Chapitre 4
VROUM ! VROUM !
Ce son m’est familier. Pourquoi déjà ? Mes pensées se bousculent dans ma tête. Mon sang tambourine à mes tempes : j’ai l’impression que mon cœur s’emballe. A contrario de mon corps qui semble marcher au ralenti. Quelqu’un s’approche…
- Hey ? Hey ! Trist ? Ça va ?
C’est qui ?
Le son de sa voix me parvient mais feutré comme si je portais un casque. Un bras entoure mes épaules et me secoue. Je n’ai même pas eu conscience que je tombais, ou alors étais-je déjà au sol ? Aucune idée. Une chaleur soudaine s’empare de mon corps : il me porte. Je sens son coeur battre. J’ouvre à demi les yeux… (quand est-ce que je les ai fermés ?) et sombre dans son regard à l’azur doré.
Rey ?
- Tu nous fais quoi là ?
Sa voix… Sa voix n’est pas comme d’habitude. Je… Je…
Bip. Bip. Bip. Bip.
C’est quoi ce bruit insupportable ?
Bip. Bip. Bip. Bip.
- Il a besoin d’aide Rey…
Stéphanie ?
- Je… Je sais Ma… Je me suis conduit comme un crétin. C’est juste que…
- Que quoi ? Il ne prendra jamais ta place, tu le sais ça j’espère ?
- Oui… Je le sais mais… mais je…
Je sombre à nouveau.
Lorsque j’ouvre les yeux, la lumière crue me donne instantanément mal à la tête.
Où suis-je ?
Le plafond est blanc et j’entends toujours ce bruit insuportable. Bip. Bip. Bip. Je me tourne légèrement.
Et merde. Un hôpital.
J’ai deux perfusions à mon bras gauche et je suis en blouse. Donc j’ai été déshabillé. Fait chier. Je m’assois difficilement. Que s’est-il passé? J’essaie de me remémorer… Ma tête qui tourne… Ma douleur à la poitrine… Et… Et…
Et c’est Rey qui m’a trouvé.
La porte de ma chambre s’ouvre.
- Salut, petit lion.
Petit lion ? Encore ?
Il est sans masque. Son sourire… est... gêné. Stéphanie entre à ce moment-là. Elle semble partagée entre l’envie de me gifler à nouveau et celui de me câliner. J’ai comme l’impression que la première envie gagne peu à peu le dessus. Le bleu de ses yeux refoidirait un océan tropical.
- Bonjour jeune homme. Enfin réveillé.
Enfin ?
Le médecin m’informe que je suis resté inconscient environ douze heures… parce que j’étais affamé et que j’avais trop d'anti anxiolytiques dans mon corps. À ces mots, l'œil doré de Rey se teinte de colère et Stéphanie tape du pied:. Les perfusions servent non seulement à me donner les nutriments nécessaires mais aussi à drainer les restes de mes médicaments.
- Vous pourrez sortir uniquement lorsque vous aurez mangé un repas consistant et vu un psy. Mais il va falloir y aller petit à petit : votre estomac doit réapprendre à fonctionner correctement, j’en ai bien peur. En ce qui concerne les médicaments, je…
Je déteste les hôpitaux et mon coeur le fait bien ressentir. Dès que l’éventualité d’y rester a été évoquée, les BIP se sont emballés. Ma respiration s’est accélérée. Mon monde se teinte de noir et je m’enfonce plus loin dans les ténèbres. Encore. Et je n’ai pas mes pilules…
- Trist. Tout va bien se passer. Calme-toi.
Non. Non. Non. Je ne veux pas ! Je ne veux pas rester !
Une main enserre la mienne. Elle est chaude et rugueuse. Plus grande que la mienne, elle l'enveloppe carrément.
- Petit lion. Je resterai avec toi si tu veux.
Quoi ?
Sa voix a réussi à me calmer. Douce. Tendre. Rassurante. Stéphanie semble stupéfaite de la décision de Rey.
- Tu.. Tu veux rester ? C’est possible, docteur ?
- Dans la théorie… Bon. Je vais voir ce que je peux faire.
Je regarde Rey, surpris. Les ténèbres se sont peu à peu éloignées malgré le fait que mon coeur continue sa course folle, dansant en rythme avec les BIP. L’infirmière m’injecte un produit dans mon intraveineuse et mon palpitant se calme. Rey n’a toujours pas lâché ma main et moi son regard. J’ai l’impression que nous sommes seuls dans cette pièce. C’est… bizarre.
- Rey, demande Stéphanie, tu es sûr de toi ?
- Oui, Ma. Je dois me faire pardonner, n’est-ce pas Trist ? me fait-il, avec un clin d'œil.
