi, je reste impuissant en ce moment, et je n'ai qu'une seule solution : attendre. Alors, je me concentre sur le positif, même s'il est rare, comme toujours avec Walter. Tout d'abord, il me ressort une énième fois le même argument, celui qu'il m'a asséné quand je suis sorti du caisson de guérison, à Paris, et celui que j'ai l'impression d'entendre tous les jours depuis que mon avion a explosé, c'est-à-dire que je ne suis qu'on bon à rien qui gâche son image. Ensuite, j'ai à présent un contre-argument à lui fournir, puisque je n'ai plus à cacher qui je suis vraiment.
Sachant qu'il ne s'attend pas à ce que je prenne la parole pour le contre-dire, je ressens un malin plaisir à lui répondre mot après mot :
- Si tu savais comme ton image ne m'intéresse pas, tu éviterais de m'en parler pour, peut-être, aborder des sujets plus intéressants.
Je me retiens de justesse de poursuivre en parlant de la puce. Je ne dois surtout pas en dévoiler trop sur le plan des résistants, ou je pourrais bien faire échouer Astrid. Au contraire, peut-être que je pourrais l'avantager. Mais à ma grande surprise, c'est mon père qui aborde de lui-même le sujet, le premier instant de surprise passé :
- Ah, soupire-t-il, à peine ébranlé, comme si cette information ne lui faisait ni chaud ni froid, alors qu'elle touche le coeur du Nouveau Système. Je vois que l'Organisation a enfin découvert le moyen de retirer les puces sans tuer leurs porteurs. Voilà donc pourquoi tu n'apparais plus sur les cartes. Je dois m'avouer surpris que tu aies participé à cette opération, et assez déçu.
La déception.
Encore et encore.
Quand cessera-t-il de m'en parler ? Il se répète. Mais dans son petit discours, une partie au moins m'intéresse grandement. Cette opération ? Est-il donc au courant de tout ? Il en parle comme s'il connaissait le plan des rebelles par coeur, comme si j'étais juste une poussière imprévue dans l'engrenage. J'en déduis donc que je suis juste devenu une cible à capturer pour tous les soldats, en dehors de cette mission, mais que ma présence n'a pas été signalée par le traître. Mais en soit, ce n'est pas vraiment un avantage que je peux exploiter, et je range donc cette information dans un coin de mon esprit pour lancer une répartie qui me vient naturellement :
- Pourquoi surpris ? Après tout, ne suis-je pas un rebelle à tes yeux, à présent ? Je mérite donc d'être un ennemi potentiel...
C'est alors qu'il part d'un rire mesuré et, je le sais, forcé, pour essayer de me déstabiliser.
- Toi, un rebelle ? Sacha, malgré tous tes efforts pour te débarasser de ta puce et de ton passé, tu resteras toujours fidèle à tes origines, en fin de compte.
Et je ne peux m'empêcher de frémir en entendant ses paroles. N'aurait-il pas raison, quelque part ? Suis-je vraiment digne de confiance, comme semble le penser Marshall ? Est-ce que je mérite vraiment tout ce qu'il m'a accordé, contre l'avis de tous les autres ? Et Astrid ? Est-ce que, elle aussi, je la trahis ?
Un rayon de soleil qui perce par la fenêtre close tombe sur mes yeux et m'aveugle un instant, ce qui m'arrache subitement à ma rêverie. Je secoue la tête de droite à gauche, sidéré d'être tombé, une nouvelle fois, dans le piège. Stop, je me morigène. Comment peux-tu encore prendre en compte ne serait-ce qu'un seul des mots qui sortent de la bouche de ce serpent ? Il crache son venin pour t'immobiliser, et ensuite il t'attaquera vraiment, mais tu ne dois pas le laisser faire! Je grogne et rélève la tête vers lui.
- Je suis fidèle à la rébellion, mais évidemment, tu ne sais pas ce que ça veut dire, puisque tu n'as jamais aimé quoi que ce soit. Tu ne sauras jamais rien des choses les plus belles de ce monde, tu resteras seul jusqu'à ta mort, et ce jour pourrait bien arriver plus vite que tu ne le penses.
En ce moment, seule une haine contrôlée me consumme, mais aujourd'hui, je l'utilise pour lui résister sans me laisser emporter.
Aujourd'hui, je sais la tourner à mon avantage.
- Astrid, n'est-ce pas ? crache mon père, et pour la première fois je vois son masque se fissurer, la colère perçant dans ses yeux.
J'ai un mouvement de recul incontrôlé, étonné qu'il mentionne Astrid. Comment... ? Comment peut-il savoir tant de choses ? Qu'est-ce que je ne comprends pas ? Qu'est-ce que je ne vois pas ? Qu'est-ce qui m'échappe depuis le début ?
- De toute manière, elle ne devrait plus tarder à arriver, susurre-t-il alors, et la détresse me serre le coeur. Sacha, as-tu vraiment cru que tu pourrais gagner un jour contre moi ? Je suis bien plus influent, bien plus puissant que tu ne le seras jamais. Ici, je détiens le savoir, et le savoir fait tout. Quand tu pataugeais encore dans l'ignorance des puces et de la vérité qui nous a conduits ici, je tirais déjà les fils du destin qui nous conduit à cet instant précis. Quant à ma mort... pour le moment, tu devrais plutôt t'inquiéter pour ta propre vie, avant de me mettre en garde et de me lancer toutes ces menaces que tu ne pourras jamais excécuter.
C'est alors que la porte se rouvre dans mon dos, et je la sens.
Je la sens comme si j'étais retourné pour la voir arriver.
Tout une escorte de gardes entourent une Astrid étrangement pacifique. Trois d'entre eux se dirigent immédiatement vers moi pour me maîtriser, mais je n'oppose aucune résistance. J'ai cessé de lutter dès l'instant où je l'ai entendue, où j'ai ressenti sa présence. Dès l'instant où j'ai compris que nous avons échoué. Elle n'a pas réussi. Les puces sont toujours activées. Toutes ces villes, les dernières sur Terre, sont toujours sous l'emprise du Nouveau Système et de son horrible moyen de contrôle.
À son tour, elle me remarque, et je lis dans ses prunelles grises tout son abattement et toute sa culpabilité.
Simple pantin entre les mains de ces trois gardes, je me laisse entraîner près de mon père tandis qu'Astrid, immobile là où je me trouvais il y a quelques instants encore, détourne à présent les yeux vers Walter pour le fusiller du regard.
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