Se faire pardonner ? Mais de quoi ?
Je ne sais pas comment réagir et me contente de hocher lentement la tête. Le médecin revient et donne son accord pour que Rey reste avec moi tant que Stéphanie paie le lit supplémentaire.
- Aucun problème.
Me voilà donc coincé à l’hôpital. En compagnie de Rey.
- Je vais devoir rentrer les garçons… Va falloir te tenir prêt Tristan ! Arnold ne va pas te lâcher de si tôt ! Tu ne rateras plus aucun repas, crois-moi !
- C’est qu’il peut se montrer très persuasif, parfois… chuchote Rey.
Ils se sourient, complices. Je me sens… comme exclu. C’est comme si j’essayais d’atteindre leur monde et qu’une barrière invisible m’empêchait de passer. Elle m’embrasse le front et enlace Rey pour nous souhaiter bonne nuit. Ce simple geste, si maternel, me réchauffe le cœur.
Une fois Stéphanie partie, un silence gêné s’installe. Rey se tourne alors vers la fenêtre, en passant une main dans ses cheveux. Cinq minutes passent. Soudain, il me regarde et je lis dans son œil une lueur de folie douce. Le doré passe de moi au fauteuil roulant, situé dans un coin de la pièce. Puis, il me sourit.
Waouh…
- Prêt ?
- À quoi ?
Son air taquin me donne aussi envie de sourire. Il ressemble à celui d’un enfant qui va faire une bêtise. Une énorme bêtise. Et je suis prêt à le suivre. N’importe où.
- Ce serait dommage de rater ça !
Rater quoi exactement ?
Je ne comprends pas. Il se met l’index sur la bouche, m’intimant de me taire et jette un œil dans le couloir. Lorsqu’il revient vers moi, il a l’air totalement satisfait.
- Aller ! Viens !
J’essaie de me lever mais mes jambes sont encore en coton. Dès que j’ouvre la bouche pour le lui dire, je sens ses bras puissants me soulever du lit et me poser délicatement dans le fauteuil. Mon coeur a décidé de partir sans moi… Il ajuste mes perfusions, regarde encore dans le couloir et…
- C’est parti, petit lion…
Nous finissons essoufflés et morts de rire sur l’une des terrasses de l’hôpital, après avoir joué à cache-cache avec le personnel soignant. Heureusement qu’ils sont moins nombreux la nuit.... Il s’agit sûrement d’un endroit où la moitié de l’hôpital vient fumer à en juger par le cimetière de mégots au sol. L’air est froid et je me frictionne les bras. Rey le remarque et enlève sa veste pour la déposer sur mes épaules. Il ne porte qu’un léger débardeur.
Ah oui effectivement… Ce serait dommage de rater ça…
Ses bras dessinés me fascinent…
- Elle est magnifique, n’est-ce pas, petit lion ?
Je suis son regard et lève alors les yeux vers le ciel pour contempler une pleine lune majestueuse. Oui, elle est magnifique. Mais pas autant que le spécimen qui se tient près de moi…
À quoi je pense moi ?
- Donc, si j’ai bien compris, commence-t-il, on va être… mmhhh… colocataire un bout de temps ?
- Je crois qu’on a compris la même chose… Mais… Je ne suis absolument pas prêt.
C’est sorti tout seul.
- Bah. Prends ton temps. Je n’étais pas mieux…
Je le regarde, espérant encore une fois qu’il me raconte mais rien. Il se contente de plonger son regard dans le mien et de me murmure :
- Bienvenu dans la famille, mon petit lion.
Rien qu’à l’évocation de ce surnom et mon corps se couvre de frisson.
Mais que m’arrive-t-il ?
Il n’y a pas si longtemps je me demandais d’où il sortait et maintenant je me surprends à l’apprécier… Il s'assoit sur la rambarde et tâte ses poches. Il fronce les sourcil avant de les hausser l’air de dire “ah oui ! C’est vrai !” et il s’approche : penché sur moi, son parfum envahit mes narines.
Menthe / huile / cigarette.
J’adore.
Il fouille dans la poche intérieure de sa veste : il est proche… très proche… Je ne peux m’empêcher de déglutir. Rey sursaute et pose son front contre ma clavicule. Un frisson remonte le long de mon dos. Il se retire et ses yeux se plongent dans les miens. C’est… électrisant.
- Une cigarette et on rentre ?
- O… Oui…
Ma voix est rauque mais Rey ne le remarque pas. Ou ne le relève pas…
Nous finissons par rentrer en prenant l’ascenseur pour retrouver au plus vite ma chambre. Durant la descente, mon cœur se met à battre plus vite, plus fort. Ce sentiment est désagréable. Je sens la crise de panique m’envahir. J’ouvre la bouche pour parler mais une boule s’est formée dans ma gorge et empêche tout son de sortir. Rey ne remarque rien jusqu’à l’arrivée dans ma chambre.
- Trist ! Trist ! Tu es pâle ! Attends, je vais appeler…
J'attrape sa main. Il cherche à s’éloigner. Ma respiration est saccadée. Mon regard suppliant.
Non ! Me laisse pas !
Je le retiens. Du mieux que je peux. Son œil croise les miens plein de désespoir. Sa main enlace la mienne et il me prend dans ses bras pour me déposer doucement sur le lit. Au contact de son corps, mon palpitant se calme et la crise s’atténue. Rey serre ma main dans la sienne et passe l’autre dans mes cheveux. Lentement… les ténèbres s'éloignent à nouveau. Ce mec est mon talisman. Je m’endors doucement.
Une semaine. Cela fait une semaine que je suis coincé à l’hôpital. Heureusement que Rey est là. Pas que nous ayons de longues et belles discussions : il ne veut pas jouer au grand frère et je n’en veux pas non plus. C’est… mon ami. Oui, voilà, mon ami. Sa seule présence m’apaise, me réconforte. Il m’a appris que sa moto est une Masai X-RAY 50cc, qu’il utilise telle marque d’huile… Je n’y connais absolument rien mais ce sujet le passionne alors je l’écoute.
Sa voix me fascine, tout comme les expressions de son visage. La moue qu’il fait lorsqu’il me raconte qu’une panne a eue lieu ou qu’il a été en manque d’essence... La grimace de dégoût lorsqu'il se rappelle les réprimandes d’Arnold sur son manque de projet… Ses tics d’énervements : sa bouche se retrousse et son œil doré tressaute.
Je suis particulièrement fan de ses yeux. J’aime autant l’expression de son œil doré que l’inexpression de son œil mort. Je ne lui ai toujours pas demandé la raison qui se cache derrière cet azuré : je crois bien que c’est un sujet sensible. Il m’en parlera peut-être un jour.
Et puis, j’aime l’odeur de ses cigarettes : elles sont mentholées. Je dois dire que nous nous sommes beaucoup rapprochés.
Je n’ai pas eu d’autre choix que de manger : Arnold a assisté à presque tous mes repas. Il s’assoit juste et me regarde. Il n’en faut pas plus. Je suis passé du bouillon de poulet insipide à des légumes sautés et filet de poulet, en passant par la purée de pomme de terre. Les premiers aliments solides m’ont donné des nausées mais j’ai tenu bon. Tout sauf rester ici.
J’ai eu un rendez-vous avec un autre psychologue que M. Dégoulinant : il n’a pu tirer autre chose de moi qu’un silence absolu. Je dois quand même avouer qu’il était plus… professionnel ? Puis, j’ai vu mon psychiatre : la seule chose de bien qu’il ait faite, c'est de prolonger mon traitement. Je ne serai pas à court de pilules.
J’ai enfin le droit de sortir.
Cela fait presque un mois que je vis chez Stéphanie. J’ai toujours autant de mal à m’habituer : les rires, les comptes à rendre, parfois les disputes… C’est pourtant censé être un quotidien normal mais non : quelque chose me bloque. C’est difficile de jouer à celui qui va bien alors que mon cœur est désespérément vide. Je ne ressens pas cette chaleur familiale même s’ils font tout pour m’intégrer.
Le plus dur c’est quand je me retrouve seul. Mes pensées s’assombrissent rapidement. J’ai parfois l’impression d’agir comme un enfant mais rien à faire, j'ai souvent ce sentiment d’abandon qui me submerge et ces voix dans ma tête…
Tu es inutile.
Tu sers à rien.
Tu ne mérites que de mourir.
Je réussis à les faire taire en prenant mes pilules. La seule personne qui n’ait jamais entendu ma voix, c’est Rey. Il agit sur moi comme un calmant. Nous avons pris l’habitude de nous retrouver sur le toit, parfois pour discuter, parfois pour simplement observer le ciel en silence.
Une fois, il m'a proposé une cigarette.
- T’en veux une ?
- Merci. Mais j’ai déjà ma dose de poison.
J’ai alors pu voir tous ses muscles se crisper sous l’effet de la colère. Son regard noir s’est alors posé sur moi : j’en tremble encore. Mais lorsque ses yeux ont croisé les miens, la tension de son corps s’est envolée… Comme par magie. Il s’est simplement allongé sur les tuiles, sans plus me parler.
Un mois. Un mois sans crise de colère. Un record.
Mais aussi un mois et presque trois boîtes de pilules. Ceci explique cela.
Samedi soir. Stéphanie insiste pour que tout le monde soit à table. Je n’en ai pas très envie mais décide de faire un effort. Une fois tous placés, elle s'éclaircit la gorge et me regarde. Je ne me sens soudainement pas très bien.
- Euh… Tristan. Nous avons une annonce à te faire.
Le ton de sa voix ne m'enchante guère. Je sens la mauvaise nouvelle... Je lève la tête, dubitatif. Je crains le pire.
- Euh... Et je sais que cette nouvelle ne va pas te plaire.
Je déglutis. Je suis malgré moi toute ouïe.
- Voilà. En raison de ton jeune âge et au vu de ton passé un peu… comment dire… tumultueux…
Rey me regarde, son œil mordoré rempli de questions.
- Mme Raven… Ton assistante sociale… Insiste lourdement pour que… Tu reprennes le chemin de l’école. Voilà.
L'école ? Non...
L’école. Repartir là où il y a des ados. Des mesquineries. Des coups bas. Des langues acérées. Des fouilles-merde. Mon petit monde, déjà fragile, s’effondre. Je commence tout d’abord par voir flou puis les couleurs disparaissent. Je n’entends plus rien. Si les moqueries des élèves de mon collège. Les messes basses des professeurs dans les couloirs. Le rire tonitruant de…
ASSEZ !
Non. Non. Je ne veux pas. Je me lève avec fracas et m’enfuis, laissant là mon dîner et une Stéphanie stupéfaite. Je cours. M’affale au sol, dans un superbe vol plané. Me relève. Essuie quelque chose de poisseux au coin de mon œil. Et me remet à courir. Tout autour de moi, les images sont floues. Je m’enfonce dans les bois et y retrouve mon arbre meurtri. L’école. Le lycée. Mon ami le tourbillon est de retour mais s’est peu à peu teinté de rouge sang. Il tourne encore et encore, m'entraînant dans le fond. Ma respiration s’accélère. Ma poitrine se compresse. Il me faut de la douleur. Je dois, je veux me faire mal. Suis-je encore vivant ? Non. Je ne suis qu’une loque. Qu’un déchet qu’on s’amuse à se jeter.
Je serre les poings et frappe l’arbre. Encore. Encore. Et encore. L’écorce est noueux et perclus de petits morceaux plus ou moins coupants. A bout de souffle, je finis par regarder mes mains. Mes phalanges sont en sang et j’ai enfin mal. Mon petit doigt est tout bleu et je me suis arraché un ongle. Je souris. Je finis même par éclater de rire. Un rire complètement hystérique.
Je grimpe au sommet de mon arbre. Assis en son sein blessé, je sors ma boite de pilules : je verse le contenu dans ma main. Il n’en reste plus que six. Une pour ma douleur morale. Une pour ma douleur physique. Une pour la douleur de mon cœur meurtri. Le reste pour en finir. Allongé à presque trois mètres du sol, je ferme les yeux, laisse mes larmes couler et mon poison agir.
Mon esprit divague. Je ne ressens plus ni douleur ni quoique ce soit d’autre d’ailleurs. C’est divin. Est-ce que je souris ? Peut-être. Je ne peux pas bouger.
Que ? Qu’est-ce que ?
Une main s’est posée sur la mienne. L’enserre. Je ne sens que la chaleur qu’elle dégage. Quelqu’un dépose un baiser sur chacune de mes phalanges. J’essaie d’ouvrir les yeux. J’y arrive à peine. Tout ce que je peux apercevoir ce sont des boucles noires et rouges. En revanche, son œil azuré me transperce jusqu’aux tréfonds de mon âme.
Rey ?
Un sourire carnassier se rapproche de mon visage. Sa langue glisse doucement sur ma joue et vient lécher les restes de mes larmes. Je ne peux bouger mais mon corps réagit d’un seul coup. Un flux de chaleur remonte de long de mes veines pour redescendre sous forme de chair de poule sur mon épiderme.
Mais… Mon corps…
Je ne comprends pas ce qui se passe. Si mon esprit refuse d’analyser la situation, mon corps le fait à sa place et réagit à chacune de ses caresses. Sa main remonte lentement le long de mon corps, de mon bas-ventre à mon cou. Je déglutirais si je le pouvais. Elle passe doucement sur mon visage avant de l’enserrer de façon brutale.
Lorsqu’il s’adresse à moi, c’est d’une voix glaciale. Mes frissons de plaisirs se transforment en frissons de peur.
- Je t’ai trouvé… Mon petit lion.
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